Disons-le sans chercher à nous dérober, nous ne l’avons pas vu venir ! Ou plus exactement, quand cela a été évoqué, nous n’avions pas voulu croire à un scénario de crise mondiale tel que nous le vivons aujourd’hui. Trop extravagant. Sortant de nos cadres logiques. Notre planète a pourtant connu bien des pandémies : le SRAS, Ébola, la grippe aviaire, le chikungunya ou encore le Sida… Ce numéro devait célébrer les dix ans de notre démarche Faire ensemble. Dix années de prospective pour dépasser « la gestion de l'urgence et se projeter dans l'avenir, en anticipant les transformations, en vue de définir des stratégies d'adaptation ou de transformation1
». La Fonda visait à renforcer « les capacités d'action de la société civile dans la société d'aujourd'hui et de demain ». Nous ne renions rien à nos ambitions initiales, tant de nombreuses mutations que nous avons repérées sont effectivement à l’œuvre. Mais nous devons revoir nos scénarios à l’aune des bouleversements irréversibles que nous vivons.
On pourrait attendre des crises qu’elles aient l’élégance de prévenir ; il nous revient pourtant de les anticiper. Lorsqu’elles surgissent, les plus mauvais réflexes reviennent inlassablement : croire que fermer les frontières serait suffisant pour juguler une pandémie qui se joue bien des origines sociales ou ethniques. Pourtant, aucun souverainisme n’a jamais permis de mettre fin à une pandémie, par nature universelle.
Cette crise ébranle nos certitudes les plus profondes. Quand elle s’est déclenchée, nous n’avions — en réalité — aucun élément scientifique, sociologique, politique ou économique pour en comprendre les conséquences. Nos esprits cartésiens et rationnels doivent désormais prendre en compte une litanie des chiffres qui démontre l’impensable : 371 700 morts dans le monde2 , la moitié de la planète confinée, une économie quasi à l’arrêt. Le Président allemand Frank-Walter Steinmeier a très justement formulé un premier constat : la pandémie de Covid-19 « n'est pas une guerre », elle constitue un « test de notre humanité3 ».
Mais dire que nous ne savions pas, c’est nous mentir à nous-mêmes. Publié en 1972, le rapport Meadows alertait déjà sur les risques d’un effondrement du système mondial. Dans une autre mesure, l’accord de Paris de 2015 était une (timide) prise de conscience mondiale de la nécessité d’agir en faveur du climat. Cette année 2020 aura donc été un détonateur qui laissera des séquelles sur les décennies à venir. Nos choix de sortie de crise auront d’autant plus de conséquences irrémédiables qu’elles marqueront de leur empreinte des générations entières dans tous les champs de notre vie : santé, éducation, travail…. C’est pourquoi rien ne pourra se décider à huis clos, à la seule maille nationale.
Quelle économie pour demain ? Des propositions unilatérales, les lobbies en tout genre n’en ont pas manqué. Faisant preuve d’un cynisme crasse, ils n’ont pas hésité à s’attaquer à tous nos fondamentaux : code du travail, de l’environnement ou de la santé, sous couvert d’accélérer la reprise économique. Mais de quelle reprise est-il question ? De celle qui porte atteinte à nos éco-systèmes, à nos protections sociales, à notre santé ? Faudrait-il reprendre le chemin d’une mondialisation effrénée au risque d’accélérer la brutalité de la prochaine crise sanitaire et environ-nementale dont nous savons qu’elle est en gestation ? Faut-il à ce point hypothéquer notre propre avenir en revenant, par exemple, sur nos engagements en faveur de la réduction de CO2 qui ont pourtant déjà été actés ?
N’avons-nous pas, enfin, l’occasion de nous émanciper des théories économiques de l’École de Chicago qui prônent le rendement de l’entreprise au seul profit de l’actionnaire ? L’économie de demain ne doit-elle pas être sociale en investissant massivement dans les compétences pour une société équitable, durable et soutenable pour ne laisser personne au bord de la route ? Ces semaines de confinement forcé n’ont-elles pas démontré la valeur réelle de l’emploi de proximité et de la force du tissu de solidarité ?
La nécessité de réinvestir dans l’économie réelle pour sortir d’un capitalisme débridé qui n’a pour seule finalité de financer la bourse s’est (re)fait jour à cette occasion. Avec un rappel brutal : la main invisible du marché est un mauvais régulateur qui ne justifie en rien l’absence de contrôle démocratique. S’il ne fait nul doute que les prochaines années risquent d’être d’une violence économique inouïe, il est d’autant plus crucial de déterminer le point de chute afin d’éviter nationalisme et individualisme. En cela, le plan de stabilité financière ou encore le Green New Deal portés par la Commission européenne offrent une réponse idoine. Mais plus de que de plan ou de deal, nous avons besoin d’un projet de société !
