Propos recueillis par Nils Pedersen.
L’Institut français affiche comme mission « de faire vivre les cultures ». On le connait donc bien comme un opérateur culturel qui assure le rayonnement de la culture à l’international. Pourquoi s’intéresser à l’innovation sociale ?
Judith Roze. Selon la définition donnée par l’Unesco, l’acception de la culture est très large : c’est l'« ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances1 ». L’Institut français ne se définit pas uniquement dans le champ artistique. Le département que j’y dirige travaille à promouvoir dans le monde à la fois la langue française, le livre et l’écrit (y compris dans le champ des sciences humaines et sociales), les échanges intellectuels et le débat d’idées sur les grands enjeux globaux : environnement, climat, santé, éducation, mutations numériques… Il assure aussi une mission spécifique d’appui aux jeunesses engagées des sociétés civiles étrangères.
Nous organisons ainsi des programmes de renforcement de compétences pour de jeunes « personnalités d’avenir » que nous repérons avec les postes du réseau culturel français dans le monde et avec lesquelles nous nous efforçons d’entretenir des liens durables. C’est ainsi qu’est né en 2012 le programme SafirLab, à la suite du Printemps arabe et du partenariat de Deauville. Nous souhaitions prendre langue avec les acteurs du changement issus des sociétés civiles du monde arabe. Cette initiative nous a permis de rencontrer les jeunes de douze pays.
La demande qu’ils ont exprimée était double : d’une part, une demande de mise en réseau, entre eux et avec les grands acteurs de la société civile française ; d’autre part, une demande d’aide à la structuration — économique notamment — de leurs projets pour leur permettre de vivre de leurs engagements citoyens, en faveur des droits humains, de l’inclusion sociale, des Objectifs du développement durable (ODD). Progressivement, le programme initial de quinze jours qui se déroulait à Paris a donc été transformé en programme d’incubation de projets associatifs ou d’entreprenariat social d’une durée de neuf mois, reposant sur un large réseau de partenaires locaux.
Depuis mars 2020, vous déployez un programme plus large en faveur de l’innovation sociale dans le monde arabe. Vous liez pouvoir d’agir et entreprenariat social.
Ils me semblent en effet très liés dans des contextes comme ceux d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, mais aussi d’Afrique subsaharienne. Ces régions se caractérisent par la grande jeunesse de leur population, dont plus de la moitié aura moins de vingt-cinq ans en 20502 . Dans la plupart des pays, les systèmes économiques peinent à intégrer ces jeunes, y compris les diplômés, avec, par voie de conséquence, un chômage très élevé des jeunes et particulièrement des jeunes femmes. Que veulent dire nos grandes idées sur la démocratie et les ODD pour un jeune qui ne trouve pas de travail ? Comment s’engager sans compter pour autrui quand il faut se battre pour sa propre subsistance ?
En réponse à un appel à propositions de la Commission européenne portant sur la citoyenneté active des jeunes dans le voisinage méridional de l’Union, nous déployons actuellement le programme Safir3 , qui prend la suite de SafirLab : en aidant à la structuration de l’écosystème d’innovation sociale dans les pays de la rive sud de la Méditerranée, il vise justement à permettre à ces jeunes de créer des activités rémunératrices. Nous partons du principe que leur engagement citoyen durable est indissociable de leur inclusion économique et sociale.
L’entreprenariat social a cette triple vertu : il remplit un objectif social et/ou environnemental, il crée une activité rémunératrice pour les porteurs de projets et il développe des modèles économiques viables, créateurs d’emplois dans le meilleur des cas. Il y a là un effet démultiplicateur sur les jeunes eux-mêmes, les bénéficiaires des projets et les emplois susceptibles d’être créés.
Pourquoi avoir ciblé spécifiquement le pourtour méditerranéen, et non pas tout le continent africain, dont vous avez souligné la jeunesse et son défi d’inclusion durable ?
L’Institut français travaille évidemment avec le monde entier et s’adresse à toutes les sociétés civiles. SafirLab répondait à des circonstances particulières. Nous déployons des programmes comme LabCitoyen, qui s’adresse à des jeunes du monde entier engagés en faveur des droits humains, au sein d’associations ou d’ONG, en croisant cette approche avec les ODD : droits humains et environnement, et éducation, et santé… L’édition 2019 était consacrée aux droits des femmes — lesquelles forment plus de 50 % des bénéficiaires de l’ensemble des Labs de l’Institut français.
Sur le modèle de SafirLab, nous avons développé avec le Goethe Institut AyadaLab, un programme franco-allemand intensif d’incubation, destiné aux start-up à impact social et culturel en Afrique de l’Ouest (Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Nigéria et Sénégal). Enfin, une autre initiative inspirée de SafirLab est actuellement initiée dans les Balkans occidentaux, sur financement de L’Agence française de développement.
