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La santé mentale est un sujet qui nous concerne toutes et tous. Cependant, jusqu’à la crise du COVID-19, elle était peu abordée. La santé mentale est pourtant essentielle dès lors que l’on parle d’engagement : elle peut être une cause d’engagement, mais aussi peut agir sur la capacité des uns et des autres à s’engager. Qu’est-ce que la santé ? Quel est l’état de santé mentale des Français ? Quels sont les grands enjeux pour l’avenir ?
Santé mentale & psychiatrie
Hannah Olivetti : Comment définir la santé mentale et la psychiatrie ?
Jean-Baptiste Hazo : La définition de la santé mentale n’est pas consensuelle. Le terme est utilisé dans la littérature anglo-saxonne ou des institutions internationales pour venir remplacer celui de psychiatrie. On peut se demander pourquoi. Certainement parce que la psychiatrie a une histoire complexe, parfois entachée de sang dans les régimes totalitaires ou en France sous l’occupation.
De plus, la psychiatrie est souvent perçue, parfois à juste titre, comme aliéniste, concentrationnaire, notamment lorsqu’elle est trop hospitalo-centrée et bafoue les droits des patients.
Il arrive que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté pointe des atteintes plus ou moins graves aux droits des patients et à leur dignité dans les services de psychiatrie.
Maxime Perez Zitvogel : Quand on ne connaît pas le monde de la psychiatrie, cela peut être très violent. À la suite d’une phase de manie, on m’a amené voir un médecin. On m’a forcé à prendre des médicaments, que j’ai refusés, alors on m’a fait une piqûre. Je me suis ensuite réveillé dans le cadre des douze jours1 , en isolement et en contention, dans une salle sans savoir où j’étais. J’ai dû prendre un avocat et passer devant le juge des libertés.
Pour le différencier de la psychanalyse, le concept de santé mentale est donc apparu. Que désigne-t-il ?
Jean-Baptiste Hazo : À partir des années 1990, on voit le terme de santé mentale supplanter celui de psychiatrie dans la littérature de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de l’Union européenne, etc.
En utilisant le terme de santé mentale, l’objectif est de proposer un modèle de psychiatrie plus humaniste, moins orientée vers l’institutionnalisation des patients au long court et tournée vers la prise en charge au plus près du lieu de vie du patient avec des objectifs de réhabilitation psychosociale ou de rétablissement.
Généralement en France, et pour les pouvoirs publics, le terme de santé mentale co-existe avec celui de psychiatrie. Le terme ne remplace pas la psychiatrie, discipline médicale en charge de patients, mais renvoie plutôt à une approche à plusieurs continuums de la santé mentale.
Se détachant du modèle normal vs. pathologique, il s’agit d’un modèle holistique, chacun a une santé mentale qui est une composante de la santé et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou de handicap.
On peut être en bon état de santé mentale tout en étant diagnostiqué d’un trouble psychiatrique. Inversement, on peut être en détresse psychologique, à la suite d’un deuil ou d’une rupture par exemple, sans que cela soit révélateur d’un trouble psychique.
Attention aux dérives qui entachent la notion et la mode dont fait l’objet la santé mentale : l’individu est sommé de prendre soin de sa santé mentale, il en est responsable.
L’injonction au bonheur est prégnante, et fait porter la responsabilité de sa santé mentale sur l’individu, et peut donc faire l’impasse sur les puissants déterminants sociaux, sécuritaires et environnementaux, qui relèvent de la responsabilité collective.
Déterminants de la santé mentale
Quels sont les déterminants de la santé mentale ?
Nathalie Roudaut : Il existe des déterminants biologiques, sociaux et psychologique). Les facteurs génétiques sont par exemple des déterminants biologiques quand l'environnement socio-économique l'isolement ou l'exposition à des situations de violence, de stress, ou de précarité sont des déterminants sociaux.
La santé mentale est un continuum, qui fluctue au gré des événements que nous traversons. Être en détresse ne signifie pas que nous avons un trouble psychiatrique. La capacité à faire face aux difficultés et à les surmonter est déterminante pour préserver une bonne santé mentale.
On peut limiter la détresse et certains troubles, en prévention primaire, en apprenant à décrypter les émotions, en travaillant la confiance en soi, en prenant soin de soi, en ayant des relations sociales, en faisant de l’exercice physique, en évaluant précocement les points d’intervention possibles, les risques…
État de santé mentale aujourd'hui en France
Quel est l’état de la santé mentale en France au niveau de la population générale ?
