Engagement Associations et démocratie

Bâtir le compromis entre l'État et les citoyens

Tribune Fonda N°246 - Pour une société du Faire ensemble - Juin 2020
François Hollande
François Hollande
Et Nils Pedersen
François Hollande, ancien président de la République, président de la fondation La France s’engage, revient sur l’histoire de la solidarité en France et plaide pour un rapprochement plus appuyé des associations entre elles, en particulier dans le contexte de crises, sanitaire et climatique, actuel.
Bâtir le compromis entre l'État et les citoyens

Propos recueillis par Nils Pedersen.

[English version]


Faire ensemble, sur le papier, tout le monde est d’accord. Dans le même temps, les Français sont très attachés à l’État comme puissance tutélaire. N’y a-t-il pas là une contradiction bien française ? 

François Hollande.  Il y aurait une contradiction si l’État avait la prétention de tout régir et de porter à lui seul l’intérêt général, comme si l’engagement de ses seuls dirigeants suffisait à traiter le quotidien, à régler l’urgence, et même à affronter les crises. En revanche, l’État est l’acteur du faire ensemble : c’est lui qui fixe l’objectif de long terme qui permet aux citoyens de savoir où aller ensemble. C’est également lui qui donne les instruments pour que chaque collectif et chaque citoyen s’en emparent en inventant les usages. Je ne vois donc pas de contradiction entre un État présent, actif et même visionnaire, et un faire ensemble d’autant plus stimulé qu’il trouve un cadre pour agir. 

 

Dans notre tradition régalienne, c’est l’État qui définit l’intérêt général. Le citoyen est bien souvent placé au second plan. Pourtant, n’est-ce pas l’association qui fonde la démocratie, et non le contraire ?

Je voudrais nuancer l’idée qui voudrait que seul l’État puisse non seulement définir, mais aussi porter, l’intérêt général. Il a évidemment cette vocation par la légitimité que lui confère le suffrage universel. Mais les citoyens eux-mêmes — et notamment au travers du secteur associatif — contribuent à l’intérêt général. Ces organisations incarnent une solidarité du quotidien au travers d’une proximité fraternelle. Elles inventent chaque jour des actions pour la planète, elles lancent des innovations locales qui transforment le quotidien. Elles favorisent des participations sous de multiples formes aux décisions qui nous concernent tous… C’est aussi comme cela que l’on sert l’intérêt général. 

Je récuse une notion presque individuelle de l’intérêt général, qui voudrait — selon une version libérale — que nos engagements particuliers  le constituent. Je ne partage pas non plus une vision qui voudrait qu’il y ait des secteurs qui par leur caractère lucratif, concourraient seuls à l’intérêt général et ainsi s’autonomiseraient par rapport au reste de la société. L’intérêt général est au contraire un compromis, voire une coopération, entre l’État et les citoyens. C’est cette conciliation qu’il faut chercher. 

En France, reconnaissons que nous avons eu du mal à l’établir : les corps intermédiaires ont souvent été relégués ou contestés, les grandes associations ont été secondarisées, les participations innovantes ont été marginalisées. Souvent, l’État écrase tous ceux qui lui invoquent d’autres objectifs que ceux qu’il a lui-même définis, ou d’autres méthodes que celles qu’il a tolérées. Or, c’est ce compromis qui, à mes yeux, relève de la social-démocratie, qu’il faut continuer à bâtir. 

 

Comment faire alors pour que les acteurs associatifs soient mieux pris en compte et reconnus par l’État ?

Ils auraient intérêt à se fédérer davantage ! Le small is beautifull, qui a longtemps été l’apanage de bon nombre d’associations, trouve ses limites. Il faut évidemment que ce secteur préserve son caractère citoyen et local, mais du lien doit aussi être créé entre toutes ces structures. C’est le rôle de l’économie sociale et solidaire et des grands mouvements associatifs. Ces derniers ont néanmoins tendance à se concentrer uniquement dans un dialogue avec l’État, oubliant que leur vitalité dépend d’abord de l’innovation locale. C’est l’un des défis les plus difficiles pour le monde associatif : valoriser toutes les initiatives foisonnantes — avec ce qu’elles peuvent avoir de dérangeant — mais aussi lui donner des moyens de se faire entendre et respecter. Il se doit de donner la capacité à pouvoir négocier âprement avec l’État au service de l’intérêt général. 

Comme Président, j’ai pu constater la force du mouvement associatif ou des grandes ONG françaises actives dans le monde entier. À chaque conférence internationale comme le G7, le G20 ou encore sur le climat, souvent, les idées et les propositions venaient des associations, en complément des administrations ou des partis politiques. De même, pendant les attentats, si nous voulions que le pays tienne, que les victimes puissent être entendues et que les libertés puissent être préservées, c’est le secteur associatif qui en était le garant. Ce que j’ai pu déplorer en revanche, ce sont les divisions entre petites structures et grandes fédérations, mais aussi les querelles idéologiques (ce qui en soi est légitime) qui ont pu fragiliser le mouvement associatif en lui-même. 

