Roger Sue répond aux questions de Bastien Engelbach de la Fonda.
La crise de la démocratie est un thème qui revient régulièrement dans nos journaux. La forte abstention aux dernières élections locales en est une nouvelle manifestation. Comment définir cette crise ? Qu’est-ce qui la caractérise ?
Les interprétations habituellement données ne rendent pas compte de l’approfondissement du malaise démocratique. Nous assistons à une très forte crise de la représentation, au sens sociologique du terme, tant des individus que de la société.
La question de la représentation de la société s’inscrit dans un mouvement historique.
La démocratie s’instaure dans une perspective de progrès historique et politique. Mais les grands axes institutionnels symbolisant ce progrès — travail, école, famille, institutions politiques, expression citoyenne, etc. — sont en crise et ne sont plus mis en débat comme le permettait l’opposition droite/gauche.
La notion de progrès elle-même est interrogée, notamment pour des raisons écologiques et, avec elle, le sens de l’histoire. La démocratie est censée désigner des représentants pour mettre en œuvre le sens présupposé de l’histoire. Lorsque celui-ci s’effondre, groupes et individus peinent à reconstruire un sens commun partagé.
Si l’on s’intéresse maintenant à la représentation des individus, un constat s’impose. Dans une société d’individus où l’individualité occupe une place prééminente, le principe de représentation et de délégation de soi-même pour la réalisation du bien commun pose problème.
Ce phénomène percute directement le politique : plus personne ne représente personne et plus personne ne se sent représenté par personne.
La faible participation électorale traduit le phénomène et l’amplifie tout à la fois. Les grands corps intermédiaires, syndicaux ou associatifs, sont également affectés par cette crise.
Il y a plutôt un éclatement autour d’identités et de regroupements multiples et parfois éphémères. La logique d’articulation et de continuité partant de l’individu et de ses appartenances pour construire les collectifs idéologiques menant au politique s’est perdue. Cette logique de continuité n’a pas encore été remplacée par de nouvelles formes d’organisation de l’horizontalité des pouvoirs et de ce que j’ai appelé l’associativité.
Autrement dit, la nouvelle affirmation de l’individualité et de l’égalité qu’elle induit pose un énorme problème à notre démocratie qui s’était accommodée des dominations et inégalités plus ou moins légitimes, tel l’élitisme républicain à la Condorcet avec la suprématie des grandes écoles.
Peut-on identifier les racines de cette crise de la démocratie ?
Avec l’isonomia (une même règle pour tous), les Grecs ont montré que c’est d’abord le lien de reconnaissance mutuelle et d’égalité entre les individus qui fait la démocratie et non l’inverse. En clair, l’association précède et conditionne la qualité du régime démocratique.
La Révolution française, inspirée par la Renaissance et les Lumières, relance la démocratie au sens moderne avec la Déclaration des droits de l’homme qui fait des citoyens des individus libres et égaux. Mais le contrat social, objet d’un consensus délibératif entre citoyens selon Rousseau, est un idéal qui ne tient pas face la réalité du grand nombre de Français. Si la démocratie directe n’est pas possible, la France ne sera pas une démocratie comme l’écrit Sieyès, mais un régime de représentation.
Reste alors à trouver une forme active d’implication des individus et des citoyens dans l’édification de la République.
Le travail va en grande partie jouer ce rôle en devenant une valeur centrale, comme principe de participation permanente au collectif, tout en ouvrant la voie vers une nouvelle économie de la société.
Ceci étant dit, la question politique, en lieu et place de la démocratie directe, va se déplacer vers les idéologies du travail et leurs conflits entre droite et gauche, capital et travail, liberté et égalité.
Leur incarnation par une représentation politique et la participation électorale fonctionnent grâce à l’idée que les élus constituent une forme d’aristocratie, y compris ouvrière, ayant plus de connaissances ou d’aptitudes. Ils sont dépositaires d’un sens de l’histoire et président à une communauté de destin. Le sens et la capacité font la force de la représentation.
Mais il n’y a plus de récit historique aujourd’hui et nos représentants politiques sont critiqués pour leur incapacité à tracer un chemin d’avenir et à partager le sort du commun. Quant au travail, il se désintègre et ne peut plus représenter ce socle citoyen qui était l’armature de la représentation républicaine et justifiait d’un certain ordre social.
