Propos recueillis par Louise Vaisman.
Les questions climatiques sont aujourd’hui centrales pour le futur de nos sociétés. Le 5 mars 2020, déclaré « jour du dérèglement », nous avons dépassé nos émissions carbone cibles annuelles. Dans ce contexte, quels sont les tendances et signaux faibles qui doivent intéresser les associations ?
Jean-Marc Jancovici. Le sujet à traiter est le même pour tout le monde et ne se présente pas très différemment pour les associations ! Une des difficultés rencontrées aujourd’hui est justement que chaque type d’acteur, selon sa position, définit le problème d’une manière un peu — ou très — différente, entraînant ainsi des solutions pour y répondre qui ne sont pas facilement compatibles les unes avec les autres. La description du problème à traiter doit nécessairement être partagée entre les acteurs et les entités pour finir par converger sur les actions à mener.
L’engagement associatif, le plus souvent, ne relève pas d’une analyse à froid et à plat d’un problème, mais est le fait d’une émotion, d’un ressenti face à un sujet. Cette caractéristique rend ainsi difficile l’intégration de nouvelles connaissances qui modifieraient la façon dont les gens portent leurs émotions et la hiérarchie qu’ils se font des problèmes à traiter.
Quand on entre dans une association, on a donné la priorité à un problème précis, et on milite pour la défense d’un intérêt — c’est vrai à la fois pour les associations professionnelles et les associations environnementales. Même si la situation climatique dans laquelle nous sommes devrait conduire à hiérarchiser les problèmes d’une autre manière, cela reste difficile à mettre en place. C’est particulièrement vrai pour les associations, alors que l’entreprise, qui a aussi du mal à changer si cela contrarie ses rentes, répond à des motifs moins affectifs.
Dans le cas du changement climatique, comme nous avons la physique contre nous, si on ne traite pas le problème de nous-mêmes, celui-ci finira par se résoudre à nos dépends. Mais si l'on souhaite le traiter, on est contraints de restreindre à court terme un certain nombre de libertés individuelles : en effet, la société dans laquelle nous sommes ayant engendré le problème, il n’y aura pas de solution sans changement !
Dans ce cas, la hiérarchie des risques suppose qu’on donne plus de place au problème environnemental (changement climatique, baisse de ressources…) dans l’action à court terme, sinon les corrections non souhaitées vont augmenter. Mais cela reste souvent difficile pour le monde associatif de sauter le pas, car cela signifierait souhaiter un certain nombre de privation de libertés individuelles, libertés auxquelles une large partie du monde associatif (pas nécessairement environnemental), et de la société plus généralement, est particulièrement attachée.
Cette problématique se retrouve-t-elle dans toutes les associations ?
Dans le secteur de l'environnement, ce sont les grandes associations visibles qui incarnent surtout cette difficulté, car elles sont nées dans un univers en expansion, dans un monde en croissance, permis par l’abondance énergétique.
Ce sont des entités qui ne sont donc culturellement pas à l’aise avec les choix dans lesquels des restrictions sont envisagées, et qui pensent que la puissance publique peut « faire ce qu’il faut » pour que le problème soit réglé de manière raisonnablement indolore pour l’individu. Aujourd’hui, quelques mouvements comme Extinction Rebellion sont plus orientés vers la responsabilité de l’individu et du consommateur, mais ils ne sont pas nombreux.
Dans l’environnement, la plupart des acteurs et mouvements associatifs restent davantage centrés sur les mesures locales et de court terme considérées comme aptes à traiter les conséquences de la crise (pollution, déforestation, etc.), et non sur des actions structurantes de long terme compatibles avec l’ensemble des contraintes (de moyens notamment), y compris notre psychologie basée sur un désir sans limites.
Les mouvements que vous évoquez semblent relativement jeunes. Est-ce une question de génération ?
Oui, en partie. Pour les mouvements qui se créent autour du climat, l’émotion première des adhérents étant la question climatique, elle remet moins en cause leur hiérarchie personnelle des problèmes à traiter, et facilite l’intégration de futurs renoncements et contraintes. Mais, même dans ces mouvements, on peut trouver des cahiers des charges difficiles à tenir — par exemple avoir à la fois moins d’émissions pour tous et plus de pouvoir d’achat pour beaucoup.
