La constitution des savoirs depuis l’époque moderne
La production de connaissances est structurée depuis l’époque moderne par un ensemble d’institutions académiques : sociétés savantes, universités, instituts de recherche, grandes écoles, académies. Leur finalité est de garantir l’autorité du savoir en contrôlant les conditions de sa production et de sa transmission.
Ces institutions ont en commun trois caractéristiques : elles sont sélectives, exclusives et hiérarchiques. L’accès à ces institutions obéit à un processus de sélection, qu’il s’agisse d’examens, de concours ou de jurys de thèse.
L’appartenance à l’une de ces institutions confère un titre — docteur, professeur, membre de l’académie — titre qui ne sera décerné qu’à l’issue d’une sélection situant son titulaire au sein d’une discipline dans le système du savoir. Son titre lui permet ainsi de « faire autorité » au sein d’une discipline et d’une spécialité de recherche.
Tout en garantissant la reproduction du savoir et la transmission des connaissances acquises, ce système permet également la découverte grâce aux règles éthiques et procédurales de la controverse scientifique et de la validation par les pairs. C’est ce qui fait la force de ce système.
La grammaire institutionnelle, instaurée à partir des sciences de la nature et de la médecine, s’est étendue au droit, à l’économie et aux sciences humaines.
Elle est en ce sens une « constitution des savoirs », composante essentielle de la légitimité des institutions politiques.
On pensera aux grands juristes de la IIIe République et de la démocratie américaine, aux sociologues du New-Deal et de l’État-providence et même aux économistes orthodoxes de l’ère néo-libérale.
Une fragilisation en cours
La cohérence de ce système et son efficacité dans la reproduction du « régime de vérité » contemporain ont été fragilisées par trois facteurs : la massification de l’enseignement supérieur, la mise en concurrence généralisée des chercheurs et la dérégulation de l’accès aux informations et aux connaissances.
Pour commencer, la population étudiante française a connu une croissance de 500 000 personnes supplémentaires entre 2010 et 20201.
La massification de l’éducation et plus encore de l’enseignement supérieur est incompatible avec les caractères sélectif et exclusif du système.
Cela entraine un sentiment permanent de « baisse de niveau ».
Malgré quelques expériences réussies, les médias de masse (mass media) n’ont pas joué le rôle de vulgarisation qu’ils ont pu ambitionner.
Dans le même temps, le principe de validation par les pairs s’est également massifié et mondialisé. Encore intensément sollicité pendant les quatre décennies d’épanouissement de la physique nucléaire, il a été corrompu par la situation de mise en concurrence généralisée orchestrée par l’industrie des publications scientifiques en situation d’oligopole. Leur métrique, la bibliométrie, sert notamment de base au fameux classement de Shanghaï établi depuis 2003 par l’université de Jiao Tong2.
Enfin la dérégulation de l’accès aux informations et aux connaissances permise par la révolution numérique a anéanti de rôle de médiateur des experts et vulgarisateurs scientifiques. L’épisode antivax de la crise sanitaire et les campagnes de lobbying industriel contre la transition écologique ont fait exploser le phénomène.
Émergence d’une société de l’imaginaire
C’est dans ce contexte de déclin des institutions du savoir qu’émerge ce que le prospectiviste américain Jim Dator a appelé la dream society3.
Il ne s’agit pas tant d’une société du rêve que d’une société de l’image, du simulacre (make- belief), de l’événement et de l’émotion.
Jim Dator identifie neuf moteurs à cette société de l’imaginaire : le recul du texte au profit de l’image et du son, le corps lui-même qui devient un support d’images, le déclin du système éducatif, une abondance imaginaire nourrie par la publicité, l’importance croissante des « événements », notamment comme activité économique universelle, le développement de simulacres tels que les jeux vidéo ou la pornographie et enfin le rêve persistant de la conquête spatiale.
Le recul du texte, de la littéracie, de la lecture et de la littérature au profit de l’image et du son instaure un nouveau mode de médiation des émotions. Par ailleurs, en restant ancré dans les savoirs fondamentaux liés aux textes et à la mémorisation, le système éducatif perd sa raison d’être qui est de préparer enfants et jeunes gens au futur.
Il laisse de gré ou de force la place à l’éducation par l’accès aléatoire aux connaissances, ou random access education. L’élève navigue librement sur un océan des savoirs ouvert, l’enjeu éducatif étant désormais celui des outils de navigation.
Dans un autre registre, la publicité crée autour de nous un univers d’images, d’émotions et de simulacres, sans rapport avec la vérité et la raison, tandis que la carte de crédit rend accessible une abondance imaginaire.
Parcs à thème, expositions universelles et tourisme de masse : leur développement est la conséquence de la diminution du temps travaillé dans les pays riches. Ils sont devenus un secteur-clé de l’emploi et du dévelop- pement économique, non sans conséquences environnementales importantes.
Il faut s’arrêter un instant sur la notion d’événement, l’une des formes les plus achevées du simulacre.
Le mot événement a cessé de désigner un fait ou une série de faits inattendus, non maîtrisés, significatifs ou transformateurs4 pour devenir un mix rassemblement-spectacle-performance allant du salon professionnel aux Jeux olympiques en passant par la Fashion Week.
L’événement est étroitement associé à la production d’images, soit parce qu’il est mis en scène et diffusé sur des écrans, y compris le ou les écrans géants installés sur le lieu de l’événement, mais aussi parce la participation à un événement consiste essentiellement à l’enregistrer sur son smartphone pour le diffuser sur les réseaux sociaux… L’événement est une expérience et la valeur d’une expérience se mesure à l’intensité de l’émotion qu’elle permet de ressentir et de partager5.
Les compétitions sportives sont une catégorie majeure d’événement et les paris sportifs une activité économique universelle. Les jeux vidéo consistent pour la plupart à faire du simulacre de la violence une source de plaisir, sans que leur pratique ait une influence mesurable sur les comportements réellement violents.
Toujours dans les simulacres, on notera le développement de la pornographie et du cybersexe. La consommation de drogues et de médicaments, l’extension du recours à la chirurgie esthétique et la banalisation du tatouage font par ailleurs du corps lui-même un support d’images. Enfin, le neuvième moteur est le rêve persistant de la conquête spatiale.
Abolir les frontières entre connaissance et imagination
Née de la croissance exponentielle de production d’images, la dream society entre selon Dator dans son âge d’or avec l’intelligence artificielle, la production d’articlects (artificial intellects) qui abolissent les frontières entre connaissance et imagination, analyse et narration. Mais elle transforme aussi radicalement les conditions de l’action collective.
La dérégulation des savoirs et les manipulations de l’imaginaire ouvrent la voie aussi bien à de nouvelles formes de captation de valeur qu’à l’exercice du pouvoir par la violence pure, ce qu’incarne le rapprochement des géants de la tech avec le pouvoir trumpiste.
Pour les acteurs de la société civile et les mouvements citoyens, il ne s’agit donc plus de défendre les acquis démocratiques de la civilisation du texte et de la transmission du savoir, mais d’explorer et d’inventer les langages et les pratiques permettant de faire revivre la délibération et le faire ensemble dans la société de l’imaginaire.
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Lire à ce sujet Jean-Charles Billaut, Denis Bouyssou et Philippe Vincke, « Faut-il croire le classement de Shangaï ? », Revue de la régulation n° 8, 2010.
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Jim Dator, Living make-belief: thriving in a dream society, Springer, 2024.
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On pensera aux « événements d’Algérie » ou aux « événements de mai 68 ».
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Lire à ce sujet Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, Premier parallèle, 2018.