Lors de son université de prospective Faire ensemble 2030, la Fonda a mobilisé un ensemble d’experts pour engager une réflexion autour de la contribution du monde associatif aux défis de l’Agenda 2030, c’est-à-dire aux Objectifs de développement durable définis par l’Onu.
Une première table-ronde, animée par Charlotte Debray, déléguée générale de la Fonda, a réuni Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International, Bettina Laville, présidente du Comité 21, Marc Lévy, directeur de la prospective du Gret, et François Moisan, directeur exécutif Stratégie Recherche International à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Objectif : donner quelques clés de lecture sur les enjeux soulevés par les ODD et comprendre comment les acteurs de la société civile, en lien avec les pouvoirs publics, s’en emparent. La synthèse des échanges est proposée par Alain Grozelier, bénévole à la Fonda.
Comment, devant la dégradation rapide de l’environnement, changer d’échelle par rapport aux initiatives nombreuses, mais éparses, des associations ? Comment peuvent s’articuler les initiatives des associations, des entreprises et de l’Etat et quel soutien attendre de ce dernier ?
En quoi les ODD peuvent-ils permettre de parler un langage commun, et pourquoi soulèvent-ils aussi des contradictions entre eux, notamment en matière de lutte contre les inégalités ?
Enfin, est-il possible et pertinent d’adopter une démarche prospective ?
La dispersion des initiatives face à la dégradation rapide de l’environnement
Comme le rappelle François Moisan, nous sommes loin des objectifs de l’Accord de Paris sur le réchauffement climatique et la neutralité carbone. Cet Accord avait pour but de ramener l’accroissement de la température à moins de deux degrés. Or, nous sommes actuellement sur des trajectoires qui nous situent au-delà de trois degrés, et nous sommes également loin d’une situation où la nature pourrait absorber tous les gaz à effet de serre que nous émettons. Bettina Laville partage ce constat pessimiste en soulignant le caractère non contraignant de l’Accord de Paris et l’attitude ambigüe de pays comme la Chine qui ne souhaitaient pas que des dispositions environnementale trop contraignantes soient posées, sur la période 2015-2020, afin d’avoir le temps de poursuivre son rattrapage économique. Dans la période actuelle, selon elle, les acteurs de la société civile sont très actifs mais, exceptés les gouvernements européens, les Etats, eux, le sont moins.
Face à cette dégradation de l’environnement, Hugues de Jouvenel souligne le caractère insuffisant des innombrables actions positives, mais menées à un trop petit niveau pour s’orienter vers un développement durable, équitable, compatible avec les exigences éthiques qui figurent dans les ODD.
Ces initiatives, séduisantes et bien intentionnées ne s’agrègent pas et ne permettent pas de monter d’échelle. Or, l’enjeu est également celui de « fabriquer du politique » au sens le plus noble du terme, du niveau local au global en évitant l’écueil des régimes autoritaires, des communautarismes et des dix milles petites initiatives sympathiques mais trop isolées pour faire le poids.
Bettina Laville parle des « révolutions minuscules » pour qualifier la même problématique et appelle à réfléchir sur la « grande transformation » à opérer, qui inclut la transformation de soi-même dans l’esprit de mai 68, en matière de consommation par exemple, ainsi que la transformation de la société dans laquelle on vit et des liens entre les humains qui vont être frappées par tous ces bouleversements sociaux et environnementaux.
L’articulation des initiatives de la société civile avec l’action de l’État
Selon Bettina Laville, la réalisation des ODD nécessite d’établir des liens entre les comportements individuels et les enjeux collectifs, qui pourraient notamment passer par la citoyenneté écologique, thème du colloque de janvier 2018 du Comité 21. Le Conseil d’Etat a lancé tout un cycle sur les citoyennetés, avec la citoyenneté dans l’éducation, la citoyenneté européenne, etc, mais en ayant étonnamment oublié la citoyenneté écologique.
François Moisan partage la même optique. Il faut par exemple, parvenir à un rythme de réhabilitation des logements beaucoup plus élevé, encourager des modes de déplacements avec des voitures qui émettent moins de gaz à effet de serre, opter pour une agriculture moins intensive en intrants, adopter des régimes alimentaires moins carnés. Ce sont des choix individuels où le collectif peut faire sens à un niveau microéconomique.
