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Numérique et inclusion sociale

Tribune Fonda N°222 - Économie et inclusion sociale : espoirs et controverses d'une transition - Juin 2014
Valérie Peugeot
Valérie Peugeot
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont, depuis leur émergence, questionné nos capacités de solidarité et d’équité sociale.

Dès 1995, dans son texte fondateur1 , l’association Vecam, une des pionnières françaises de l’Internet citoyen, attirait déjà l’attention sur le risque de « bipolarisation croissante du monde, entre riches et pauvres, « inclus » et « exclus », [qui] risque d’être accélérée, en raison des inégalités, non seulement d’accessibilité physique aux nouveaux réseaux, mais aussi de capacités individuelles et sociales, de maîtrise et de solvabilité de leur usage » tout en affirmant que « les nouvelles technologies de l’information offrent également des chances considérables pour le renforcement du lien social et de la citoyenneté ».

Même si, généralement, les discours se polarisent alternativement sur l’une ou l’autre de ces affirmations, sans arriver à tenir les deux bouts, cette dualité perdure depuis vingt ans. Et pourtant, bien des choses se sont passées en deux décennies !
 

Des TIC au numérique, d’un problème transitoire à une question pérenne


Glissement sémantique essentiel, les Tic sont devenues « le numérique », un terme générique qui a émergé pour tenter d’embrasser l’omniprésence et le caractère protéiforme de ces dites technologies. Comme l’explique Louise Merzeau, « il faut s’affranchir d’une pensée instrumentale, qui est encore celle de l’informatique, et prendre conscience que le numérique désigne désormais un milieu beaucoup plus qu’un outil »2 .

Du côté de la lutte contre les risques d’accroissement des inégalités liées aux Tic, celles-ci ont successivement pris le nom de fracture numérique à la fin des années 1990 puis de e-inclusion au début des années 2000, glissant progressivement de politiques d’équipement et d’accès à Internet à un accompagnement aux usages. En France, cette politique s’est dotée d’un certain nombre d’outils, dont le réseau des 5 000 Espaces publics numériques (EPN) est sans doute la face la plus visible.

Aujourd’hui la situation est paradoxale. Près de 83 % de la population française est équipée d’un ordinateur et 80 % accède à Internet ; une personne sur deux fait des achats sur Internet et/ou entreprend des démarches administratives en ligne ; une personne sur deux est membre d’un réseau social numérique3 ; etc. pour autant les inégalités sont plus présentes que jamais dans notre société4 . L’OCDE va jusqu’à affirmer que le numérique contribue à cet accroissement des inégalités5 ; à tout le moins, il n’en a pas permis la réduction. Des constats qui renvoient dos à dos les visions techno-optimistes comme les Cassandre du numérique. Alors où est le problème ?

En réalité la relation entre Tic et équité sociale s’est profondément complexifiée en vingt ans.

La question de l’équipement et de l’accès, aujourd’hui résiduelle d’un point de vue quantitatif, est devenue aiguë pour les 20 % de la population qui en sont exclus. Il y a ne serait-ce que dix ans, ne pas avoir d’accès à Internet était un handicap tout à fait surmontable ; aujourd’hui c’est devenu un facteur de marginalisation accéléré : chercher un emploi, accéder à ses droits, mener des démarches administratives – toutes choses qui ne peuvent pour l’essentiel plus se mener sans numérique et dont les plus fragiles socialement ont besoin plus encore que d’autres.

La privation de numérique devient alors la source d’une double voire triple peine, car ce sont le plus souvent les plus démunis – économiquement mais aussi en capital culturel, social – qui se retrouvent dans cette situation.

Mais les 80 % de la population, ceux qui semblent si bien connectés et si à l’aise avec les usages courants, n’en sont pas moins concernés et ce pour une raison essentielle : le rythme débridé de l’innovation technologique et de la dématérialisation. Il ne se passe pas un mois sans que nous n’ayons à effectuer une nouvelle démarche en ligne, à télécharger une nouvelle application ou à accéder à un nouveau service dont nous devons faire l’apprentissage.

Un effort cognitif qui peut sembler anecdotique pour une partie de la population qui n’y voit que gain de temps et simplicité, mais qui en réalité est source de difficulté, voire de souffrance, pour des personnes qui ne sont familières que des usages les plus élémentaires. Et un effort qui s’installe durablement : il y a vingt ans nous envoyions notre premier courriel et faisions nos premiers pas sur le web ; il y a dix ans nous découvrions les réseaux sociaux et les blogs ; aujourd’hui nous devons apprendre à protéger nos données personnelles, à gérer notre réputation en ligne et à évoluer sur un web de plus en plus contributif ; et demain nous devrons apprendre à apprendre avec des Moocs, interagir avec nos médecins à distance, gérer des équipements connectés au plus près de notre corps et de notre intimité.

