Prospective

Les transitions des mondes

Tribune Fonda N°218 - Faire ensemble 2020 : comprendre le présent pour construire l'avenir - Juin 2013
Fabienne Goux-Baudiment
Fabienne Goux-Baudiment
Et Jacques De Courson
Synthèse des interventions de Fabienne Goux-Baudiment et de Jacques de Courson lors du séminaire de prospective organisé par la Fonda le 22 novembre 2012.
Les transitions des mondes

Sollicités par la Fonda pour réagir aux quatre scénarios d'avenir des associations qu'elle avait proposé en 2011, Fabienne Goux-Baudiment et Jacques de Courson sont intervenus le 22 novembre 2012  à Paris dans le cadre d'un cycle de quatre séminaires de prospective, organisés en partenariat avec la Macif. ​​​​​​

Fabienne Goux-Baudiment s'est notamment exprimée sur « les transitions mondiales » et Jacques de Courson sur « les transitions des villes ».

Deux discutants ont également participé au débat : Dominique Balmary (président de l’Uniopss) et Jean-Louis Cabrespines (président du Ceges).

 

Les transitions mondiales


→ La prospective permet de remplir le futur d’avenir

Le prospectiviste différencie le futur (espace de temps vide de substance) de l’avenir. L’être humain a la capacité de remplir le futur d’avenir. L’avenir, c’est la capacité des êtres humains à développer des ressources qui donneraient du potentiel à une personne ou un territoire pour aller vers des futurs réalisables. Le prospectiviste pré- sente les différentes voies possibles et définit comment agir sur certains leviers de changement pour construire le futur souhaité.

La prospective fait prendre conscience au monde associatif qu’il n’est pas obligé de subir. Les associations ont le droit et le devoir de se faire confiance. Elles doivent adopter une vision du moyen et long terme, qui est peu présente dans nos politiques et dans nos façons de vivre ensemble. L’adhésion collective étant au cœur du projet associatif, les associations sont encouragées à mettre en œuvre l’intelligence collective pour rendre compte de la complexité du monde.


→ Une transition d’un monde 1.0 à un monde 2.0

Tous les prospectivistes ont un biais en commun, qui est un rapport au temps purement occidental. Or, le paradigme de la flèche du temps est actuellement remis en cause. Nous quittons un monde linéaire et binaire pour aller vers un univers asymptotique et interdépendant. Nous vivons une transition d’un monde 1.0 (lié à l’hémisphère gauche du cerveau, rationalisé et efficace) à un monde 2.0 (lié à l’hémisphère droit, affectif et intuitif, basé sur les synergies collaboratrices et les savoirs agglomérés).

La digitalisation des rapports sociaux, le changement climatique, la raréfaction des ressources, l’urbanisation, le vieillissement démographique et le transfert des centres de commandement vers le continent indopacifique sont autant de facettes de ce monde nouveau qui nous apparaît menaçant. Or, il y autant de menaces que d’opportunités dans cette période de basculement. Sommes-nous prêts à penser l’impensable et à passer d’un monde linéaire à un monde en rupture ? De par leur capacité d’adaptation et d’innovation, les associations sont-elles en mesure d’accompagner la société dans ce passage d’un monde à l’autre ?


→ Le passage à une ère d’intelligence assistée par ordinateur

Le changement majeur est le passage d’un univers de l’écrit à un univers du visuel. Cette évolution est significative car elle est susceptible d’affecter nos neurones et la façon dont nous pensons. Nous entrons dans une logique d’intelligence assistée par ordinateur, dans laquelle notre intelligence est complétée et suppléée par une machine. Le recours aux technologies de l’information, de la communication et de l’intelligence – TiCi – pourrait altérer significativement notre cortex, leur utilisation générant un changement physique sur la manière dont il fonctionne et dont il est agencé.

Malgré ces évolutions, l’Homme reste dans un rapport émotionnel à l’autre. Dans cette ère d’intelligence assistée par ordinateur, il lui faut redécouvrir son humanité et décoder ses comportements pour les transmettre à des machines dépourvues de sens moral.


