Propos recueillis par Charlotte Debray.
Rénovation énergétique, mobilités durables, habitat et liens sociaux… Quels sont, selon vous, les grands enjeux de la décennie à venir ?
Jean-Michel Wilmotte. La définition de « l’urbanisation durable » se limite encore trop souvent à des problématiques de faible consommation d’énergie, de réduction de l’émission de gaz, de traitement des déchets… Pourtant, d’autres facteurs importants entrent en jeu. Cette notion de développement durable doit être portée au-delà de son aspect technique complexe qui tient à la labellisation. Elle doit être admise et comprise par tous et à toutes les échelles.
Cette vision des choses doit rester une ambition permanente pour nos villes futures, sans quoi nous ne serons pas capables de proposer la bonne réponse architecturale. Cette démarche d’implication de l’ensemble des acteurs est indispensable. Le développement durable doit être considéré comme un mode de croissance qui garantit aussi bien le progrès économique et la performance environnementale que le bien-être social de la société et ce, sur le long terme. Il faut savoir faire preuve de bon sens et de respect envers les usagers. Il faut savoir créer en s’adaptant.
C’est pour cela que les grands enjeux de la décennie à venir sont transversaux et doivent être pensés ensemble et non indépendamment les uns des autres. Au-delà des matériaux, la création de lien social via de nouveaux bâtiments intergénérationnels, via des projets de plus en plus mixtes, et le développement des transports en commun sont primordiaux et se retrouvent au centre des enjeux de la décennie à venir.
C’est également pour cela que l’agence Wilmotte & Associés porte une attention toute particulière aux projets de réhabilitation, notamment à travers le principe de la greffe architecturale, qui permet à l’architecte de revitaliser les bâtis anciens en les adaptant aux nouveaux usages, au lieu de les détruire. Trait d’union entre le passé et le présent, elle crée une synergie entre le patrimoine et l’architecture contemporaine et, à rebours du formatage et de la normalisation, assure la continuité du récit urbain. Quel que soit le bâtiment, elle le traite avec bienveillance, sans virer au pastiche. Cette démarche responsable et durable est une des réponses aux problématiques engendrées par l’urbanisation croissante. Ainsi, la Halle Freyssinet située dans le XIIIe arrondissement de Paris, ancienne gare ferroviaire de 34 000 m2 servant aux transbordements train-camion, est devenue Station F, le plus grand campus de start-up au monde.
En outre, conçue comme une optimisation de l’existant, suivant la charte de Venise (1964), la greffe architecturale est la véritable alternative au cycle construction-exploitation-démolition. En effet, en plus d’être souvent avantageuse sur le plan économique, notamment grâce au changement d’usage, elle s’inscrit dans une démarche écologiquement responsable, permettant, par exemple, de réduire les nuisances générées par les chantiers de constructions neuves ou leur consommation d’énergie. Respectueuse de l’architecture d’origine mais aussi pleinement assumée, la greffe contemporaine dépasse donc les conservatismes en réconciliant le patrimoine et la création architecturale, à laquelle elle ouvre de nouveaux territoires d'expression, en particulier dans les villes à court d’espaces.
Subtile, durable et inventive, elle est résolument tournée vers l’avenir et constitue un levier de développement urbain, mais aussi rural, très prometteur, dont la nouvelle génération d’architectes n’hésite d’ailleurs pas à se saisir ! En témoigne l’engouement suscité par le Prix W, lancé en 2005 et organisé tous les deux ans par la fondation d’entreprise Wilmotte, dont l’objectif premier est de faire comprendre à la nouvelle génération d’architectes l’importance de la préservation du patrimoine, notamment à travers l’utilisation de la greffe contemporaine.
Comment l’architecture, ou plus largement la « fabrique de la ville », peut-elle contribuer à répondre aux enjeux de l'urbanisme durable ?
L’identité de chacune de nos cités s’est construite, à travers les siècles, au gré des développements spirituels et économiques. Les contraintes, principalement liées à la toute puissance économique, à l’industrie et à l’automobile, ont entraîné dans les villes des transformations radicales. Si ces deux phénomènes ont laissé de beaux ouvrages qui font aujourd’hui partie de notre patrimoine, ils ont aussi détruit un grand nombre de sites pour permettre leur propre développement. Entre les années 1960 et le début des années 2000, la ville était surtout pensée à partir de ses pleins — son bâti. Ses vides — rues, places et quais — ont été entièrement dédiés à la circulation. Sur ces espaces réduits à leur fonction ont alors proliféré tous les dispositifs de gestion des flux. Soumise à cette accumulation de mobiliers, de signes, de styles, de couleurs et de matériaux hétéroclites, la ville est devenue impossible à lire dans sa cohérence d’ensemble et la spécificité de ses sites. Et, peu à peu, elle a perdu son identité.
