Organisée par la Fonda en partenariat avec le groupe Domplus et le Numa Paris, la rencontre Fond’après du 14 novembre 2018 a permis d’explorer la possibilité pour les habitants de s’approprier des données numériques liées à leurs espaces de vie (habitat, ville) et de circulation.
Elle réunissait Tatiana de Féraudy (chargée de recherches à Décider ensemble), Fabien Gainier (Fabrique des mobilités) et Arnaud Vallin (directeur des usages sociaux et du marketing social au sein du groupe Domplus). La rencontre était animée par Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda.
La synthèse des échanges est proposée par Claire Rothiot, chargée de communication de la Fonda.
La notion de smart city, ou ville intelligente, est une notion récente. Elle renvoie à l’enjeu d’un développement urbain efficace, évolutif et adapté aux besoins des habitants. La smart city est indissociable de l’idée de nouvelles technologies : elle s’appuie sur une série de capteurs connectés qui collectent toutes sortes de données. Leur exploitation vise à optimiser la gestion de la ville, les services offerts aux habitants, les infrastructures, les transports, les réseaux de communication…
Souvent, les données collectées le sont par des acteurs privés, ce qui soulève des questions éthiques (transparence de la collecte, appartenance des données, usage qui peut nourrir d’autres intérêts que l’intérêt général…) Dans tous les cas, faire le choix de transformer sa ville en smart city est une décision politique qui implique diverses parties prenantes et induit de nouveaux enjeux.
Si l’on peut s’interroger sur l’efficacité des réponses apportées par la smart city en matière de services, le sujet mis en débat lors de la rencontre Fond’après concerne davantage l’appropriation des données collectées par les habitants. Avec cette question : « la smart city peut-elle avoir un potentiel de développement d’initiatives citoyennes et favoriser des dynamiques participatives ? »
En France, le terme de smart city est souvent associé à l’idée d’un modèle de ville collaborative ou participative. Cependant, il s’agit avant tout de participations visant à produire de la donnée. Le constat est partagé par les intervenants : si grâce aux solutions numériques la smart city peut produire et organiser de nouvelles données pour transformer ses services publics, elle n’offre pas véritablement aux citoyens la possibilité de se saisir de ces données pour développer des initiatives citoyennes.
Les promesses de la ville connectée
Pour Tatiana de Féraudy, avec le développement de la ville connectée, trois grands types de mouvements ont émergé, portés par des citoyens enthousiastes qui voyaient en elle un levier d’encapacitation - et ont été déçus.
Le mouvement dit « des capteurs citoyens ». Il s’appuie sur la captation par les citoyens de nouvelles données indépendantes, différemment qualifiées et géo-localisées. L’objectif est de se saisir des informations agrégées pour faire du plaidoyer auprès des politiques. Cependant, cette production citoyenne, parce qu’elle se heurte à des difficultés d’accès aux données ou au manque de moyens pour les traiter, demeure peu développée.
Le mouvement de l’open data. Il traduit une volonté d’ouverture des données, publiques principalement, pour en faire un bien commun. Si les collectivités de plus de 3 000 habitants ont l’obligation légale de rendre publiques les données dont elles disposent (sur la mobilité, l’environnement, la démographie…), peu d’entre-elles le font.1 Pour le citoyen qui le souhaite, accéder aux données de sa ville ou territoire s’apparente parfois à un parcours du combattant2 ! Par ailleurs, alors que la donnée collectée doit servir l’analyse, pour identifier les besoins et proposer de nouveaux services, on constate bien souvent que l’usage des données n’a pas été anticipé : les informations collectées, parce qu’elles ne sont pas croisées, n’ont aucune utilité.
Les civic tech, ou mouvements de « participations citoyennes augmentées par le numérique ». Des applications, outils et autres plateformes numérique ont fleuri ces dernières années, avec l’ambition de favoriser la participation des citoyens à la construction de projets dans leur ville. Beaucoup de collectivités ont mis en place ce type d’outils pour engager leurs administrés. Dans les faits, la plupart des applications servent à faire des signalements (trou sur la chaussée, camion sur une piste cyclable…), entraînant avec elles un débat sur la délation et n’augmentant en rien le pouvoir de décision du citoyen sur les politiques impulsées dans sa ville.
Dans la smart city, des habitants « crowdsourceurs »
Prenons pour exemple la question de la mobilité, au cœur des politiques territoriales. L’analyse des usages en matière de circulation s’est considérablement développée grâce aux solutions numériques. La collecte de données repose alors principalement sur du crowdsourcing (« production participative » en français, ou « production par la foule »).
Concrètement, les données proviennent des usagers eux-mêmes qui, via des applications installées sur leur téléphone notamment, partagent leurs habitudes de circulation. Sans ces données « réelles », l’analyse de la circulation serait beaucoup plus complexe ; un questionnaire par exemple apporterait des informations incomplètes, car les habitants interrogés ne pourraient pas se souvenir avec exactitude de tous leurs déplacements. Ainsi grâce au crowdsourcing la ville du Caire3 en Égypte, a-t-elle pu cartographier en un temps record son réseau de circulation formel et informel, lui permettant ensuite de développer de nouveaux circuits de transports adaptés aux besoins.
Certaines applications sont transparentes et leur objectif annoncé : la personne décide de télécharger l’outil pour partager ses données au service de la collectivité (par exemple les projets Jungle Bus ou Strava). D’autres fois, cette collecte est effectuée à leur insu, par un acteur privé et il est alors difficile de savoir quel usage en sera fait.