→ De la génération « no future »…

La génération « no future » illustre le rejet d’un monde linéaire 1.0. Elle se caractérise par un profond mal-être (obésité, suicide), lié à la capacité d’adaptation réduite de nos sociétés et qui est alimenté par un sentiment d’étroitesse et de confinement à l’intérieur de schémas éducatifs et sociaux dépassés. Ce mal-être découle également de l’émergence d’une société visuelle, qui empiète sur notre capacité à rêver. Priver un être humain d’espoir ou de rêve revient à le priver de son instinct de survie. Dans un monde qui change, l’Homme manifeste cependant un regain d’intérêt pour la dimension du bonheur qu’il avait délaissée dans un univers techniciste. L’émigration vers des terres lointaines, l’hédonisme et la transgression sont autant de façons de fuir le monde actuel dans une quête du bonheur.

L’induction est la seule manière de naviguer dans un monde en transition, la déduction n’étant possible que si l’on peut s’appuyer sur des modèles opérationnels. Les jeunes sont en situation d’induction pour des raisons de survie. Ils ne sont plus sensibles aux idéologies qui relèvent de modèles dépassés ; ils reviennent au réel très fortement. C’est leur chance de sortie.


→ … à la génération « Alien »

Une nouvelle génération est en train d’arriver. C’est la génération « Alien » (qui débarque d’un autre monde). Cette génération apprend à cliquer avant de savoir lire, écrire et compter. C’est une génération éminemment multiculturelle, pré- sente sur tous les continents, qui se sent à l’aise partout et qui s’est débarrassée d’un fardeau d’identification. Elle évolue dans un monde où s’exerce une très forte autorité des pairs (qui ont pris le relais de l’autorité des pères), rejette la morale de groupe et brouille les repères familiaux, moraux et religieux. Elle vit dans un monde basé sur la coopération et la créativité.

La génération « Alien » a besoin de trouver des lieux de socialisation. Ceux-ci passent par la virtualisation et les réseaux sociaux, qui offrent une possibilité nouvelle de fabrication d’une société plus équilibrée et moins discriminante. La nouvelle génération, à travers les voyages ou les jeux vidéo en ligne, appartient à une communauté qui la rassure. Cet environnement virtuel et nomade lui apporte une assurance qui lui permet de faire face aux évolutions en cours.

Comment accueillir la génération 3.0 dans les associations ? C’est une généra- tion de jeunes qui n’adhère pas à un projet associatif pérenne, qui construit son relationnel avec l’association à partir de ses besoins, qui communique via les réseaux sociaux et se projette sur des territoires illimités. La prise en compte des nouvelles sociabilités et formes de communication interindividuelles est un défi pour les associations. Comment imaginer des modes de fonctionnement qui soient fondés sur la reconnaissance de la capacité d’autonomie de l’individu, sans lui demander d’adhérer à une norme collective ?


→ Les nouvelles terres du capital humain

Le capital humain est dynamique et s’enrichit. L’arrivée de la génération « Alien » traduit un changement majeur dans le rapport à l’autre et dans les logiques d’apprentissage. Dans un monde linéaire, la guerre était le moteur civilisationnel de l’Homme ; elle aidait à passer d’une étape à une autre. Comment progresser et franchir des étapes dans un monde pacifié ? La nouvelle génération expurge nos pulsions de guerre par la virtualisation. Sommes-nous en train d’abandonner la guerre pour aller vers l’empathie ?

Comment accompagner et former ceux qui vivront dans ce monde 3.0 ? Comment les aider à dépasser les clivages idéologiques ou moraux pour construire une civilisation empathique ? Cela suppose d’aider les jeunes à développer un sens critique et à mettre à distance les légendes urbaines qui les polluent. On constate une déperdition progressive de la culture générale (au sens d’un bloc de connaissances solides) ; les jeunes ont néanmoins une somme de connaissances désagrégées plus importantes que leurs aînés. Nous ne pouvons plus apprendre aux nouvelles générations des données mais nous devons leur apprendre des process. Cela suppose de comprendre notre propre mécanisme cognitif.

Le monde associatif participe de ces lieux où se prépare l’avenir, de façon inconsciente ou inconnue. Il alimente des pousses qui font verdir le désert et pose les bases d’une société de l’empathie. Il repère les lieux où se préparent les évolutions culturelles, sociétales et technologiques, qui font sens et peuvent faire société, et les cultive.

Le monde associatif est un lieu de transformation ; il permet le passage du « il » / « elle » au « nous » et transforme les besoins sociaux en politiques générales. S’il prend conscience de ce rôle, il peut avoir un réel effet de levier dans la construction du monde de demain.