Faire ensemble. Comme le souligne Gramsci, chaque individu participe à la culture d’une société, à son maintien ou à son bouleversement. Le pouvoir d’agir est donc entre nos mains : nous participons d’une vision du monde que nous construisons et à laquelle nous donnons de la valeur. Ça n’est donc pas l’État qui est central, mais chacun d’entre nous, comme « être politique4
». La politique ne relève pas d’un territoire réservé exclusivement aux professionnels : c’est un moyen et non une fin en soi. Elle ne devrait constituer que « l’organisation de la vie en commun5
» avec comme finalité l’épanouissement de l’Homme. N’abandonnons pas le terrain de l’imaginaire : oser dire que nous ne savons pas ne doit pas nous interdire de dire ce que nous voulons comme idéal pour demain.
Nulle injonction au changement ne sera moteur d’une dynamique du faire ensemble. Mais prenons garde à nos seuls bons sentiments. Car la bataille pour le monde d’après sera sans pitié et les néolibéraux n’ont ni nos pudeurs, ni scrupules à tirer parti de leur position dominante. Si, en tant qu’acteurs de la société civile, nous voulons influer sur le cours du monde, alors, il faudra peser, et pour cela, se rassembler. « À la première fissure dans l’idéal, tout le réel s’y engouffre6 » !
Aussi, prenons enfin conscience du poids réel des acteurs associatifs et plus largement de l’Économie sociale et solidaire comme une puissance transformatrice. De notre mobilisation dépendra ce monde d’après ou au contraire, ce monde mais en pire. Nous avons de nombreux alliés. Ils ont comme emblème les Objectifs de développement durable. Ils ont comme outils les stratégies d’impact collectif. De nos mobilisations, dépendra le XXIe siècle que nous aurons nous même engendré. Sinon, tel un Stefan Zweig, nous ne serons contraints d’apprendre « l’art bienfaisant de ne pas se lamenter sur ce qui est perdu7 » dans ce monde d’hier.
Ce numéro, en partie initié avant la crise, offre ainsi quinze témoignages de personnalités autour de leur vision du Faire ensemble : acteurs de terrain, institutionnels, hommes et femmes politiques, chercheurs... À leur manière, ils apportent des réponses sur leur monde d’après. Chacun et chacune s’est ainsi vu offrir de réagir aux enjeux de l’Agenda 2030, comme fil rouge de ce numéro.
Nous ne prétendons ni à l’exhaustivité, ni au « prêt-à-penser ». Nous cherchons simplement à contribuer à une démarche collective pour répondre à un paradoxe : comment se projeter dans le long terme tout en cherchant des réponses immédiates ?
Au sommaire de la Tribune Fonda n°246
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Éditorial
Ne pas faire le deuil de l’avenir
Par Nils Pedersen, président de la Fonda
— Relier environnement et crise sociale
Pour un multilatéralisme participatif
Entretien avec Son Excellence Pierre Henri Guignard, diplomate, secrétaire général de la COP 21 – Paris 2015, envoyé spécial de la France pour l’Alliance pour la préservation des forêts tropicales
Mettre toute notre énergie dans la coopération
Entretien avec Jean-Marc Jancovici, président-fondateur de The Shift Project
— Faire grandir les bonnes idées
L'entreprenariat social, cet autre pouvoir d'agir
Entretien avec Judith Roze, directrice du département Langue française, Livre et Savoirs de l’Institut français
Progrès social : l'affaire des jeunes
Entretien avec Sobel Aziz Ngom, fondateur et directeur général de l’association Social Change Factory
Faire confiance à la société civile
Entretien avec Omezzine Khefila, fondatrice et directrice exécutive de l’ONG Mobdiun - Creative Youth
L’innovation sociale : un rôle clé dans la transition
Entretien avec Julie Battilana, professeure à la Harvard Kennedy School
— Revitaliser la démocratie
Bâtir le compromis entre l'État et les citoyens
Entretien avec François Hollande, président de la République française de 2012 à 2017
En finir avec la corruption
Entretien avec Laura Alonso, directrice du Bureau anticorruption argentin entre 2015 et 2019
— Construire ensemble une société durable
La ville, une fabrique citoyenne
Entretien avec Jean-Michel Wilmotte, architecte urbaniste
Pour une France plus unie
Entretien avec Matthieu Lefèvre, co-fondateur et directeur général du réseau More in Common
— L'ESS, un remède à la crise
L'ESS, espoir de l'Europe
Entretien avec Luigi Bobba, secrétaire d’État italien du Travail des Politiques sociales de 2014 à 2018
L'ESS, une valeur sûre
Entretien avec Laurence Kwark, secrétaire générale du Forum mondial de l’économie sociale
Faire de l'ESS un modèle européen
Entretien avec Juan Antonio Pedreño, président de Social Economy Europe
— Horizon prospectif
Redonner sa place à la société civile
Entretien avec Roger Sue, sociologue, administrateur de la Fonda
L’exigence biopolitique
Par Yannick Blanc, vice-président de la Fonda
Bonne lecture !
- 1Faire ensemble 2020 : la Fonda relève le défi !, Édito de La Tribune Fonda n°208, Avril 2011.
- 2Au 1er juin 2020.
- 3AFP, 11/04/2020.
- 4George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, La Découverte, 2019.
- 5Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Éditions du Seuil, 2014.
- 6Jean Rostand, Pages d’un moraliste, 1952.
- 7Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Gallimard, 2013.