Prospective Associations et démocratie

Les associations face à la reconfiguration des individus

Tribune Fonda N°211 - Éclairages pour l'avenir des associations (2) - Octobre 2011
Yannick Blanc
Yannick Blanc
Analyse et réflexions sur la construction de l'individu dans notre société moderne et de son rapport aux institutions collectives.
Les associations face à la reconfiguration des individus

La « montée de l’individualisme » est un thème de réflexion, pour ne pas dire d’inquiétude, très répandu dans le monde associatif. Le constat d’une crise du militantisme, de la difficulté à renouveler cadres et dirigeants associatifs renvoie au spectre du repli sur soi qui caractériserait l’évolution des mœurs et des idéologies. Face à cette nostalgie de l’engagement, cette note repose sur l’hypothèse que ce qu’on appelle l’individualisme n’est pas une régression morale et ne signe pas le déclin irréversible de l’action collective mais que cette dernière ne peut au contraire prospérer qu’en tenant compte et en tirant parti des mutations qui affectent, depuis une trentaine d’années, les modalités et les formes des relations entre les individus, les groupes et les institutions.

Cette hypothèse ne relève pas seulement d’un certain optimisme de la volonté. Elle s’étaye autant sur la lecture de nombreux travaux sociologiques qui se sont attachés à décrire cette mutation que sur la vitalité constatée des mouvements sociaux. Il est indéniable que quelque chose a changé et que cette chose n’est pas facile à définir. Elle relève autant de la place des personnes dans le monde du travail que du déclin d’un certain paradigme de l’autorité des institutions ou du déplacement des croyances et des pratiques religieuses dans la vie sociale. Ce changement affecte plus particulièrement les associations parce que celles-ci ne tirent leur vitalité, pour ne pas dire leur existence même, de la capacité des individus à se constituer volontairement en collectifs organisés.

Après avoir exploré quelques réflexions d’auteurs qui ont analysé l’individualisme contemporain, cet article propose quatre hypothèses d’évolutions possibles de l’individu et de son lien au collectif et aux institutions, afin de nourrir une prospective du monde associatif.

 

Quelques éléments de réflexion

 

Le procès de l’individualisme

Le règne sans partage de l’individu (Gilles Lipovetsky)
« À coup sûr, tout ne date pas d’aujourd’hui. Depuis des siècles, les sociétés modernes ont inventé l’idéologie de l’individu libre, autonome et semblable aux autres. Parallèlement, ou avec d’inévitables décalages historiques, s’est mise en place une économie libre fondée sur l’entrepreneur indépendant et le marché, de même que des régimes démocratiques. Cela étant, dans la vie quotidienne, le mode de vie, la sexualité, l’individualisme jusqu’à une date récente s’est trouvé barré dans son expansion par des armatures idéologiques dures, des institutions, des mœurs encore traditionnelles ou disciplinaires-autoritaires. C’est cette ultime frontière qui s’effondre sous nos yeux à une vitesse prodigieuse. Le procès de personnalisation impulsé par l’accélération des techniques, par le management, par la consommation de masse, par les médias, par les développements de l’idéologie individualiste, par le psychologisme, porte à son point culminant le règne de l’individu, fait sauter les dernières barrières. »

 

Pluri-appartenance et angoisse de l’individu (Gérard Mendel)
« On a entendu ce titre comme le fait que l’individu contemporain serait sans appartenance. Or, je voulais évoquer les pluri-appartenances. L’individu actuel possède à la fois des appartenances traditionnelles qui lui viennent du passé, de la religion, de l’autorité, de la famille, et des appartenances actuelles qui sont ses investissements dans notre société. Mais une partie de lui reste sans appartenance. L’individu n’accepte plus de s’articuler à la société ou au collectif de la même manière qu’auparavant, sous peine de perdre la nouvelle autonomie de sa personnalité. Donc une partie de chacun de nous n’est pas socialement investie, elle reste libre. Au Moyen-Âge, qui naissait paysan restait paysan toute sa vie, avec un costume de paysan, une idéologie de paysan, idem pour celui qui naissait noble, il s’agit de l’uni-appartenance. Avec la multi-appartenance, dorénavant, on peut être nationaliste, conservateur, et pourtant, contradictoirement, placer son argent en Suisse parce que c’est plus productif. Chacun est rempli de contradictions, une femme a envie d’exercer un métier, elle se trouve en contradiction avec le modèle de sa mère ; un chrétien peut se trouver en contradiction avec le pape. J’ai voulu décrire ce thème de l’individu traversé d’appartenances contradictoires mais dont une partie restait à l’état libre.