Comment développer l’action collective pour redonner du sens aux individus ? Faut-il « développer l’action collective pour donner du sens » ou « donner du sens pour développer l’action collective » ? Comment articuler la fabrication de l’individu à des modes de fonctionnement collectifs ?
 

 

Les transitions des villes


→ Les villes : un fait récent dans l’histoire de l’humanité

Les villes sont un fait récent dans l’histoire de l’humanité. Leur création remonte à deux siècles, voire quelques dizaines d’années dans les pays du Sud ; elles ne cessent de se développer. Aujourd’hui, un être humain sur deux habite en ville. On recense une vingtaine de mégalopoles d’au moins 20 millions d’habitants dans le monde, dont le cœur d’agglomération régresse et les banlieues explosent. Les villes du monde sont constituées de périphéries basées sur un système éclaté.

Ces villes sont confrontées à la gestion courante de l’accès aux services de base (eau, logement, éducation, santé, sécurité…) et à la recherche de l’équilibre budgétaire. Malgré les dérèglements apparents, l’économie urbaine est dynamique. Les traumatismes urbains (catastrophes naturelles…) font partie de l’histoire des villes et alimentent leur activité économique. Construire une ville est une affaire éminemment politique.

Les villes sont basées sur une imbrication et une interconnexion étroite des acteurs sociaux. Le moindre dérèglement devient catastrophique en raison de cette interaction entre acteurs, qui est pourtant source de complémentarité à l’échelle d’un territoire. L’urbanisation généralisée du monde engendre un espace de liberté et d’opportunité pour l’individu.


→ Les villes françaises : entre aggravation de la pauvreté urbaine et rurbanisation

80 % des Français sont des urbains. Les villes françaises sont confrontées à l’importance croissante d’une classe moyenne pauvre, à la présence accrue de per- sonnes sans domicile et à l’apparition de « nouveaux pauvres ». Le fossé entre très pauvres et très riches ne cesse de se creuser. Ce sous-prolétariat urbain concerne principalement la région parisienne et certaines banlieues lyonnaises et marseillaises, à la différence des banlieues des villes moyennes qui sont plutôt prospères.

La France se caractérise par une rurbanisation croissante. La périphérie ne cesse de s’étendre, au détriment des centres villes dont la population diminue. L’étalement de la tâche urbaine engendre une standardisation des modes de vie et de consommation. La ville empiète sur la campagne qui tend à disparaître, l’ensemble du territoire français étant aujourd’hui balisé et équipé.

La ville est passionnante et brutale, la mendicité, la drogue, la prostitution et le clientélisme faisant partie intégrante de l’économie des villes. Ces phénomènes engendrent un repli des familles vers les petites villes de province (associées à une image d’Epinal dans l’imaginaire collectif) et vers le péri-urbain de luxe, suffisamment proche de l’activité économique de la ville tout en étant suffisamment éloigné de ses nuisances.

On observe une oscillation entre l’urbain et le rural. On retrouve la misère urbaine en milieu rural. Le poids social a été perdu en milieu rural, et encore davantage en milieu rurbain. Comment traiter une population urbaine marginalisée, en situation de déserrance sociale et cumulant les difficultés économiques ? Comment lui apporter des réponses de lien social, de reconnaissance et d’intégration ? Les villes et leurs périphéries sont confrontées à un accroissement du communautarisme. Une association qui incarne des valeurs de laïcité et porte un regard global et pluriel sur la société n’a parfois plus grand-chose à faire dans les quartiers. Les associations doivent dépasser le rôle de prestataire de services pour les collectivités locales auquel on souhaite les assigner. Elles doivent être un nid de militants dans les quartiers et apporter du lien social et de la vie citoyenne.

Les associations ont considérablement évolué. Initialement liées à des fondements idéologiques, politiques, syndicalistes et militants, les associations avaient une éducation qui provenait de leur engagement et proposaient une réponse multiple aux problèmes économiques et sociaux. L’activité était prétexte à la fabrication des citoyens de demain. On observe aujourd’hui un repli vers des associations mono-activité, notamment en milieu urbain. L’individualisme de la société se retrouve dans l’individualisme du tissu associatif. On constate une perte de sens du projet associatif et une activité répondant à l’action des collectivités publiques.