Plus généralement, nous ne parvenons plus à trouver des espaces où s’exprime la citoyenneté comme participation à une œuvre commune et où s’éprouve le sentiment d’être libres et égaux : le service militaire a disparu ; l’école est vue comme un espace de reproduction des inégalités ; la justice est considérée comme une justice de classe…
En conséquence, la citoyenneté comme forme républicaine et démocratique de l’identité collective cède la place au renouveau des identitarismes et autres communautarismes. Le défaut de citoyenneté conduit à l’affirmation d’identités mosaïques de plus en plus étroites qui elles-mêmes conduisent à l’enfermement individualiste.
L’associativité, comprise comme étant le fondement même de nos démocraties, peut-elle être un remède à la crise que nous traversons ?
L’associativité se manifeste d’abord par une vigueur associative formelle et informelle qui ne se dément pas. Elle favorise l’investissement dans les associations, les collectifs, et produit un meilleur rapport au politique et à l’engagement.
Mais cette même associativité ne trouve pas, tant s’en faut, les leviers d’un dialogue civil et républicain qui serait au moins aussi valorisé que le dialogue social syndical. Des collectifs peuvent alors se former et se retourner contre les pouvoirs publics, les institutions, voire contre les associations, considérant qu’il y a un déni d’associativité et de considération — ainsi du mouvement des Gilets jaunes, par exemple.
Il existe donc un paradoxe de l’associativité, qui peut mener autant à un renouveau démocratique, si elle trouve les relais nécessaires auprès des pouvoirs publics via les associations notamment, qu’au populisme.
Quels nouveaux rapports imaginer entre la société civile qui fonde le politique et la politique, soit nos modes de représentation et de gouvernement ?
Au fondement du social, du politique et de l’économique existe une matrice essentielle dans la façon dont s’organisent les liens sociaux. Il a fallu repenser l’individu pour qu’il y ait un contrat, un grand marché et une démocratie à partir des Lumières et de la Révolution française. Actuellement, nous sortons du contractualisme figé des institutions pour un nouvel individualisme que je qualifie de relationnel.
L’individu est devenu un tissu relationnel qui donne sa force et sa forme à l’associativité.
Ce nouveau lien social engendre une nouvelle économie des connaissances, une nouvelle exigence politique horizontale et délibérative, c’est-à-dire une nouvelle manière de vouloir être associé aux processus de décisions. Mais il y a un retard dans la perception de ces évolutions. Il est difficile de faire comprendre que l’associativité est à la racine de la transformation de la société quand tout semble prouver le contraire et quand on prend l’effet (la violence notamment) pour la cause.
Face à cela, les acteurs associatifs restent relativement faibles et impuissants au regard de pouvoirs qui n’ont intérêt ni à les comprendre ni à les prendre en considération. Partant de ce constat, certaines mesures pourraient favoriser le déploiement de cette associativité et de son historicité :
- mieux reconnaître et valoriser le bénévolat — en intégrant par exemple au compte d’engagement citoyen (CEC) de vrais droits sociaux, comme des points de retraite complémentaire ;
- développer la reconnaissance de nouvelles formes de travail autour de la socialité, du care, de la socialisation, du développement de l’intelligence, avec des missions citoyennes liées à ce type de fonctions pouvant donner lieu à un revenu civique universel, ouvert à tous, compatible avec le salariat ;
- donner une autre place politique au Conseil économique, social et environnemental (CESE) en lui permettant un accès à l’ordre du jour parlementaire, d’organiser et de régir les conventions citoyennes, pour qu’il ne soit plus cantonné à un rôle consultatif ;
- instaurer des auditions publiques et contradictoires des associations avec les parlementaires sur les sujets qui les concernent ;
- réfléchir à un dialogue civil qui parte de la société civile, sur le modèle de ce que l’on observe dans les pays scandinaves.
Pour que ces mesures soient défendues et promues, les associations doivent être dans une position de contrepouvoir, ce qui suppose une certaine autonomie et liberté de la vie associative. Je plaide pour qu’elles ne dépendent pas directement du politique, mais de la Nation et pour une transformation du Haut Conseil à la vie associative (HCVA) en Haute Autorité de la vie associative (HAVA).
Je suis convaincu que le chemin d’une émancipation et d’une autonomisation de la société civile, indépendante du pouvoir politique, sorte de cinquième pouvoir en vue d’enrichir la vision pluraliste du pouvoir de Montesquieu, se fera tôt ou tard. Mais je crains un évitement de ces enjeux de fond par les pouvoirs publics, au profit des fonctions régaliennes qui mettent moins l’accent sur la concorde républicaine et la grande Association des origines que sur les séparatismes, les communautarismes, les désordres et violences supposés.
Il n’y a pas de révolution sans contre-révolution. L’une est silencieuse quand l’autre fait la une de la presse.