Mais ces options nécessitent le concours de l’Etat, des collectivités locales et du monde économique. Le financement des infrastructures, des réseaux de transports et d’électricité, du logement, ne peut se réaliser sans l’aide de l’Etat vu les montants en jeu. Un certain nombre de grandes entreprises françaises considèrent aussi qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir pour décarboner l’environnement.
« Les collectivités locales sont suffisamment outillées pour accompagner et faire converger un mouvement citoyen avec une politique locale ? » demande Charlotte Debray. « Ne jouent-elles pas le rôle de laboratoires d’innovation locaux ? »
Pour Hugues de Jouvenel, cela dépend de la taille des communes. Bettina Laville pense qu’il y a une sorte de « désarroi créatif » des maires devant l’ampleur des problèmes à traiter, créatif parce qu’à cette échelle se déploient toutes sortes d’initiatives. Les responsables des collectivités locales sont bien conscients qu’ils sont en charge de faire le lien entre les révolutions minuscules, l’aspiration à une citoyenneté très active et les grands objectifs mondiaux.
L’empowerment en matière d’énergie
Une problématique importante, souligne Hugues de Jouvenel, si l’on ne veut pas que les ODD restent un objectif vertueux mais sans effectivité, est celle de l’empowerment. Les ODD en effet nous obligent à inventer de nouvelles formes de gouvernance multi-niveaux, incluant la démocratie, les droits de l’Homme, etc. C’est en matière d’accès à l’énergie que cette approche est la plus prometteuse, selon François Moisan. En effet, le coût des énergies renouvelables a baissé de façon spectaculaire depuis une dizaine d’années, ce qui permet à des entreprises, des ONG ou des associations de terrain, d’installer des petits générateurs photovoltaïques ou des éoliennes dans des régions pauvres, qui ne sont plus obligées d’attendre que les grands réseaux d’énergie arrivent chez eux ni de compter sur les subventions des grands organismes de développement.
Nous sommes devant un changement potentiel de paradigme car ces solutions sont écologiques, participent au développement local en favorisant l’artisanat, la petite industrie avec un impact important sur l’immigration urbaine internationale. L’Ademe travaille sur cette problématique à travers la « Mission innovation », initiative lancée à la Cop 21 à Paris et qui vise à développer l’innovation dans les énergies renouvelables, avec deux pays leader, la France et l’Inde.
En France, l’approche par l’empowerment pose la question de la participation citoyenne aux projets d’énergies renouvelables. Les projets « énergies renouvelables citoyens » en particulier, permettent l’investissement des citoyens dans les énergies éoliennes ou photovoltaïques. La loi de 2015 sur la transition énergétique et la croissance verte a créé les conditions économiques de cette participation citoyenne.
Depuis une dizaine d’années, l’association Énergie partagée anime, au niveau local, des réseaux territoriaux qui facilitent l’investissement de collectifs de citoyens dans des productions décentralisées d’énergies photovoltaïques et éoliennes. Nous n’en sommes pas encore au niveau de l’Allemagne mais ces projets croissent assez vite.
Les inégalités et la solidarité internationale
Les problèmes d’environnement, d’accès à l’énergie et de coopération internationale nous amènent à la question des inégalités, de la solidarité internationale et de la compatibilité des ODD entre eux. Ainsi, comme nous l’explique Marc Lévy, le Gret, avec d’autres organisations, a retenu deux points clé pour caractériser les ODD : leur caractère universel mais aussi le problème de la contradiction possible entre ces différents objectifs.
Ce défi d’un langage commun se pose notamment en matière de solidarité internationale. D’une logique d’aide (le Nord doit aider le Sud), elle s’achemine maintenant vers la formulation d’objectifs communs entre le Nord et le Sud puisque les problèmes rencontrés deviennent universels. Il est temps en effet de rompre les barrières existantes entre les organisations de solidarité internationale et les organisations de solidarité nationale, et en croisant nos expériences, nous aurons peut-être une chance de renouveler nos pratiques de solidarité dans le cadre d’une logique d’universalité et de compatibilité des ODD.