Dans ce contexte de mutation, les associations doivent prendre la mesure de l’aggravation de la mise à l’écart des citadins plus pauvres (qui sont privés de l’accès aux services urbains et de l’accès à la citoyenneté) et répondre au phénomène de dissolution de la ville et du lien social.


→ La ville : lieu d’accès au savoir, au progrès et au pouvoir

Les villes sont plébiscitées dans le monde entier, notamment car le savoir s’acquiert en milieu urbain. Plus largement, les villes facilitent l’accès aux services de base pour les différents secteurs de la population. Les services publics urbains doivent toutefois être professionnalisés et renforcés. Certains doivent être privatisés, d’autres demeurer publics. La technique de gestion des villes a fait d’immenses progrès depuis vingt ans, en France ou dans les pays du Sud où les villes sont intelligemment gérées, avec des méthodes simples, robustes et peu coûteuses.

Le tourisme professionnel, culturel ou sportif s’est considérablement développé dans les villes. De grands événements médiatisés sont devenus des éléments constitutifs de l’identité d’une ville. Lieu d’identification et de visibilité, la ville est également un lieu de pouvoir. L’attachement des chefs d’état à la ville capitale reflète l’importance de la ville comme centre de pouvoir politique et décisionnel.

La ville est un lieu de concentration de personnes qualifiées et mobilisables par les associations. Les seniors actifs, qui sont en retraite un tiers de leur vie, deviennent des personnages importants de la vie urbaine et constituent un marché pour les associations. La ville génère un frottement des personnes et des intelligences. La défaillance des infrastructures en milieu rural rend plus difficiles ces rencontres. Comment le secteur associatif s’empare-t-il des opportunités de rencontre qui lui sont offertes par les villes ?


→ Des scénarios pour l’avenir des villes

Plusieurs scénarios émergent pour l’avenir des villes :

  • le désengagement de l’État et la prise en charge du « vivre ensemble » par les collectivités locales et les associations ;
  • la privatisation totale du service urbain et l’établissement de partenariats public-privé ;
  • la construction de mini « villes nouvelles » privatisées à la campagne en marge de métropoles consolidées, densifiées et interconnectées ;
  • l’éparpillement des constructions par « mitage » généralisé ;
  • la concentration des attentions politiques et des moyens sur la capitale, au détriment du reste du pays, confié aux acteurs locaux.


L’avenir sera une combinaison des cinq scénarios. Pour renouveler le tissu associatif local, il faut changer d’idée ou de créneau, le faire évoluer et changer de public. Les bénévoles vieillissent en même temps que les associations.

La place des habitants est incontournable en matière d’urbanisme. La construction des villes repose sur une bonne articulation entre les élus, les habitants et les professionnels. Les associations peuvent jouer un rôle phare en matière de renouvellement du tissu urbain, en développant des initiatives innovantes (par exemple l’agriculture urbaine) et en relayant la parole des habitants auprès des agences d’urbanisme et des pouvoirs publics. L’enjeu est de favoriser l’émergence d’espaces de socialisation des habitants en reconstruisant de la transversalité et en dépassant les clivages et l’éclatement du lien social en une série de liens parti- culiers. La valorisation du local et l’articulation avec le global sont un enjeu fort pour les associations.

 

Conclusion : comment fabriquer l’individu et la société dans un monde en transition ?


Le monde connaît aujourd’hui un changement majeur, lié à l’émergence de la civilisation numérique et à la prise de conscience de la finitude des ressources naturelles.

Deux courants émergent : celui de la fluidité et celui de la fragmentation. D’une part, le rapport de l’individu à la société et à l’espace est profondément bouleversé dans un monde où la communication est plus fluide. D’autre part, l’individu est accusé de se replier sur lui-même, alimentant des phénomènes identitaires et communautaristes, qui sont la traduction d’une transformation profonde de son rapport au collectif.

Les associations sont confrontées à deux enjeux : la fabrique de l’individu et l’élaboration du modèle et du projet démocratiques. La construction de soi est plus diffuse et complexe dans un monde qui rejette les carcans hérités des schémas sociaux, familiaux et religieux et qui cherche à poser les bases d’une société interactive et inductive.

Ces évolutions posent aux associations le défi de créer de nouvelles formes de projection collective et des modalités d’adhésion basées sur le respect de l’individualité et de la diversité.

 

Opinions et débats
Point de vue