Propos recueillis par Bastien Engelbach.
Pouvez-vous présenter le Forum mondial de l’économie sociale (GSEF) ?
Laurence Kwark. Le Forum mondial de l’économie sociale est un réseau global ayant pour objectif de promouvoir l’économie sociale et solidaire en tant que stratégie pour un développement économique local durable des villes et des territoires. GSEF accompagne les gouvernements locaux à travers le monde dans le processus de collaboration avec les acteurs de l’ESS pour la co-création de politiques publiques et l’établissement d’écosystèmes durables propices au développement de l’ESS. Établi en 2014, le réseau regroupe à ce jour plus de soixante-dix gouvernements locaux et réseaux de gouvernements locaux, réseaux de l’ESS et organisations, présents sur quatre continents.
Un des mots d’ordre lié aux ODD et à l’Agenda 2030 est de ne laisser personne de côté. Cette vision d’une société inclusive rejoint le projet et la vision des acteurs de l’ESS. Dans quelle mesure peut-on affirmer que l’ESS est un levier pour atteindre les ODD ?
L’ESS me semble fondamentale dans la réalisation de cette vision car, en premier lieu, il s’agit d’une économie qui replace l’individu au centre et qui impacte et mobilise toutes les couches de la société et toutes les communautés dans leur diversité. Plusieurs études ont montré que les organisations et entreprises de l’ESS opèrent fréquemment auprès de populations défavorisées qui ont souvent un accès limité aux services publics et/ou aux opportunités : les jeunes, les filles et femmes, les populations indigènes, les immigrés et réfugiés, les populations marginalisées, les personnes handicapées, etc. Cela est vrai dans les pays développés mais aussi dans ceux en voie de développement.
Cependant, au delà de l’inclusion et de la réponse aux besoins des populations, ne laisser personne de côté consiste également et peut-être avant tout à permettre aux citoyens de s’approprier le défi posé par le développement durable et de les rendre acteurs du changement. Par ses principes de démocratie et de gouvernance participative, l’ESS est un paradigme de développement économique qui permet d’accomplir cela à travers un engagement collectif au sein des structures de l’ESS, l’identification de solutions innovantes par nos jeunes entrepreneurs sociaux, l’implication quotidienne des individus et bénévoles à rendre les villes plus inclusives et durables au sein d’associations, etc. En réalité, les acteurs de l’ESS contribuent quotidiennement et de façon très importante, bien souvent sans le savoir, à la réalisation des ODD.
Il existe encore trop peu d’études démontrant la contribution de l’ESS à l’atteinte des ODD. Pourtant, une étude menée sur la localisation des ODD au niveau de la ville de Séoul, commanditée par GSEF et réalisée par l'Institut de recherche des Nations-unies pour le développement social (UNRISD), a clairement démontré que cette contribution est indéniable – et à un niveau plus important qu’on aurait pu initialement le penser. Comme on peut le voir sur le graphique en figure 1 (ci-dessous), l’ESS est un outil stratégique déterminant car son impact sur les ODD n’est en aucun cas « en silo » — l’ESS permet de maximiser les synergies entre les différents objectifs.
Les ODD ne font pas mention de l’ESS dans leurs cibles, alors même que l’ODD 8, « travail décent et croissance économique », s’y prête. Pourquoi cette absence de mention de l’ESS dans les ODD ?
De mon point de vue, cette absence s’explique par le fait que l’ESS n’est bien souvent pas aussi organisée et structurée que peuvent l’être la société civile et le monde du travail — à travers les syndicats. Dans l’écrasante majorité des pays, beaucoup des acteurs de l’ESS travaillent en effet sur le terrain au niveau local et ne sont pas ou sont mal organisés en réseau au niveau national — encore moins au niveau international. Le secteur souffre donc d’un problème de représentation dans les grandes conférences internationales et lors des négociations qui s’y déroulent, exception faite peut-être des coopératives à travers l’Alliance coopérative internationale. Il y a donc un travail important de plaidoyer au niveau international à poursuivre.
Avec l’ODD 17, l’accent est mis sur la coopération. Comment les acteurs de l’ESS peuvent-ils impulser des dynamiques de coopération ? Avez-vous des exemples de dynamiques coopératives impliquant des acteurs de l’ESS et jouant un rôle clé pour l’atteinte des ODD ?
GSEF se veut un exemple d’une telle dynamique, puisque la mission et l’action du réseau s’inscrivent dans cet ODD 17. Il s’agit en effet de créer des synergies pour l’échange de bonnes pratiques en matière de politiques publiques, en particulier dans une optique de co-création entre les gouvernements locaux et les acteurs de l’ESS, que ce soit entre les pays à travers nos forums bisannuels ou au niveau national lors de formations, de dialogues politiques régionaux, etc. Les exemples de nouvelles collaborations entre les acteurs africains et d’autres régions et de projets de coopération décentralisée réussis qui ont émergé dans ce cadre sont nombreux (collectivités françaises et Québec, etc). Les initiatives s’inscrivant dans une démarche similaire jouent un rôle d’accélérateur pour l’atteinte des ODD et doivent être encouragées.
La cible 17.19 met l’accent sur la recherche de nouveaux indicateurs, complémentaires au PIB, pour mesurer les progrès en matière de développement durable. Comment mieux valoriser les actions de l’ESS et leur contribution à l’atteinte des ODD ? Au-delà, comment l’ESS peut-elle contribuer à proposer de nouveaux modèles de mesure de la valeur ?
Se poser la question de la contribution de l’ESS dans la réalisation des ODD, c’est d’abord interroger plus généralement la mesure de l’impact de l’ESS dans nos sociétés et économies. Dans beaucoup de pays, du fait de l’absence de cadre légal, on ne dispose pas de données quantitatives et qualitatives sur l’ESS, ou celles-ci ne sont que partielles. C’est d’autant plus le cas dans les régions où l’ESS s’inscrit le plus souvent dans un cadre informel, comme en Afrique. En outre, il y a eu pendant longtemps un intérêt limité pour l’ESS de la part des chercheurs, qui seuls peuvent fournir le travail d’analyse nécessaire à son développement.
Heureusement, des initiatives récentes indiquent une prise de conscience et sont venues combler un manque dans ce domaine : Le Guide d’analyse des entreprises d’économie sociale (RISQ, Québec), le centre de connaissances sur l’ESS de l’UNTFSSE, le rapport de recherche GSEF-CITIES sur la stratégie de transfert de connaissances en finance sociale à partir des cas du Québec et de Séoul, etc. Disposer de telles données est certainement un chaînon indispensable afin que ceux-ci puissent revendiquer le travail effectué sur le terrain et les résultats obtenus et, sur cette base, convaincre les collectivités territoriales et les gouvernements nationaux d’offrir une plus grande place à l’ESS dans les stratégies de réalisation des ODD — et dans le calcul de la contribution du secteur.
Je pense que les acteurs de l’ESS doivent être audacieux sur cette question, car ils sont à l’avant-garde. La crise du Covid-19 que nous traversons actuellement — crise sanitaire, sociale, économique — amène partout les citoyens et surtout les gouvernements à se questionner sur le monde d’après ; une des alternatives qui s’offre à nous consiste à donner la priorité à un modèle et des valeurs défendus qui constituent le cœur de l’ESS depuis toujours. Dans les mois qui viennent, dans leurs réponses à cette crise mais aussi dans la possible redéfinition de priorités de développement de nos sociétés, l’ESS doit continuer à parler d’une même voix pour peser de tout son poids dans les décisions à venir.