Jean-Baptiste Hazo : Quand on fait de l’épidémiologie psychiatrique, on cherche à estimer le nombre de personnes en besoin de soins, en traitant par exemple les données collectées via les cartes vitales, stockées dans le système national de données de santé. Ou en étudiant les données d’enquête.
D’après ces données, 13 % de la population adulte française présenteraient des troubles psychiques, ou du moins un besoin de soin. Les troubles les plus fréquents sont les suivants : dépression, anxiété, accès boulimiques parfois accompagnés de comportements compensatoires comme les vomissements, addictions ou pensées suicidaires.
Ces dernières années on observe une augmentation des pensées suicidaires chez les plus jeunes : 2,5 % des hommes disent avoir pensé à se suicider au cours des douze derniers mois, contre 3 % des femmes. Ce taux monte à 6,5 % des jeunes filles âgées de 10 à 24 ans. Chez elles, les hospitalisations pour lésions auto-infligées, renvoyant à des scarifications ou des tentatives de suicide, sont en progression brutale ces dernières années.
En matière d’expression de la souffrance psychique, il existe des différences selon le sexe. Les femmes sont plus concernées par les troubles dits « internalisés », où la souffrance reste à l’intérieur : dépression, angoisse alors que les hommes ont tendance à l’externaliser avec des comportements à risque, des addictions et de la violence.
Pourquoi les jeunes ont-ils tendance à être plus vulnérables en matière de santé mentale ?
Nathalie Roudaut : C’est entre 15 et 25 ans que plus de 50 % des pathologies psychiatriques se déclarent. Jusqu’à 25 ans, le cerveau continue de se transformer, il est sensible aux influences de l’environnement, pour le meilleur et pour le pire. C’est une période de construction de soi, dans laquelle la relation à l’autre est déterminante. À ce titre, les effets de la distanciation, des confinements, des cours à distance se font encore sentir : cela ne sera rattrape pas d’avoir été privé d’interactions sociales, et ceux qui allaient mal vont encore plus mal.
Au-delà de la crise liée au COVID-19, les troubles dépressifs chez les 18-24 ans ont été multipliés par deux entre 2017 et 20212 . Aujourd’hui un jeune sur cinq présente un trouble dépressif. La dépression se définit notamment par une projection négative, voir une incapacité à se projeter dans l’avenir : on fait des enfants si la planète reste viable, on fait un métier si l’on pense qu’on en pourra vivre décemment… Avec les crises, guerres, qui s’accumulent, c’est très compliqué pour les jeunes de se projeter dans l’avenir.
Si l’on se concentre sur les étudiants, d’autres facteurs de risques de détérioration de la santé mentale s’ajoutent : c’est souvent un moment de déracinement géographique, on est plus sujet à l’isolement et à la précarité, on stresse pour les examens, pour son insertion professionnelle ensuite, la compétition entre étudiants et dans de nombreuses filières est rude, certains doivent travailler pour financer leurs études… En 2021, 30 % des étudiants déclaraient avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois3 .
Et qu’observes-tu de ton côté Maxime ?
Maxime Perez Zitvogel : Je partage le constat de Nathalie. À la Maison Perchée, nous avons en moyenne entre un mois, voire un mois et demi d’attente pour devenir adhérent et je ne vous parle pas du nombre de personnes hors cadre qu’on ne peut pas accueillir. Ce qui me fait peur pour la suite, c’est toutes ces personnes qui ont besoin de soutien et qui n'ont nulle part où aller.
Un tel contexte montre qu’il est nécessaire de s’engager dans le domaine de la santé mentale. Qu’est-ce qui t’a poussé à créer la Maison Perchée ?
Maxime Perez Zitvogel : Quand j’ai été diagnostiqué bipolaire, comme 2 à 3 % de la population, tout s’est effondré pour moi. J’ai fait une grosse dépression pendant deux ans, ainsi qu’une tentative de suicide comme une personne sur cinq concernée par un trouble psychique.
Il n’y avait rien pour les jeunes en dehors du traitement et du psychiatre. J’ai donc créé en 2017 l’association Bipolaires et fiers et fières, devenue la Maison perchée trois ans après.
