Associations et démocratie

Redonner sa place à la société civile

Tribune Fonda N°246 - Pour une société du Faire ensemble - Juin 2020
Roger Sue
Roger Sue
La crise sanitaire a souligné un formidable potentiel de mobilisation au service du lien social et a imposé une réflexion sur les valeurs qui sous-tendent nos sociétés. Un nouveau contrat social, fondé sur l’associativité et trouvant sa formulation dans notre organisation politique dessine une voie possible pour sortir de la crise sociale qui nous attend au sortir de la pandémie. Des mesures en faveur de l’engagement de tous pourraient le porter efficacement.
Redonner sa place à la société civile

Propos recueillis par Bastien Engelbach.


La crise sanitaire actuelle a imposé des mesures de « distanciation sociale ». Une telle exigence semble aller à l’encontre de ce qui est au fondement même du fait associatif. Comment les associations traversent-elles cette période ?

Roger Sue.  D’abord, je trouve l’expression « distanciation sociale » particulièrement mal venue et préfère parler de distanciation physique. Le paradoxe est que la distanciation physique a provoqué une forme de rapprochement social, souvent par d’autres moyens. Nous avons pu assister à des formes diverses de mobilisation. Les applaudissements sur les balcons disent quelque chose de cette volonté collective, de ce que j’appelle la civilité, proche de l’associativité. C’est un démenti de tous les discours sur l’atomisation sociale, ou même de ceux sur l’archipellisation.

Nous sommes dans une conjoncture exceptionnelle, mais ces phénomènes témoignent d’une société civile est prête à se manifester et à s’engager. Il est notable qu’un certain nombre de gens qui n’étaient pas dans les associations ont apporté leur appui. La presse s’en est fait l’écho. Jamais les médias n’ont autant parlé du fait associatif et des associations, ce qui constitue une formidable mise en valeur de la façon dont les gens ont agi et dont la société a agi sur elle-même. La société civile combat le virus et le vaincra ; nous résistons au virus par la mobilisation de la société civile elle-même.

Pour ce qui est de la manière dont les associations ont traversé la crise, le Mouvement associatif et Recherches & Solidarités ont mené une enquête qui a obtenu énormément de réponses. Elle montre tout d’abord que les grosses associations avec des salariés ont été plus impactées que les petites associations plus polyvalentes, plus près du local. Malgré tout, les associations ont résisté et réorienté leurs actions vers des actions sociales, de proximité, d’accompagnement sanitaire. La traversée a été difficile économiquement mais socialement il y a eu une réorientation effective et les gens se sont mobilisés d’une autre manière.

Le principal secteur d’intervention des associations est le sanitaire et le social, qui représente la moitié de l’emploi associatif, et environ 4 à 5 % de l’emploi privé global. Il y a eu un combat pour que, de la même manière qu’il y a eu des aides aux entreprises, les associations qui ont des salariés puissent aussi profiter des dispositifs de soutien. La réaction initiale de Bercy avait été de dire que les associations vivaient déjà des subventions.

 

Les associations sanitaires et sociales sont en première ligne face aux fragilités de la société.  Que nous dit cette crise des fragilités qui fissurent notre société et auxquelles les associations s’efforcent de répondre au quotidien ?

La question posée rejoint la question des valeurs, que le « tout économique » nous conduit à occulter, et que la pandémie a fait resurgir. La santé s’est affirmée comme une valeur de première importance, au même titre que des valeurs humanistes, en lien avec le service public ou le bien commun. Sur un plan pratique, quand il n’y a pas de santé il n’y a pas d’économie. C’est la démonstration qu’il y a un bien commun considérable et indispensable qui préexiste dans la chaîne de la valeur à toute l’économie. Une infrastructure humaine.

Individuellement, beaucoup ont interrogé leur propre mode de vie : n’est-il pas plus important d’être avec ses enfants ? de pouvoir communiquer avec ses proches ? La consommation obligatoire n’est-elle pas un ersatz de satisfaction ? Faut-il continuer à vivre dans de grandes agglomérations polluées ?

Cette interrogation sur les valeurs rejoint une nouvelle logique économique, que j’ai développée à travers la notion de quaternaire. Aujourd’hui, pour être plus performante l’économie marchande doit porter sur les compétences, la production de l’individu, tout ce qui fait les biens communs, les biens existentiels…

La pandémie dessine en creux une nouvelle économie sous-jacente, à mon avis beaucoup plus riche et pas moins performante. Avec le télétravail, l’ubérisation du travail se poursuit et avance à pas de géant, car il concerne entre 30 et 40 % de la population active et 70 % des cadres. Il s’agit d’un désencastrement supplémentaire du travail par rapport à ses cadres organisationnels traditionnels. La nature même du travail et de son économie sont en train d’être modifiées. Il faut offrir à cette ubérisation du travail un autre secteur qui va permettre aux gens d’être plus habilités, plus formés, plus compétents et trouver des formes de lien social que le travail ne va plus nécessairement proposer.

