Propos recueillis par Nils Pedersen.
Pouvez-vous nous présenter votre structure ?
Sobel Aziz Ngom. Social Change Factory (SCF) est une association à but non lucratif, située au Sénégal. Depuis sa création, SCF a mené des actions dans sept pays : la Guinée, la Côté d’Ivoire, le Burkina Faso, la Gambie et le Tchad. En créant la structure en 2015, nous voulions mettre en place des programmes pour éveiller les jeunes et leur offrir des voix pour s’engager mais aussi des voies comme modèles d’engagement. Volontairement, je n’ai pas voulu établir de business plan initial afin de ne pas restreindre le champ du projet et le réduire à une seule mission. Je voulais observer les besoins engendrés par notre action, voir grandir nos initiatives — et même les observer s’échouer — pour mesurer le ratio investissements menés par rapport aux résultats obtenus. C’est cela qui m’a permis d’orienter notre activité. Dès le début, j’ai souhaité associer d’autres jeunes à Social Change Factory. On partageait tous les mêmes ambitions : celles d’aider la jeunesse à s’autonomiser, à s’émanciper, à s’engager et à s’épanouir.
On a lancé comme premier programme « Voix des jeunes » qui les réunissaient autour de problématiques communes, en lien avec les Objectifs de développement durable (ODD). Nous avons invité les jeunes à développer des solutions communautaires et à les mettre en œuvre. Nous avons transformé cette initiative en émission de télévision pour que les médias soient des vecteurs d’éducation alors même qu’il existe une inégalité d’accès forte à l’éducation par le biais de l’école.
Un jeune de vingt ans qui n’est jamais allé à l’école, de quoi a-t-il réellement besoin ? En théorie, bien évidemment, il a besoin de savoirs et de compétences. Mais dans la pratique ? Il a surtout besoin de travailler. Depuis quatre ans, cette émission a pour ambition de leur transmettre les outils afin qu’ils puissent devenir eux-mêmes entrepreneurs et résoudre les problèmes chez eux en fonction de leurs besoins.
L’émission a été produite par des jeunes dans chacun des sept pays et diffusée sur les chaines nationales. Elle s’adresse à des jeunes de dix-huit à trente ans, mais nous voulons désormais nous adresser aux lycées et aux collèges, et surtout être le plus largement accessibles. Aussi allons-nous mélanger les jeunes qui ont profité du système éducatif et ceux qui n’y ont pas accès. Il est important de proposer des figures qui puissent inspirer chacun des jeunes et de les encourager dans leurs propres capacités à pouvoir agir. Nous voulons changer le narratif sur la place et le rôle de le jeunesse ; ils ne sont pas représentés dans la société car ils sont considérés comme n’ayant rien à apporter sur la table.
Mais dans des crises comme celle du Covid-19, chacun est plus enclin à tester de nouvelles solutions, étant bien conscient du problème. L’émission est une formidable opportunité car elle met en lumière des jeunes capables de régler des problèmes de société de fond. Ils sont dès lors reconnus pour leurs compétences et cela va les aider à s’insérer dans la société.
– Focus sur l’émission
L’émission est un concours qui invite les jeunes à résoudre des besoins sociaux non pourvus dans leur communauté. Ils apportent ainsi des solutions à des problèmes d’accès à l’eau, à l’énergie, des conflits sociaux… Ils sont filmés en immersion pendant neuf mois. Le fait de diffuser l’émission et les solutions qui sont mises en œuvre a une influence sur les jeunes qui regardent.
La forme s’apparente à de la télé-réalité mais le fond est bien d’offrir des contenus éducatifs et d’inspirer à prendre action. Tout au long du processus, des formations sont proposées, les jury notent les différentes approches, et à la fin, un grand prix de 10 000 € est offert à l’équipe gagnante. Mais nous mettons tout en œuvre pour que chaque équipe puisse aller au bout de sa solution.
Ce programme a également été initié en France, sans être diffusé. Il s’adressait à des jeunes issus des diasporas dans les universités et grandes écoles comme Paris-Dauphine, Sorbonne Universités, Sciences-Po et l’IÉSEG.
Dans les écoles, notre approche est centrée sur la communauté elle-même. Il n’y a donc pas cette dimension « concours ». Nous cherchons à transformer les écoles et à les autonomiser, comme, par exemple, végétaliser les bâtiments, créer des potagers pour que ceux qui ne peuvent se nourrir à leur faim puissent profiter de leurs productions maraîchères, faciliter ou créer de l’énergie (de préférence durable) … Ce sont les jeunes eux-mêmes qui initient leurs propres solutions, encadrés par des professionnels.
Avez-vous le sentiment que les acteurs de la société africaine peuvent s’approprier l'Agenda 2030 ?
C’est difficile de caractériser le lien entre actions de terrain et ODD ! Il est évident en soi mais pas forcément incarné par ceux qui les mettent en œuvre. Je regarde plutôt la performance des actions même si les ODD sont une sorte de nouvelle norme mondiale. Un élan qui se construit autour d’eux, en particulier dans l’environnement. Pour ma part, je travaille sur l’ODD 4 (Éducation) mais son usage n’amène pas nécessairement à des résultats probants. Les ODD sont plutôt un guide universel pour faire les choses de la meilleure façon. Mais chaque contexte est différent et nécessite des adaptations. Ainsi, chacun les intègre, mais en fonction de ses priorités. Dans le secteur associatif sénégalais, les ODD sont bien connus car ils sont enseignés à l’école.