Par ailleurs, la prise en main des sujets énergie-climat dans le monde associatif reste assez récente au regard d’autres enjeux, comme la préservation locale de la nature, puisque les premiers parcs nationaux ont plus d’un siècle. Encore aujourd’hui, peu d’associations environnementales ont fait du climat un fer de lance, la biodiversité ou le nucléaire étant des causes qui restent plus mobilisatrices dans la mouvance historique.
Comment mobiliser davantage sur ce sujet ?
Cela passera par une multiplication des initiatives, qui fera émerger des structures permettant de changer d’échelle, ou de s’inviter dans des domaines nouveaux. Par exemple, The Shift Project vise à mobiliser et regrouper des entreprises intéressées par la question climatique, et qui pensent qu’augmenter la contrainte sur les émissions est globalement plutôt une bonne affaire pour leur avenir économique. En pratique, The Shift Project a donc — comme toute association — un aspect lobby. Nous avons également constitué une association cousine, The Shifters, ouverte aux personnes physiques, et dont les effectifs augmentent très rapidement (aujourd’hui plus de trois mille bénévoles). Même si cela n’est pas encore majeur à l’échelle du pays, elle deviendra bientôt la plus grosse association de personnes physiques centrée en totalité sur la question climatique.
De manière générale, les associations environnementales se sont le plus souvent structurées autour de l’opposition, et plus rarement autour de la co-constuction ou cogestion, même s’il y a bien sûr des exceptions — dans la pêche, par exemple.
Quelle est la place du numérique dans ces dynamiques de mobilisation autour du climat ?
Les réseaux sociaux ont pris le relais d’une presse considérée par beaucoup, pour des raisons diverses, comme incapable d’assurer une restitution correcte de ce qui se passe dans le monde. Ils permettent une diffusion de l’information plus rapide, mais plus communautaire, ce qui a pour conséquence que la confrontation aux faits — une des difficultés de la presse traditionnelle — n’en sort pas toujours renforcée. De ce fait, les réseaux favorisent les regroupements de circonstance et permettent l’émergence plus rapide de courants de pensée. A contrario, ils peuvent bien évidemment également être vecteurs de désinformation à grande échelle.
Quelles préconisations feriez-vous aux associations pour qu'elles s'impliquent davantage dans la question climatique ?
Il est difficile pour les associations de changer le terreau émotionnel qui les a vu naître et, quand cela arrive, c’est un processus lent. Les associations œuvrant dans le domaine social seront par la force des choses confrontées aux conséquences, mais cela reste une gestion a posteriori, qui ne permet pas de concevoir par construction des propositions pour influer sur les causes.
Ensuite, l’horizon de temps est aussi difficile à appréhender pour le monde associatif que pour les autres catégories d’acteurs. Quand on parle de climat, le passage à l’action ne change la donne que deux décennies plus tard. En effet, à tout instant, la dérive climatique des vingt années à suivre est déjà totalement embarquée dans les émissions ayant déjà eu lieu. De plus, le changement climatique est un sujet pour lequel nous n’avons pas de référence historique simple, puisque le processus en cours est inédit dans l’histoire humaine. Tout cela rend nécessairement compliquée la formulation de propositions faciles à défendre et avec un effet visible rapide.
Côté auto-introspection, quelques associations se lancent dans des bilans carbone, mais cela reste assez rare. Le fait que l’objet même des associations soit de contribuer à l’amélioration de nos conditions, et qu’elles soient souvent en insuffisance de moyens par rapport au but qu’elles se sont fixé, les rend paradoxalement moins réceptives à s’imposer des limites physiques, dont la baisse des émissions fait partie.
Dans les associations comme ailleurs, l’innovation et le changement supposeront toujours une pression extérieure, car les associations, comme les entreprises, cherchent à se créer une rente et à en bénéficier ensuite ! Du coup, il faut nécessairement un peu les déstabiliser pour les faire changer, et le meilleur moyen de les déstabiliser utilement est de diffuser l’information qui déclenchera un changement de hiérarchie des priorités.