La Maison Perchée est une association non médicalisée spécialisée pour les jeunes adultes de 18 à 40 ans vivant avec un trouble psychique, comme la bipolarité, la schizophrénie ou les troubles borderline. Elle est fondée sur la pair-aidance. C’est ce que j’aurais voulu avoir à ma sortie de l’hôpital…
Nous soutenons les personnes concernées et leurs proches, nous sensibilisons le grand public sur les maladies psychiques avec des prises de parole dans les médias et nous contribuons à faire évoluer les pratiques en psychiatrie auprès des politiques publiques et des professionnels de santé.
Depuis février 2023, nous avons ouvert un café associatif accessible au grand public les matins en semaine et le samedi, car nous sommes tous forcément concernés et pouvons faire changer les représentations sur la santé mentale.
Il existe aussi d'autres associations fondées sur l’entraide entre pairs, comme Nighline à destination des étudiants. Quelle est votre action ?
Nathalie Roudaut : Nightline France est une association étudiante créée en 2016 d’inspiration anglo-saxonne, basée sur le modèle de la pair-aidance entre jeunes ayant le même âge et le statut d’étudiant.
C’est une démarche de santé communautaire, animée par des étudiants, pour des étudiants, accompagnés par des professionnels, avec invitation et orientation vers des professionnels de santé si besoin.
Nos actions s’inscrivent dans une logique de prévention primaire et de promotion en santé mentale, c’est-à-dire en amont de situation de détresse, en s’informant, en s’outillant, en libérant la parole, etc.
Il s’agit aussi d’agir à une échelle plus collective, en changeant les représentations sur la santé mentale. Depuis 2017, nous proposons la nuit une ligne d’écoute gratuite, anonyme et confidentielle, en français et en anglais. Nous avons un mantra : il n’y a pas de petit problème, commencer à en parler c’est un bon début.
Pour éviter de les mettre en difficulté, nos bénévoles étudiants sont formés et accompagnés par des professionnels de santé. Nous pensons qu’il faut prendre soin de soi avant de pouvoir écouter les autres. Malgré un turn-over important, lié au statut étudiant, nous n’avons pas de problème de recrutement, sans doute parce que l’engagement associatif leur fait du bien.
Nos bénévoles auraient voulu avoir un tel espace de soutien, pouvoir parler de leur détresse ou de leurs troubles — ou de celles de proches — , comme on parle d’une jambe cassée. Cette proximité avec le sujet de la santé mentale, qui nous concerne tous, est un moteur de l’engagement, efficace pour conjuguer expérience et expertise.
On voit également des jeunes arriver plus conscients, peut-être « grâce » au COVID-19, par l’importance de préserver ou de réhabiliter une bonne santé mentale.
Enjeux de la santé mentale pour l'avenir
Quels sont les enjeux pour l’avenir ?
Jean-Baptiste Hazo : Il est évident que l’engagement associatif aide à maintenir une bonne santé mentale. Inversement, l’entraide entre personnes affectées donne de bons résultats.
Mais la psychiatrie est un secteur en crise perpétuelle, tout particulièrement la pédopsychiatrie.
C’est un champ peu consensuel, avec des oppositions doctrinales. On a du mal à faire collectif.
On peut se poser la question d’une réponse graduée en aidant la psychiatrie en prenant soin des gens avant qu’ils ne tombent malades. Le remboursement partiel des séances en psychologie vient tout juste d’être mis en place et cela pourrait être mieux articulé avec les parcours en psychiatrie.
Beaucoup de psychiatres n’aiment pas trop la notion de santé mentale, car elle efface leur rôle qui est celui de s’occuper de patients en besoin de soin, on ne peut demander à un secteur sanitaire qui n’en peut plus de s’occuper du bien-être des citoyens.
Avant de s’occuper des malades, il y a beaucoup de prévention primaire à faire. Je pense à l’Angleterre, qui a créé le réseau Sentinelle pour prévenir les actes suicidaires, ou aux lignes d’écoute, comme ce que fait Nightline France pour les étudiants.
Maxime Perez Zitvogel : On est aujourd’hui en pleine crise de vocation pour devenir psychiatre, conduisant à des déserts médicaux en matière de santé mentale.
Dans certaines régions, des patients doivent attendre six mois avant de voir un psychiatre. Mais comment allons-nous gérer ça ?