L’ODD 17 met l’accent sur le rôle structurant des partenariats, à toutes les échelles et en impliquant tous les acteurs, publics et privés. La société civile africaine de l’ouest arrive-t-elle à trouver sa place dans cette dynamique ?
La société civile trouve encore malheureusement très peu sa place dans les partenariats importants. Ces derniers restent encore très bilatéraux, entre les bailleurs internationaux et l’État, ou le secteur privé. Historiquement, le secteur associatif est perçu comme inutile ou pas structurant. C’est évidemment faux. Mais le leadership de la société civile n’a pas non plus réussi à se renouveler et à rajeunir sa pensée de façon à être pro-actif, pour faire prendre conscience de son rôle. Nous sommes régis par une société d’intérêts : chacun doit démontrer sa contribution et le secteur associatif n’a sans doute pas su montrer qu’il était lui aussi porteur de contributions utiles. Si l’on veut transformer le système, il faut commencer à définir ses propres règles, sinon on ne peut pas s’assoir à la table commune !
C’est pour ça que nous avons créé un consortium d’initiatives, avec des acteurs suffisamment forts pour être audibles. Nous avons créé ce consortium pour que les jeunes puissent régler des problèmes concrets pour la société. Il réunira vingt-cinq des organisations dirigées par des jeunes qui contribuent le plus à améliorer l’éducation, la participation citoyenne et l’insertion professionnelle de jeunes. Il s’agit de faire entendre la voix unifiée des jeunes et de porter des projets conjoints suffisamment forts pour qu’ils aient un impact structurel.
La jeunesse est dans une situation complexe. En effet, au Sénégal, seuls 50 % des jeunes sont scolarisés (et seuls 10 % trouvent un emploi dans l’économie formelle) et la part des moins de trente ans représente 65 % de la population ; les moins de dix-neuf ans en représentant quant à eux plus de la moitié . Nous souhaitons donc que ceux qui ont les compétences et l’expérience pour porter des projets puissent les financer eux-mêmes et nous voulons créer des synergies communes entre eux. Se sont jointes des organisations internationales qui, comme nous, sont convaincues que l’ODD 17 est le seul qui permette d’atteindre l’ensemble des Objectifs de développement durable.
La création de ce consortium permet de démontrer que nos initiatives peuvent être parfois plus efficaces que celles qui existent déjà. Mais il faut aussi que les organisations de la société civile acceptent que les autres acteurs puissent avoir d’autres attentes. Travailler avec le secteur public et privé n’est pas renoncer à nos principes fondamentaux. C’est être pragmatique. Discuter tous ensemble permet de régler concrètement les problèmes.
Quel regard portez-vous sur l’état de la société civile ? Est-elle un acteur crédible pour accompagner la mise en œuvre de l’Agenda 2030 ?
Ce que j’observe, c’est que la forme juridique passe en arrière-plan alors que la mission est au premier plan. Public, privé et secteur associatif sont en réalité beaucoup plus proches qu’on ne veut bien l’imaginer même si, par tradition, on cherche à les opposer et à les cloisonner. Les fonctions des uns et des autres évoluent. Le secteur privé peut nous apporter beaucoup en termes de compétences et de technologies, tout comme le secteur associatif peut apporter beaucoup à l’État qui est pilote dans la mise en œuvre des solutions ayant fait leurs preuves. C’est la combinaison des trois qui fonctionne car les missions sont communes. On a besoin d’agir de manière coordonnée par objectifs et non par statuts juridiques.
Vous observez au sein de votre organisation une jeunesse très active. À quoi aspire-t-elle pour 2030 ?
Les jeunes ont des besoins primaires qui ne sont pas des besoins idéalistes, comme avoir une grande maison ou une grosse voiture par exemple. Ils veulent d’abord avoir accès à une justice fiable, à des services financiers de qualité… qui correspondent à leurs conditions de vie. Ils ont besoin d’accéder à de l’information utile et ils ont aussi soif d’apprendre, d’acquérir des connaissances et des compétences pour s’autonomiser. Ils veulent travailler, notamment pour subvenir aux besoins de leurs familles qui comptent beaucoup sur les enfants, alors même qu’il n’y a pas de système de retraites. Les enfants représentent un grand espoir pour les familles dans ce sens. Pour autant, ces jeunes veulent être associés à la prise de décision pour ce qui les concerne et, en général, il n’est rien qui ne les concerne pas ! Ainsi, une grande partie d’entre eux pourront être autonome, émancipée, épanouie et engagée en 2030.
Une note d’optimisme à partager ?
Elle est énorme ! Aujourd’hui, j’ai peur, mais je reste optimisme car nous sommes à un tournant de notre époque, dans les domaines de l’environnement, de l’économie, de la santé, de l’éducation… Il fallait une impulsion pour que l’on prenne le temps de réfléchir à ce que nous sommes et à ce que nous voulons. Je ressens de plus en plus de considération apportée au capital humain. L’Humain revient au cœur des politiques. Il reste encore beaucoup à faire, mais nous l’exprimons plus clairement. Cette crise est la dernière ligne droite pour arriver à l’avènement d’une nouvelle société mondiale, plus réelle et tournée vers les individus, son environnement et la culture du bien-être qui profite à tout le monde et pas seulement à un petit groupe d’individus.