Depuis plusieurs années, les municipalités ont commencé à prendre conscience que les espaces publics sont à la fois la vitrine de la cité et le cadre de vie fondamental de ses habitants. La restauration des valeurs citoyennes dépend étroitement de la requalification des espaces publics. Toute avancée dans ce sens produit un effet d’entraînement sur les acteurs publics et privés, motivant la volonté de dynamiser, d’embellir, d’améliorer, d’utiliser et de respecter. Ces différents aménagements visent également à lutter contre l’insécurité, tout en ramenant sens et beauté à la ville en procurant un sentiment de fierté aux citadins.
Puisqu’il s’agit de reconquérir la ville et non plus de l’étendre, l’entreprise doit être menée avec intelligence. Le geste architectural doit tenir compte du contexte historique et urbain existant. L’objectif étant de conserver l’identité du lieu, de rechercher la discrétion esthétique, et non de créer des espaces à la mode. Qu’il s’agisse de l’espace public ou privé, l’intention de Wilmotte & Associés ne se limite pas à créer pour créer, mais plutôt à réconcilier l’homme avec son environnement et sa culture. C’est pour atteindre ce but d’équilibre et d’harmonie dans tous ses projets que Wilmotte & Associés s’appuie sur un triple principe : la dynamique lumière-espace-matière. On retrouve dans chaque projet l’installation d’une géométrie, le dialogue du vide et du plein, de la lumière et de l’ombre. Partout, des arbres bien éclairés, des haies taillées, soulignent la beauté et la clarté d’un lieu.
Une ville, c’est l’association entre l'humain et la continuité des territoires. Le développement urbain a un impact sur la cohésion économique et sociale dans les villes. Elle permet, par exemple, de recréer du lien social et de développer le plaisir de vivre dans son quartier. La ville de demain doit réussir à s’adapter aux nouveaux modes de vie et de travail. Aujourd’hui, la question du développement durable et de la ville durable fait écho à un grand nombre de thématiques dans le secteur de l’architecture. Cette notion et son application doivent être prises en considération par tous les acteurs d’un même projet et ce, durant toutes les phases de réalisation du projet.
Selon vous, quelle place y a-t-il pour les citoyens dans la fabrique de territoires durables ?
Ramener la ville à échelle humaine est essentiel dans la fabrique de territoires durables ; pour cela, il est primordial de remettre de l’humain dans la ville, de remettre le citoyen au cœur de celle-ci.
En 1999 déjà, je proposais une analyse de la ville en tant que lieu d’habitation commun à ses usagers, dans mon ouvrage Architecture intérieure des villes. Ainsi, la ville devient une maison dont les rues sont les pièces, les façades des bâtiments sont les murs, les places et les carrefours sont les seuils. Cessant d’être perçu comme une agglomération de lieux désaccordés, l’espace urbain de demain doit démontrer son unité et devenir l’œuvre d’une véritable architecture intérieure, un espace à échelle humaine, un paysage humain où chaque élément joue sa partition indispensable. La finalité de la démarche est de faire de chaque espace urbain une image spécifique, un écrin de vie réelle, où la ville entière recouvre et célèbre son identité.
Par exemple, les commerçants sont au cœur de la dynamique d’une ville. Sans eux, elle ne vit pas, ne se développe pas, n’évolue pas. Quand on conçoit une place, il faut donc penser aux cafés, aux lieux de convivialité. Il faut des librairies, des marchands de journaux, des boulangeries pour qu’un quartier existe. Ainsi, la ville de demain, pour s’inscrire dans la durabilité, devra être pensée pour et par ses habitants, via notamment des solutions collaboratives grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Les habitants et les utilisateurs qui vivent la ville au quotidien sont les yeux et les oreilles de la fabrique de territoires durables. Qui est le mieux placé pour parler des besoins de son quartier ? Implication, participation et responsabilisation sont ainsi au cœur des enjeux de durabilité.