En conséquence, parmi tous ces objectifs, celui des inégalités (objectif n°10) représente un défi commun à l’échelle internationale. C’est l’un des ODD dont la réalisation peut poser beaucoup de problèmes de compatibilité avec les autres, en particulier celui de la pauvreté (objectif n°1). La question de sa cohérence avec l’objectif n°8, concernant la croissance économique et le travail décent, se pose également.
Le problème des inégalités est aussi un défi pour le monde associatif parce que, pour une bonne part, il est tourné vers la lutte contre la pauvreté et la corrélation avec les inégalités n’est pas suffisamment prise en compte. Dans le même ordre d’idées, certains ont considéré que la lutte contre les inégalités posait le problème de la redistribution par l’État et était donc susceptible d’affecter l’objectif de croissance économique.
Selon Bettina Laville, cette grille de lecture concernant les ODD est très pertinente car le développement durable est l’un des très rares concepts universels compris avec le même sens dans l’ensemble du monde. Les ODD donnent au moins une vision commune. Mais il faut malheureusement considérer que si la pauvreté a diminué, les inégalités se sont creusées et nous sommes ramenés à la question de la tension entre les objectifs. D’autant que ces ODD sont construits à l’aide d’indicateurs par différentes sortes de communautés qui ont des objectifs complètement différents et contradictoires au nom même de l’environnement et du développement durable. Ainsi, les Chinois vont être notés dans leur vie personnelle et de ces résultats dépendra leur niveau de liberté !
La pertinence d'une démarche prospective
Pour Bettina Laville, les ODD vont nous aider à réaliser cette « grande transformation », mais contrairement à ce que nous faisions il y a trente ans, nous ne réalisons plus de prospective sur très longue durée, comme lorsque l’on se projetait jusqu’en 2100 par exemple. Aujourd’hui, on est beaucoup plus modeste et c’est déjà difficile de se projeter jusqu’en 2030. Or, l’enjeu de la prospective, c’est de formuler un projet, donner une vision, notamment à la jeunesse.
Les ODD sont un exercice qui porte sur moins d’une génération alors que l’on sait que les années 2040-2050 sont celles de tous les risques. Si on ne va pas au-delà de quinze ans cela ne peut constituer une vision d’avenir pour la jeunesse. Mais dans un monde incertain, est-il possible de se projeter au-delà d’une décennie ?
Hugues de Jouvenel partage l’avis selon lequel il faut avoir un point de mire lointain qui serve de fil conducteur de nos actions. La prospective, c’est à la fois partir du présent pour explorer le champ des possibles et aussi se fixer des objectifs à très long terme qui doivent nous servir à évaluer les résultats obtenus à chaque moment. Un exercice sur quinze ans, ce n’est effectivement pas suffisant car il faudra beaucoup plus de temps pour réduire les gaz à effet de serre, maintenir le changement climatique en deçà de deux degrés, renouveler le bâti, etc.
Enfin, dans le contexte de la faillite des institutions politiques d’hier, la prospective nous renvoie à la nécessité d’avoir une vision pour penser les institutions de demain et déterminer des volontés d’action.
« En conclusion, demande Charlotte Debray, les ODD sont-ils un projet com- plètement utopiste ? Si l’on se dote d’un langage commun, que l’on se comprend et que l’on souhaite vraiment travailler ensemble, est-il réaliste de tous se mettre en ordre de marche pour atteindre cet agenda 2030 qui est un formidable récit politique pour les quinze prochaines années ? »
Pour Marc Lévy, il faut se féliciter en effet d’avoir un langage commun, car pendant longtemps, la communauté internationale ne savait pas parler d’une seule voix, ce qui est aujourd’hui le cas grâce aux ODD. Il faut donc saisir cette opportunité tout en ayant conscience qu’elle relève d’un défi qui, au Gret, nous interpelle sur le renouvellement et le croisement des solidarités nationales et internationales, sur la question du pouvoir d’agir et des inégalités de pouvoir.
François Moisan considère que le risque était grand que les ODD ne restent qu’un discours onusien et le fait de voir qu’ils font l’objet d’une réappropriation par la société civile change complètement la donne et leur confère un rôle très important.