Propos recueillis par Gabriela Martin.
Comment caractériser en quelques mots le secteur de l’économie sociale en Italie ? Quels sont ses principaux acteurs et ses principales actions ?
Luigi Bobba. Le secteur de l'économie sociale — généralement appelé en Italie le troisième secteur — présente des caractéristiques quelque peu diversifiées et originales. Il se compose d'organismes de nature juridique privée aux formes organisationnelles multiples — associations, fondations, coopératives sociales, sociétés d'entraide, entités philanthropiques — qui possèdent certaines caractéristiques communes. Ils poursuivent des objectifs civiques, solidaires et d'utilité sociale, ils sont à but non lucratif et ils fondent leur activité sur l'action volontaire, la mutualité et l'entrepreneuriat social.
Une grande partie de ces organismes ont une structure démocratique et opèrent dans des domaines variés : de la promotion sociale à l'assistance aux personnes handicapées, des services socio-éducatifs à la protection de l’environnement, de la promotion des droits de l'homme au placement des personnes défavorisées, ou encore de la promotion du sport pour tous à la protection des consommateurs. Ce sont principalement de petites organisations. L'Istat [Institut national de statistiques en Italie] en a enregistré près de trois cent soixante mille. Les deux tiers d'entre eux ont un nombre limité de membres et de bénévoles (de dix à trente) et un budget modeste (moins de trente mille euros).
En parallèle, il existe également de grands réseaux d'associations nationales bien ancrés dans les communautés locales. Ils mobilisent près de six millions de bénévoles, activent environ dix milliards de dons et génèrent un chiffre d'affaires d'environ soixante-dix milliards, soit près de 5 % du PIB. La partie entrepreneuriale la plus prospère — les coopératives sociales et les entités qui produisent des biens et des services sous une forme commerciale — emploie plus de six cent mille travailleurs.
En 2017, le gouvernement, alors dirigé par Paolo Gentiloni, a adopté un code du troisième secteur et une nouvelle législation pour les entreprises sociales. Avec le code du tiers secteur, nous avons souhaité donner une tenue juridique commune à tous ces organismes tout en préservant leurs spécificités statutaires et organisationnelles. La réglementation fiscale a également été modifiée pour soutenir le développement du volontariat, le don de biens et de fonds et pour encourager l'entrepreneuriat social.
Plus précisément, la législation des entreprises sociales (décret législatif 112/2017) introduit de nombreuses innovations :
- elle élargit le champ d'activité de ces entreprises ;
- elle permet un retour partiel sur le capital investi ;
- elle introduit une exonération fiscale totale sur les bénéfices s'ils sont entièrement réinvestis ;
- elle permet de créer des entreprises sociales ayant également des formes juridiques autres que la coopérative et d'avoir à la fois des entités à but lucratif et des entités publiques dans la structure de l'entreprise, quoique minoritaires.
L'objectif de la nouvelle législation est de faciliter la création d'un écosystème propice à la naissance d'une nouvelle génération d'entreprises sociales. Dans le contexte de crise que nous traversons, dans quelle mesure l’économie sociale peut-elle s’affirmer comme un levier pour nous orienter vers un modèle de développement plus vertueux et plus résilient ?
La pandémie due au coronavirus, tout comme le changement climatique, affecte tout le monde mais n'affecte pas tout le monde de la même façon. Les couches les plus faibles de la population et les personnes les plus vulnérables paieront un prix plus élevé en termes de santé et d'accès aux biens essentiels, de l'éducation et du travail. Cela sera d'autant plus évident pour les pays — dont l'Italie — où les inégalités et les disparités de revenus sont plus prononcées. L'économie sociale peut devenir un moteur important pour parvenir à une prospérité inclusive et durable où chacun peut avoir accès aux atouts essentiels de la vie et avoir son mot à dire dans les décisions, et où la protection de l'environnement est une priorité mondiale.
Il existe deux leviers sur lesquels l'économie sociale peut compter. D’une part, il faudra favoriser l'affirmation d'un nouveau paradigme économique, axé sur l'inclusion dans la production de valeur. D’autre part, précisément parce que l’économie sociale est ancrée dans nos communautés et repose d’abord sur la capacité créatrice des personnes, même en période de distanciation sociale, la centralité des « lieux » et des « relations interpersonnelles » sera déterminante.