Ceci signifie qu’il ne peut y avoir une vision binaire des questions d’inclusion dans une société numérique, vision selon laquelle des personnes exclues pourraient une fois pour toute, moyennant un accompagnement ponctuel, devenir des « e-inclues ». La même personne peut selon les moments et les endroits de sa vie (un nouvel emploi, une séparation qui implique une prise en charge de démarches pour le foyer…) se retrouver en situation d’aisance ou au contraire de fragilité face à la technologie.


Le numérique au rendez-vous de l’innovation sociale


Cependant la complexité de la relation numérique/équité sociale n’est pas seulement liée à l’innovation technologique : l’innovation sociale, contre toute attente, y est aussi pour quelque chose !

Dans une période où l’action publique est en recul au nom de la rigueur, et semble de moins en moins en capacité de répondre à la diversité des besoins sociétaux non couverts par le marché, les innovations sociales se multiplient –monnaies locales, habitat groupé, circuits courts alimentaires, crèches parentales, banques alimentaires... Si ces innovations n’ont pas attendu le numérique pour exister, elles y trouvent à la fois des outils d’amplification de leur action, mais aussi les moyens d’explorer de nouveaux projets. Le numérique devient alors le milieu dans lequel ces innovations peuvent s’épanouir, grandir, toucher de nouveaux publics, voire penser des modèles alternatifs de développement.

Les initiatives se multiplient : ouverture de Fablabs, lieux d’accueil et de formation pour des générations de bidouilleurs numériques ; construction contributive de savoirs communs, comme « Open street map » qui permet à chacun de cartographier son territoire ou « Open food facts » pour partager des informations alimentaires ; outillage du vieux rêve d’une démocratie approfondie grâce aux technologies, comme « MySociety » au Royaume Uni, « Regards citoyens » en France ou « Brocéliande terre d’idées » en Bretagne ; déploiement d’infrastructures Internet citoyennes comme « Guifi.net » en Catalogne ou le projet européen « Confine » ; invention d’une R&D en biotechnologie ouverte avec « La paillasse » à paris ; essor d’un entrepreneuriat social outillé du numérique avec des entreprises comme « La Ruche qui dit oui », qui propose des achats alimentaires en circuit court, ou « Sharevoisins », qui permet le prêt d’objet entre voisins, etc.6 Bref, le numérique semble enfin en mesure de concrétiser le rêve, né dans les années 1980, des pères fondateurs de l’informatique personnelle et des communautés virtuelles : mettre les outils au service d’un empowerment personnel et collectif, permettre aux citoyens de gagner en « pouvoir d’agir » individuel et collectif.

On le voit, la dualité identifiée il y a vingt ans de « l’encastrement » des technologies de l’information et de la communication dans la société est plus prégnante que jamais. pour que cette dualité ne participe pas d’une exacerbation d’une société à plusieurs vitesse – d’un côté des citoyens créatifs, producteurs de savoirs partagés, acteurs de leur vie et de leur territoire, de l’autre des individus en souffrance, renvoyés à leurs limites, en perte d’estime de soi dans leur environnement personnel ou professionnel –, nous devons nous donner les moyens d’emmener toute la population dans cette capacité à habiter pleinement ce nouveau milieu socio-technique, à devenir des acteurs et non de simples consommateurs du numérique.

C’est bien entendu une question de justice sociale, mais c’est aussi un enjeu économique – nous ne pourrons pas inventer les modèles de développement de demain sans une population globalement créative – et démocratique : on sait à quel point les inégalités constituent le terreau des votes non républicains.


Une littératie numérique tout au long de la vie


Le Conseil national du numérique (Cnnum), en s’appuyant sur les contributions de plus de cent acteurs, a élaboré deux rapports qui se prolongent l’un l’autre, le premier dédié aux questions d’inclusion7 , le second à l’éducation8  dans une société numérique.

Un fil rouge traverse les soixante-dix recommandations des deux rapports : le besoin d’une littératie numérique pour tous. En choisissant le terme de littératie numérique, emprunté à l’anglais, le Cnnum a cherché à montrer qu’il s’agissait de bien plus que d’une série de savoirs à acquérir une fois pour toute, mais plutôt d’un bouquet de connaissances et compétences sans cesse à redéfinir, au fur et à mesure que les technologies apparaissent et que les usagers s’en emparent pour mieux les réinventer et les adapter aux besoins collectifs.

Au-delà des usages élémentaires, il s’agit d’amener chacun à être non plus usager mais producteur de contenus, à savoir utiliser la technologie pour s’en rendre maître et ne plus la subir, à décrypter le fonctionnement de l’économie numérique pour ne pas être un simple client passif mais acteur de sa consommation, à s’appuyer sur les Tic pour participer à la vie de la Cité et ne plus se contenter d’un vote protestataire… bref, à faire de chacun un citoyen à part entière d’une société numérique.