Qui sait par exemple que Google trace tous nos déplacements ? Fabien Gainier évoque Google Timeline qui permet au géant du web de tracer l’intégralité des itinéraires de chacun, quel que soit le mode de transport. Quels usages Google fait-il de ses données, dont le potentiel prédictif confère un intérêt financier majeur ?
S’approprier la donnée en tant que citoyen, c’est aussi comprendre qu’on en est soi-même producteur, avoir conscience qu’il s’agit de données personnelles et en mesurer la valeur pour l’organisation qui la détient.
Aussi, la sensibilisation des citoyens aux enjeux liés à l’exploitation des données est-elle insuffisante. Peu d’initiatives sont faites pour faciliter l’accès des citoyens aux données ou en comprendre les mécanismes de productions et les intérêts sous-jacents.
Pour une participation numérique et citoyenne des habitants
Pour Tatiana de Féraudy, l’enthousiasme pour la ville connectée et l’enthousiasme pour une nouvelle participation à la vie de la cité (débattre, proposer des projets, prendre part à la décision…) doivent pouvoir se combiner. L’Iddri4
s’est penché sur le sujet pour analyser des cas pratiques et identifier les conditions d’une participation à la fois numérique et citoyenne.
Tout d’abord, dans le cadre d’un projet de crowdsourcing destiné à améliorer la ville, il est indispensable que le citoyen partage ses données de manière active, en conscience des objectifs poursuivis, comme dans les projets cités plus haut.
Une autre condition est de donner au citoyen la possibilité d’évaluer, de donner son avis. Cela peut se faire par voie de questionnaire, comme avec la consultation lancée par la Mairie de Paris auprès des cyclistes sur leurs préférences en termes de pistes cyclables : les réponses des 8 000 participants ont fait remonter des besoins importants et inattendus. Une collectivité territoriale doit comprendre qu’il est important d’interroger ses administrés, pas seulement pour le simple fait de les faire participer, mais parce qu’ils disposent d’informations qu’elle n’a pas.
Le stade le plus avancé de la démarche – et le plus porteur politiquement – vise à permettre au citoyen d’être partie prenante de la coproduction des projets et de la décision. Beaucoup de plateformes ont fleuri pour faire du débat à grande échelle, produire de l’intelligence collective, des outils de codécision. Les fonctionnalités peuvent être assez basiques (commenter, voter) ou plus complexes (outil de rédaction collective du projet). Ces plateformes ne sont pas toujours très avancées ou efficaces mais des initiatives fonctionnent bien, comme par exemple les budgets participatifs.
Il reste néanmoins encore beaucoup de chemin à parcourir pour développer la participation citoyenne numérique. Malgré la mise en place d’outils bien conçus, certaines collectivités regrettent un taux encore faible de participation des habitants, et notamment des jeunes. Ces démarches se développent doucement, et doivent impérativement s’accompagner d’une animation pour parvenir à fonctionner et à donner des résultats.
Le « smart » habitat
La rencontre Fond’après a également permis d’explorer le sujet de l’habitat connecté, avec l’intervention d’Arnaud Vallin, du groupe Domplus, qui accompagne notamment des personnes en perte d’autonomie. Dans ce cadre, la société aide les personnes à installer au sein de leur habitat des dispositifs domotiques permettant le maintien à domicile, ainsi que de matériels et applications numériques visant à lutter contre l’isolement (application d’échange de photos, outil facilitant l’appel d’un proche aidant...)
Pour Arnaud Vallin, l’accompagnement des personnes à l’appropriation de ces outils connectés est un enjeu central (cas de personnes peu à l’aise avec le numérique notamment) et il est indispensable de prendre en considération les besoins et habitudes de la personne pour l’aider à s’approprier l’outil.
Néanmoins, le retour d’expérience de Domplus met en évidence différents bénéfices inattendus à l’installation et à la configuration du smart habitat en matière de lien social : mise en relation de la personne avec ses voisins, échanges autour de l’outil comme curiosité, partage de connaissances d’usage, confiance retrouvée…
Un point de vigilance demeure dans le potentiel qu’on peut tirer des données collectées par les objets connectés du domicile. Le dispositif seul ne fournit pas forcément la juste information (par exemple, on peut s’apercevoir par les capteurs que la porte d’entrée n’est pas fermée or ce n’est pas un oubli mais une décision de la personne qui a souhaité créer un courant d’air durant la canicule…) Chaque objet est conçu pour un objectif précis, qui n’est pas toujours celui de la personne à domicile, et, entre sécurité et confort, les usages de l’objet peuvent s’avérer contradictoires.
En conclusion, il y a une complexité de la personne que la donnée ne pourra jamais traduire complètement.
Revoir la rencontre Fond'après en vidéo :
- 1En savoir plus sur dans cet article publié en octobre 2018 sur le site CityBay : https://www.citybay.fr/actualites/item/10-collectivites-open-data-reve-realite
- 2Il est possible de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), autorité administrative indépendante chargée de veiller à la liberté d’accès aux documents administratifs et aux archives publiques ainsi qu’à la réutilisation des informations publiques.
- 3Pour aller plus loin, voir l’article « Open Data et transports : l’Afrique a tant à nous apprendre ! » sur le site innovation-mobilite.fr, novembre 2017.
- 4Projet « Crowdsourcing urbain et participation citoyenne numérique » https://www.iddri.org/fr/projet/crowdsourcing-urbain-et-participation-citoyenne-numerique