Vous avez souligné que la mise en œuvre de vos actions repose sur de nombreux partenariats et échanges. Comment instaurer un dialogue et une coopération durables entre l’Afrique, le Moyen-Orient et la France ? Et, plus largement, avec la jeunesse européenne ?
Chaque fois que les bénéficiaires de nos programmes viennent en France, nous leur faisons rencontrer des pairs et des organisations de la société civile française. C’est tout le sens de LabCitoyen qui organise un programme intensif de rencontres et a permis à l’Institut français de prendre langue avec de très nombreux acteurs associatifs (FIDH, Article 1, France terre d'asile, RSF, réseau des Écoles de la 2ème chance…).
Mais nous voulons aussi contribuer à faciliter les échanges et le dialogue Sud-Sud. Nous constatons, par exemple, qu’il est plus facile de faire venir les jeunes du monde arabe à Paris que de les faire voyager en intrarégional. Or, ces jeunes acteurs du changement ont avant tout besoin de mettre en commun leurs expériences et leurs pratiques dans des pays qui, s’ils possèdent chacun des spécificités fortes, présentent aussi des caractéristiques communes (socio-économiques, linguistiques, religieuses).
Favoriser la mobilité régionale est l’un des principaux objectifs de SafirLab et désormais de Safir. À noter que le financement européen octroyé à Safir va permettre de structurer non seulement un réseau régional de jeunes beaucoup plus large que par le passé (environ un millier) mais également des réseaux régionaux d’incubateurs et d’accélérateurs, d’universités désireuses de favoriser l’entrepreneuriat étudiant, ou encore d’associations déployant des actions de plaidoyer en faveur des ODD — avec des liens évidents à créer avec les acteurs associatifs français ou européens.
Quelle place pour la culture alors qu’aucun des dix-sept ODD n’en fait mention ?
Si les ODD ne font pas figurer la culture en tant que telle, elle n’en apparait pas moins en filigrane. Si on lit bien les ODD 4 (Édutation de qualité), 11 (Villes et communautés durables) et 16 (Paix, justice et institutions efficaces) par exemple, on tombe très vite sur l’enjeu de la culture. De nombreux projets à impact social incubés grâce à nos programmes visent, ainsi, l’accès à la culture des populations défavorisées, ou encore la protection des identités culturelles menacées. Et, dans le cadre de Safir, l’Arab NGO Network for Development va piloter une étude sur le rôle de la culture dans l’atteinte des ODD.
Par ailleurs, les grands acteurs français du développement, comme l’AFD, se penchent désormais sur la culture comme facteur de développement humain, et les industries culturelles comme génératrices d’emplois. D’où des partenariats nouveaux entre l’Agence et l’Institut français qui, de son côté, intègre progressivement les ODD à ses cadres de réflexion.
Enfin, comment analysez-vous l’approche qu’ont les jeunes de vos programmes face à des alliances public / privé / société civile ?
J’observe une très grande porosité entre projets associatifs et entrepreneuriaux. Nos Labs accompagnent indifféremment les uns et les autres, et les modèles sont de plus en plus mixtes4 . Nos grilles de lecture françaises font souvent peu sens localement et l’on aurait tort d’exporter nos schémas. La première préoccupation de nos bénéficiaires est d’avoir du travail et de vivre dignement. La seconde est d’aider les autres à en faire autant. Beaucoup ont des rêves de réussite qui ne leur semblent pas inconciliables avec leur envie de transformer leur société, et qu’ils assument sans le moindre complexe.
Piloter ces programmes amène aussi à s’interroger sur le modèle de la subvention publique : est-il durable ? Peut-il être exclusif ? D’où le choix de programmes privilégiant le renforcement des compétences, l’autonomisation des acteurs et la création de partenariats propres à diversifier les sources de financement.
- 1Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet - 6 août 1982.
- 2En 2050, plus de la moitié de la population africaine aura moins de 25 ans, AFD, juin 2019.
- 3Safir repose sur un consortium composé de l’Institut français, de l’Agence universitaire de la francophonie, de CFI médias, des incubateurs tunisien et libanais Lab’ess et Pitchworthy et de l’association Arab NGO Network for Development. Il couvre sept pays (l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc, les Territoires palestiniens et la Tunisie) et associera les diasporas issues de Libye et de Syrie. Il bénéficie d’un soutien financier de 6,2 M€ pour 4 ans, depuis mars 2020.
- 4 Sociétés civiles et innovations sociales au Maghreb pour une observation de la contribution citoyenne au développement, AFD, Décembre 2019.