 

Les tribunes ont fleuri ces dernières semaines, pour penser le « monde d’après ». Dans quelle mesure l’associativité est-elle un levier essentiel de structuration du lien social et quel rôle peut-elle jouer dans la période qui s’ouvre ?


Dans les commentaires actuels il y a deux positions : pour certains la pandémie va tout changer, pour d’autres rien ne va changer. Je pense que les deux positions sont vraies mais décalées dans le temps. Il y a demain et après-demain.

Pour ce qui concerne demain, le monde d’après sera le monde d’avant, avec des difficultés aggravées : un chômage massif, un endettement qui ne va pas permettre de tenir longtemps les emprunts et la manière dont se jouent tous les déficits, un rebond économique tardif. Les associations vont traverser un moment encore plus difficile que pendant le confinement. Notamment parce que ce que nous venons  de dire – le questionnement des valeurs, l’entrée dans le quaternaire – constitue un point de vue trop hétérodoxe par rapport à l’économie dominante et n’est pas encore conscientisé par  beaucoup de monde, et surtout pas au niveau des politiques.

Il va falloir remettre dans un programme électoral, quel qu’il soit, la société civile, son rôle, ses actions, son importance sociale, économique et politique. Mais cela prendra du temps avant d’aboutir à une nouvelle forme de contrat social. On oublie que le premier temps du contrat social est celui de la société civile qui doit s’accorder avec un deuxième moment, celui du contrat avec le gouvernement, le contrat politique. Le contrat social est d’abord un contrat entre les individus, de nature associative, ainsi que l’avait affirmé Jean-Jacques Rousseau.

Je suis donc très pessimiste à court terme et plus optimiste à long terme. Le temps où nous pourrons combler la distance entre un contrat civil de base qui se cherche autour de l’association et un contrat de gouvernement qui serait là pour le mettre en musique et transformer la mutation de manière positive est pour après-demain.

 

Quelles sont les conditions auxquelles le fait associatif pourra jouer le rôle qui est le sien et contribuer pleinement à la résilience de la société ?

Il faudrait partir de ce qui est en train de travailler la société dans ses contradictions, qui est que l’associativité ne trouve pas ses modes d’expression, ni dans l’économie ni dans le politique et reste par conséquent en marge de ce qui apparaît comme le plus essentiel aux yeux de l’opinion publique, à savoir l’économie et la politique usuelles. Cela implique non seulement une nouvelle représentation de la richesse, qui renvoie à la question des valeurs dont nous avons parlé, mais aussi à la manière de produire ces richesses et de les redistribuer. Nous sommes dans le milieu associatif dans une petite bulle, très conviviale, nous y sommes bien, mais elle reste dans sa généralité très abstraite pour la plupart des gens.

Sortir de cette bulle est un enjeu. Si je n’avais qu’une proposition à faire, je prendrais la question du service civique pour en faire un service vraiment universel, auquel tout le monde pourrait avoir accès, quelle que soit sa condition, son âge…et y compris donc les gens qui sont salariés. Il ferait l’objet d’une une indemnisation citoyenne, de l’ordre du SMIC. Je suis opposé au revenu universel, sous sa forme inconditionnelle. Je suis favorable à la forme conditionnelle, sous forme de participation à la vie civique, qui a des avantages sociaux, politiques et économiques. Le monde basculerait s’il y avait un vrai service universel.

Une deuxième mesure importante concerne l’éducation. Je crois indispensable de faire rentrer la vie civique et l’engagement à l’intérieur de l’école, pour rentrer de plain-pied dans une vraie société de la connaissance. La connaissance ne se réduit pas au contenu académique. Dans les connaissances il y en a de très importantes qui concernent le lien social, la capacité de développer les compétences transversales, à se lier, à prendre des initiatives, à rentrer dans des équipes… L’expérience d’engagement doit commencer le plus tôt possible, et être obligatoire. Chacun peut choisir ses engagements dans un cadre démocratique mais chacun doit s’engager. Je ne vois pas pourquoi l’engagement civique serait moins important qu’un cours de math.

Avec ces deux mesures, la façon de faire société pourrait déjà changer. Il existe des prémices à tout ce que nous sommes en train de dire. Quand Macron propose le revenu universel d’activité. Dans le compte personnel d’autonomie (CPA), il y a le compte d’engagement citoyen. Nous pourrions en faire quelque chose de très profitable, avec des droits sociaux associés.

 

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