Il y a deux façons d’envisager la relation entre l’engagement et les technologies numériques, selon que l’on considère ces dernières comme un vecteur ou comme un objet de mobilisation. Je ne m’étendrai pas sur ce second point, car c’est aujourd’hui à mon grand regret le parent pauvre.
Les mouvements citoyens qui cherchent à résister à certaines dérives liées au numérique — à l’érosion des libertés publiques notamment — se comptent sur les doigts d’une main. Nous manquons cruellement de contre-pouvoir pour construire une société numérique désirable.
Faciliter l'engagement : une utopie fondatrice du numérique
Mais pour revenir au numérique facilitateur de l’engagement, l’attente n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit même dans les utopies fondatrices du numérique.
Dès la fin des années 1970, le déploiement de certaines technologies comme l’ordinateur individuel ou les premières communautés virtuelles s’est nourri de la contre-culture états-unienne.
Aux yeux de leurs inventeurs, les technologies étaient avant tout des outils d’émancipation individuelle et collective contre un État vécu comme aliénant et contre les industries concentrées de télécommunications et de médias.
Nous n’avons pas cette tradition libertarienne en France. Quand le web y est devenu grand public au milieu des années 1990 et dans la décennie qui a suivi, les espoirs liés à ce qu’on appelait à l’époque les NTIC1 se sont portés sur le renouvellement de la démocratie représentative, déjà perçue comme essoufflée.
Avec le numérique, la démocratie participative semblait à portée de main. Des deux côtés de l’Atlantique, nous sommes largement revenus de ces visions naïves qui à leur manière, étaient tout aussi techno-enthousiastes que celles de l’industrie.
Quand internet élargit l'espace public
Pour autant, même si ces espoirs ont été en grande partie déçus, l’irruption du numérique a contribué à transformer en profondeur l’espace public et ce faisant, par ricochet, les possibilités de contribuer au débat public et de s’engager.
Internet et le web ont élargi l’espace public, en mettant à mal le monopole des médias historiques à raconter le monde et en donnant la voix à des individus et des collectifs qui n’avaient jusqu’alors pas accès à la parole publique2 .
Le premier tremblement de terre en la matière a été la capacité d’un inconnu, Étienne Chouard, à faire émerger la possibilité d’un « non » au référendum européen de 2005 quand les médias considéraient unanimement le « oui » gagnant3 .
Dans un même temps, les médias indépendants se sont multipliés en ligne4 de même que les blogs, les fanzines5 et, à partir des années 2010 avec le Web2.0, ces espaces d’expression que sont les réseaux sociaux. Par ailleurs, Internet a rendu possibles et visibles des mobilisations de nouveaux mouvements citoyens et sociaux, à la fois massives et déterritorialisées.
Le tournant date du sommet de l’Organisation mondiale du commerce en 1999 à Seattle où les manifestants se sont organisés grâce aux premiers téléphones mobiles6 . La manifestation mondiale contre la guerre en Irak en 2003 a également marqué ce virage numérique. Depuis cette trajectoire n’a jamais déviée.
Des sommets altermondialistes aux manifestations contre la retraite à 64 ans, en passant par les mouvements #blacklivematters ou #metoo, les technologies numériques sont un formidable facilitateur, permettant un aller-retour entre engagement en ligne et engagement physique.
Un engagement en ligne infra-politique
Des formes de micro-engagement, accessibles à des publics moins militants, ont aussi émergé : pétitions en ligne sur des plateformes de type Change.org7 , « pouce levé » pour soutenir une cause…
Ces petits gestes, que certains qualifient avec une forme de mépris de slacktivisme8 , ne sont pourtant pas dénués d’intérêt, comme l’illustre l’Affaire du siècle qui a rassemblé 2 millions de signatures en un mois, rendant possible une procédure juridique contre l’inactivité écologique de l’État français9 .
Dans un registre connexe, ne sous-estimons pas ce qui se passe dans des collectifs hébergés par les réseaux sociaux. Dans ces groupes, les participants s’entraident autour d’une cause, à l’instar du groupe EBZD (écolos bio zéro déchet) qui encourage les petits gestes individuels de transition écologique. Ces espaces infrapolitiques facilitent une émulation collective autour d’une cause.
Autre type d’engagement rendu possible par le numérique : la coconstruction de connaissances. Pensons aux relevés citoyens de radioactivité portés par Safecast, créé après la catastrophe de Fukushima, ou aux capteurs de pollution atmosphériques développés dans les fablabs.
Les communs de la connaissance sont également nombreux comme Wikipédia, Open Food Facts sur la qualité des aliments, ou Open Street Map, outil cartographique libre. Fruits d’un engagement collectif, ces dispositifs proposent des savoirs indépendants et apportent de la transparence. Ils constituent un ingrédient indéniable de la démocratie.
Développer des mouvements réticulaires
Enfin, et sans épuiser le sujet tant s’en faut, la forme réticulaire, décentralisée et horizontale des technologies numériques est à la fois une source d’inspiration et un vecteur pour des mouvements civiques.
Ceux-ci cherchent à construire d’autres gouvernementalités en leur sein, renouant ainsi avec l’utopie des débuts de l’Internet quant à l’invention de nouvelles formes démocratiques. Je pense aux modes d’organisation de mouvements comme ceux d’Occupy, de Nuit Debout en France, de la place Tahrir au Caire ou du parc Taksim Gezi à Istanbul.
Mais gardons-nous de tout angélisme. Ces mouvements réticulaires n’ont pas su convertir leur capacité de mobilisation en force de négociation.
Par ailleurs si tous les exemples cités sont puisés dans des causes progressistes, les mêmes technologies sont utilisées, parfois avec une efficacité surprenante, par des causes conservatrices ou antidémocratiques, à l’instar du Tea Party aux États-Unis. Les groupes hébergés dans les réseaux sociaux peuvent être des espaces d’enfermement, autour d’idées complotistes, sexistes ou violentes entre autres.
Ceci ne signifie pas que les technologies soient neutres, bien au contraire : elles véhiculent les visions du monde de leurs inventeurs et de ceux qui en tirent un profit économique. Mais, pour boucler avec le tout premier point, cela invite à faire de la conception et de l’encadrement des technologies numériques un objet politique à part entière, autour duquel nous engager collectivement.
- 1Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).
- 2On peut lire à ce sujet Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, C & F éditions, 2012.
- 3L’analyse est intitulée « Une mauvaise Constitution qui révèle un secret cancer de notre démocratique » et est toujours disponible en ligne.
- 4Indymedia, Place publique…
- 5Anglicisme issu de la contraction de l’expression anglaise fanatic magazine, un fanzine est une publication, créée et réalisée par des amateurs passionnés.
- 6Les 29 et 30 novembre 1999, un mouvement de protestation contre la mondialisation tentent d’empêcher la tenue de la troisième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle.
- 7Le site Internet change.org est une plateforme de création et de partage de pétitions en ligne.
- 8Ce mot-valise développé par les Américains Dwight Ozard et Fred Clark en 1995 désigne de façon péjorative une forme de militantisme purement numérique (slacker signifiant paresseux).
- 9Lire à ce sujet Charlotte Debray, « Rendre l’inaction climatique illégale : l’Affaire du Siècle », Tribune Fonda N° 250, juin 2021, [en ligne].