Je suis néanmoins rassuré par la très forte vitalité de l’engagement que j’observe, encore aujourd’hui. Certains pensaient qu’il aurait décliné avec la montée de l’individualisme et par la succession des crises, qui auraient étouffé l’envie d’agir ensemble. En réalité, il n’en est rien. Une des raisons tient à l’histoire forte de la solidarité en France qui se transmet de génération en génération.

 

Justement, l’individualité se forge dans le rapport à l’autre. Pour autant, notre société est rentrée dans une forme d’individualisme qui crée des fragmentations fortes sans pour autant renforcer l’autonomie, le « pouvoir d’agir » des personnes. Comment faire ensemble quand chacun cherche à se singulariser ?

C’est sûrement le plus grand défi ! L’individualisme remonte à loin. Il a longtemps été considéré comme une revendication d’autonomie, et donc d’émancipation. Il est progressivement devenu une forme de repli. Il y a pourtant dans l’individualisme un caractère tout à fait positif : la reconnaissance de la singularité de chacun, de ses différences ou encore de son parcours. Mais il porte aussi le risque d’une distance par rapport à l’autre, ou pire, d’une prétention à se suffire par soi-même. Si l’on y ajoute la dynamique des réseaux sociaux — comme forme d’agrégation de passions et de ressentiments —, on s’aperçoit qu’il est de plus en plus difficile de faire ensemble car chacun veut faire avec ceux qui lui ressemblent. C’est la tentation de ne s’assembler qu’entre semblables. Or, faire ensemble, c’est précisément faire avec ceux qui sont différents et qui nous enrichissent. C’est ce qui nous permet de sortir de nos propres cercles. L’enjeu majeur, c’est de faire avec tous et pas forcément avec ceux que l’on a choisis. 

 

Vous avez fait voter en 2017 la loi Égalité et citoyenneté. Celle-ci favorise-t-elle le faire ensemble ?

Cette loi avait un contexte : celui des attentats. Les parlementaires et moi-même avions ressenti le besoin de mettre en avant l’engagement et la citoyenneté face à la menace de la stigmatisation et du repli. Mais la loi ne suffit pas : elle crée uniquement le cadre et fournit les instruments. Ensuite, il faut dégager des moyens pour que chacun se les approprie. On en est encore loin.

Par exemple, les réserves citoyennes ont été appelées en renfort pour faire face à la crise du Covid-19. Mais assez peu de jeunes en service civique. Il y a évidemment une volonté légitime — lors d’une crise sanitaire — de protéger sa santé, mais le bénévolat est un ressort puissant pour compléter les mécanismes de la solidarité. Lors de la sortie de cette crise, je suggère de nous appuyer sur le collectif, sur l’élan de générosité. Le confinement crée une immense frustration. S’en libérer doit être une envie d’agir. La situation économique et sociale sera très dégradée, avec sûrement une montée de la précarité et du chômage. Je suis sûr que la sortie du confinement va exacerber ce besoin de relations sociales bien plus que de biens de consommations. 

 

Les Objectifs de développement durable induisent une horizontalité : État, entreprises, organisations de la société civile contribuent, chacun à leur manière, à l’Agenda 2030. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ?

Cette horizontalité nous oblige. Elle nous convainc que même si l’État doit s’engager davantage et être toujours plus en avance sur le reste de la société, rien ne peut se faire sans la participation de tous. Face à l’ampleur du dérèglement climatique, chacun se sent concerné mais impuissant, c’est en réalité le contraire : c’est parce que chacun peut agir que nous pourrons trouver les solutions au plus haut niveau. C’est cette prise de conscience qui ramène les États à leur rôle, mais aussi les citoyens, les associations, les collectivités locales, les entreprises à leur responsabilité, comme jamais ils n’ont imaginé agir dans le passé. 

L’actualisation de l’accord de Paris est encore plus impérieuse. La prochaine COP, dont le but était de faire franchir au monde une nouvelle étape, a été repoussée. Le fait que le monde se soit arrêté de tourner pendant plusieurs semaines nous a néanmoins amenés à une réflexion collective qui ne pourra qu’accélérer le processus de mutation. Les coopérations seront nécessairement renforcées : les liens et les relations entre acteurs — pourtant de tailles et d’intentions différentes — sont les seuls qui puissent avoir une efficacité. Finalement, cette crise, en nous mettant parfois dans une position de soumission (puisqu’elle nous oblige à renoncer à notre vie habituelle), nous élève aussi car elle nous permet de comprendre que chacun est acteur et solidaire de l’autre. Si l’autre n’agit pas, le seul sacrifice individuel ne suffit plus. 

 

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