Je pense aussi à deux catégories de la population qui sont laissées pour compte : les plus jeunes et les plus âgés. On se rend compte que les plus de 40 ans sont clairement oubliés. Dès qu’ils ont été hospitalisés, ils perdent leur boulot, ne peuvent donc plus payer leur loyer. Ainsi, au lieu d’être dans la rue, ils restent à l’hôpital.
La vraie priorité est qu’on se mobilise tous ensemble sur le sujet de la santé mentale : les professionnels, les politiques, les patients et leurs proches.
Nathalie Roudaut : Je souscris à ce qui a été dit et j’ajoute que Nightline forme des Sentinelles étudiantes en France, en partenariat avec le GEPS. Une chose positive que je retiens de la crise du COVID-19, c’est que le sujet de la santé mentale est monté dans le débat public.
Pour l’avenir, il faut travailler sur l’ensemble de la chaîne des acteurs de la santé mentale, de la prévention primaire à la prise en charge des malades.
Beaucoup de temps et de chances sont gâchés compte tenu de la saturation des services.
Il y a urgence à agir sur tous les déterminants qui peuvent améliorer le bien-être et éviter des coûts, en particulier humains. Ce n’est pas aux acteurs du soin de s’occuper seuls de la bonne santé mentale de la population. Les collectivités locales, même si elles n’ont pas dans leur champ de compétences directes la santé, ont des leviers concrets avec l’aménagement du territoire, les transports, l’animation de la vie sociale et culturelle.
Cela n’est pas pour renvoyer la responsabilité aux collectivités, qui d’ailleurs, se saisissent plutôt de plus en plus du sujet. C’est pour évoquer la notion de responsabilité partagée décrite par Maxime : citoyens, élus, décideurs, politiques, tout le monde a un rôle à jouer. Travailler sur le lien social, c’est travailler pour une société qui va bien.
Ressources pour aller plus loin
- Jean-Baptiste Hazo et Aristide Boulch (DREES), Santé mentale : une amélioration chez les jeunes en juillet 2021 par rapport à 2020 mais des inégalités sociales persistantes, 22 juillet 2022, [en ligne].
- Valentin Berthou, Aristide Boulch, Monique Carrière, Hadrien Guichard, Jean-Baptiste Hazo, Adrien Papuchon, Charline Sterchele et Valérie Ulrich (L’Observatoire national du suicide), Suicide, Mesurer l’impact de la crise sanitaire liée au Covid-19. Effets contrastés au sein de la population et mal-être chez les jeunes, septembre 2022, [en ligne].
- Ketty Rios Palma, Perchés, 2023, [en ligne].
Réaction de Yannick Blanc, grand témoin de la journée
Le sujet de la santé mentale est le cœur de la question plus large de l’évolution des métiers du lien et du soin. Toutes ces activités sont en situation de crise, car ce modèle s’est construit compartiment après compartiment.
L’enjeu de la santé mentale est le révélateur des faiblesses dans le prendre soin et la création de liens.
Pour agir au bon niveau et au bon moment, chaque étape a sa place. Chaque acteur doit prendre conscience et organiser son action, en sortant de son périmètre de solidité de convictions. Chacun des intervenants de la chaîne de santé mentale doit se sentir contributeur et dépendant du maillon d’avant et d’après. Construire cette chaîne de l’écoute, de l’empathie et de l’action demande l’engagement de chacune des catégories d’acteurs.
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Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti de la Fonda et relu par Jean-Baptiste Hazo, Yannick Blanc, Diane Bonifas, Charlotte Debray, Anna Maheu, Guillemette Martin, Maxime Perez Zitvogel et Nathalie Roudaut. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.
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- 1Depuis la loi du 27 septembre 2013, les patients hospitalisés sans consentement en psychiatrie doivent être présentés à un juge des libertés et de la détention avant 12 jours, puis tous les six mois si nécessaire.
- 2Santé publique France, Prévalence des épisodes dépressifs en France chez les 18-85 ans : résultats du Baromètre santé 2021, 14 février 2023 [en ligne].
- 3Observatoire national du suicide, Mesurer l’impact de la crise sanitaire liée au Covid-19 - Effets contrastés au sein de la population et mal-être chez les jeunes, septembre 2022, [en ligne].