Pensez-vous que l’Europe sortira de l’actuelle crise par l’application effective d’une Europe sociale, ouvrant la voie à une société inclusive ? Rendez-vous manqué à l’heure de la présidence Barroso, revisité par la présidence Juncker et mis à l’écart par Van der Leyen ?
Les droits fondamentaux des quatre cent cinquante millions de citoyens européens sont reconnus par le traité de Lisbonne de 2009 et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (Nice, 2000). Plus récemment, le « socle européen des droits sociaux » a été adopté à Göteborg, en 2017. Il articule et résume l'ensemble de l'acquis communautaire en la matière. La présidence Barroso, bien qu'elle ait introduit un ensemble de fonds sociaux largement innovants (un cinquième des dépenses du fonds social et du fonds de cohésion à allouer à l'innovation, à l'économie sociale et aux actions d’aide directe de proximité telles que le SII1
) a cependant négligé le thème des droits sociaux. La présidence Junker, avec l'adoption du pilier, a remis la balle au centre en termes de principes, mais le programme de la Commission qu'il a présidée ne mentionne pas du tout la mission de l'Europe qui protège et se soucie.
La présidente Ursula Von der Leyen redonne une place centrale à la question sociale et définit des engagements spécifiques pour rendre effectif le socle des droits sociaux. Non seulement par le biais d'un accord vert européen mais aussi par l'adoption d'un salaire minimum européen et l'introduction d'un régime européen de réassurance des allocations de chômage, un renforcement du programme de garantie pour la jeunesse, une augmentation du triple du budget du programme Erasmus + et, enfin, la naissance d'une « garantie enfant ». En outre, la récente approbation, dans le cadre des mesures de lutte contre la crise du coronavirus, de l'outil innovant SURE — accompagnement temporaire pour atténuer le risque de chômage en cas d'urgence — sur la base d'une garantie européenne et d'une levée de capitaux pour cent milliards d'euros, indique peut-être que la bonne voie a été prise.
Quelles alliances bâtir pour promouvoir une application effective du socle des droits sociaux et œuvrer en faveur d’une société inclusive et quelle serait la place des acteurs de l’économie sociale dans ces alliances, pour promouvoir des sociétés pacifiques et prospères ?
Nous devons revenir à l'esprit et à la capacité d'initiative de 2014, une année qui peut à juste titre être reconnue comme « l'année européenne de l'économie sociale ». En janvier 2014, un événement majeur s'est tenu à Strasbourg, promu par la Commission et le Conseil économique et social européen (Cése), pour présenter l'avenir des entreprises sociales en Europe. En novembre de la même année, j’ai moi-même organisé, au nom du gouvernement italien, un rendez-vous à Rome pour définir un programme pour l'économie sociale en Europe. D'autres réunions ont suivi à Paris, Madrid et Luxembourg.
Mais aujourd’hui, cet esprit s'est un peu estompé. D’une part, parce que chacune des familles du tiers secteur (coopératives, mutuelles, associations, fondations, entreprises sociales) se laisse tenter par le retour dans sa propre tour, privilégiant ses intérêts particuliers. Et d’autre part, parce que les différentes composantes nationales de toutes les familles n'ont pas assuré la pleine réalisation des objectifs fixés en 2014 et, au cours de la période de sept ans, n'ont pas renforcé les instruments les plus innovants tels que la réserve de 20 % du fonds social.
La force de l'économie sociale mérite d'être mieux reconnue, valorisée et représentée. Cette crise, si grave, et avec des risques potentiels de rupture de la cohésion sociale et des liens sociaux, des inégalités croissantes, d'appauvrissement des couches les plus fragiles de la population, nous oblige à nouer les fils d'une alliance stable entre toutes les composantes de l’économie sociale. Créer une alliance pour affirmer dans des principes et des faits que, même dans un marché concurrentiel, la règle de l'homo homini lupus [l'homme est un loup pour l'homme] ne peut pas dominer, mais que celle de l'homo homini natura amicus [l’homme est par nature un ami pour l’homme] (Antonio Genovesi), c'est-à-dire le principe de la coopération, le peut. Bref, nous avons besoin d'une économie de l’espoir qui vise à améliorer la vie de chacun.
- 1L'initiative d'innovation sociale. Il s’agissait d'une action européenne visant à renforcer les politiques d'innovation à travers le programme Horizon 2020.