La littératie, c’est aussi bien savoir utiliser des outils collaboratifs pour innover et co-créer, qu’apprendre à s’exprimer et publier sur le web, acquérir des notions d’informatique et de programmation pour comprendre le fonctionnement d’un algorithme, ou d’un objet du quotidien, découvrir le fonctionnement d’une imprimante 3D pour imaginer son objet de demain, ou encore comprendre la manière dont se construit la confiance dans une économie numérique…

La littératie numérique, c’est aussi une pédagogie, une autre approche des apprentissages, qui permet à l’apprenant de sortir des logiques de compétitivité pour être plus coopératif, de s’ouvrir à une diversité de savoirs rendus accessibles par les réseaux, de sortir du seul face à face avec l’enseignant ou l’accompagnant pour entrer en relation avec d’autres interlocuteurs détenteurs de savoirs pro- fanes ou savants. Dans l’école, le numérique constitue un support pour travailler en « mode projet », pour déporter le temps de l’acquisition des savoirs hors du temps de la classe et laisser l’enseignant se consacrer à l’accompagnement et à l’application des acquis, c’est aussi une opportunité pour ouvrir la classe à des intervenants extérieurs via des outils distants, ou pour apprendre aux élèves à construire une parole publique et à partager des productions.

Dans un centre d’accueil des plus fragiles comme des SDF ou des chômeurs sans droit et désocialisés, la littératie numérique outille l’apprentissage d’un retour à l’estime de soi, permet de construire un parcours de désendettement, renoue des liens avec des proches que l’on croyait perdus. Dans une maison de retraite, la littératie numérique c’est l’occasion d’un dialogue avec des petits-enfants partis vivre au loin. Dans un emploi, la littératie numérique c’est savoir chercher des compétences pour coproduire, pour gagner en autonomie et en capacité coopérative, mais aussi pour organiser de nouvelles formes de solidarité, etc.

Cette littératie numérique, nombreux déjà sont ceux qui la pratiquent, la diffusent, la partagent, l’outillent. Les contributions reçues par le Cnnum en témoignent : enseignants, documentalistes, animateurs d EPN, de centres sociaux, d’associations de solidarité ou de l’éducation populaire, entrepreneurs sociaux et acteurs de l’économie sociale et solidaire, start up de l’éducation… nombreux sont ceux qui, tous les jours, à la fois mobilisent le numérique pour renouveler leurs pratiques et inventent les conditions d’une équité sociale face au numérique.

Mais cette littératie a besoin aujourd’hui de sortir de l’expérimentation, portée par des pionniers, pour diffuser largement dans l’école et bien au-delà. La place de la littératie numérique est aussi sur le lieu de travail, dans le terreau associatif qui accueille les plus fragiles comme dans les tiers-lieux qui s’ouvrent aux plus créatifs, dans des espaces de médiation qui doivent mailler le territoire, se nicher là où les gens vivent, achètent, se cultivent, se rencontrent, inventent, s’organisent…

Les idées pour ce passage à l’échelle ne manquent pas : généraliser la formation à la littératie numérique dans les ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation) et permettre aux ESPE de porter la R&D (recherche et développement) en matière de pédagogie appuyée sur le numérique ; généraliser l’option ISN (informatique et sciences du numérique) dans toutes les filières ; enseigner l’informatique au collège en introduisant, dans une première phase, une année centrée autour de l’apprentissage de la programmation sur le temps alloué à la technologie ; intégrer dans la formation des travailleurs sociaux un module systématique de littératie numérique ; animer des collectifs de mutualisation des expériences en matière d’innovation sociale et de littératie numériques dans les territoires ; valoriser le parcours professionnel des médiateurs numériques… voici quelques-unes des recommandations extraites des deux rapports mention- nés précédemment.

Encore faut-il maintenant que tous – acteurs publics nationaux et territoriaux, enseignants, communautés de médiateurs, entreprises sociales et technologiques, terreau associatif… – s’en emparent pour que le numérique devienne véritable- ment le vecteur d’une culture partagée de tous.


NB : Cet article est directement inspiré des travaux collectifs du Conseil national du numérique auxquels Valérie Peugeota pu participer.
 

  • 1Textes fondateurs de Vecam, février 1995, http://vecam.org/article326.html
  • 2Entretien avec Louise Merzeau : culture numérique, média, communs et vivre ensemble. http://docpour- docs.fr/spip.php?article546
  • 3Enquête Crédoc - La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française (nov. 2013) www.credoc.fr/pdf/Rapp/R297. pdf
  • 4Voir l’évolution de la pauvreté entre 2002 et 2012 dans le rapport 2013-2014 de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. www.onpes.gouv.fr/
  • 5OCDE - Toujours plus d’inégalité : pourquoi les écarts de revenus se creusent, avril 2012, www.oecd.org/fr/els/soc/toujoursplusdinegalitepourquoilese- cartsderevenussecreusent.htm
  • 6Voir la cartographie en construction de l’innovation sociale numérique en Europe http://digitalsocial.eu/
  • 7Citoyens d’une société numérique – Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir: pour une nouvelle politique d’inclusion, nov. 2013. http://www.cnnumerique.fr/in clusion/
  • 8Jules Ferry 3.0 : bâtir une école créative et juste dans un monde numérique. www.cnnumerique.fr/education/
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