Pour la plupart des individus, cet état développe un mal-être. Ce n’est pas facile, quand, dans notre formation, rien n’a été fait pour nous y aider, de trouver par soi-même un sens à sa vie, un modèle de comportement avec son épouse, un modèle d’éducation pour ses enfants. Auparavant, les choses de la vie étaient coulées au moule. Maintenant, tout fait problème. De plus, les conditions actuelles ne permettent pas à l’individu de développer la richesse potentielle de cette situation. (…) La richesse potentielle de la personnalité de nos contemporains, faute de pouvoir s’élaborer, crée de l’angoisse. »

 

L’individu réflexif et auto-référent (Marc-Henry Soulet)
« Si l’on suit un paradigme qui s’impose fortement en sociologie aujourd’hui, nous serions en présence d’un nouvel individualisme résultant d’une amplification du processus de modernisation de la société, voire d’un changement de nature de la modernité. L’affaiblissement des liens sociaux en raison de l’érosion des structures intermédiaires et la dissolution des groupes d’appartenance, déjà au cœur de l’analyse sociologique classique de la modernité, n’ayant pas laissé place à d’autres formes stables de socialisation et de sociabilité, l’individu serait ainsi devenu orphelin du social, isolé et sans appartenance collective significative. En prolongement de la transformation en profondeur des sociétés industrielles au cours du dernier quart du XXe siècle, émerge une seconde modernité. À une première modernité uni-dimensionnelle de détraditionnalisation ferait suite une modernité réflexive dans laquelle les individus chercheraient à s’émanciper des assignations de rôle et viseraient l’auto-référence et la recherche de la planification de leur propre biographie. Se spécifierait alors un nouveau rapport entre l’individu et la société, dans lequel le collectif ne serait plus instauré de haut en bas mais librement construit sur la base de vies individuelles mises en commun grâce à un processus transactionnel. Nous n’assisterions donc pas tant à un retrait sur la sphère privée ou à une invasion de la sphère publique par la sphère privée, qu’à un décloisonnement de ces deux sphères. Le public deviendrait l’élaboration du commun à partir de biographies individuellement produites. »

 

Ressources individuelles, reconnaissance et risque de désaffiliation
Cette thèse d’un délitement des liens sociaux et politiques contraignant les individus à « faire société » de manière autonome et volontaire (ce que Roger Sue appelle l’individu relationnel) n’est cependant pas évidente. Ce n’est pas en raison de l’absence de liens ou du repli sur soi que se fonde l’individu « hypermoderne », mais au contraire en raison d’un excès de liens qu’il faut hiérarchiser et articuler. Pour élaborer cette richesse relationnelle, l’individu doit avoir accès à des ressources symboliques et culturelles et évoluer dans un environnement social qui lui permette de valider sa construction individuelle : c’est le mécanisme de la reconnaissance.

Robert Castel affirme à ce sujet : « Pour ceux qui ne disposent pas de ces ressources, l’exigence de l’individualisation se traduit par une perte du statut, un retour de la vulnérabilité et à la limite par le décrochage complet par rapport aux appartenances collectives, ce que j’ai appelé la désaffiliation. »

 

Le déclin de l’institution

Inventer d’autres figures institutionnelles (François Dubet)
« Longtemps, le travail consistant à éduquer, à former, à soigner s’est inscrit dans un programme institutionnel : le professionnel, armé d’une vocation, appuyé sur des valeurs légitimes et universelles, mettait en œuvre une discipline dont il pensait qu’elle socialisait et libérait les individus. Les contradictions de la modernité épuisent aujourd’hui ce modèle. Cette mutation procède de la modernité elle-même, elle n’est pas la fin de la vie sociale. Plutôt que de se laisser emporter par un sentiment de décadence, dangereux parce qu’il n’imagine pas d’autre avenir qu’un passé idéalisé, il nous faut essayer d’inventer des figures institutionnelles plus démocratiques, plus diversifiées et plus humaines. »

 

La fin du programme institutionnel
Tout en faisant chorus avec les travaux que l’on vient de citer, l’approche de François Dubet, s’appuyant sur l’analyse concrète de ce sentiment de déclin chez des professionnels du « travail sur autrui » (enseignants, éducateurs, soignants, etc.), ouvre une nouvelle perspective sur les transformations qui modifient, non pas la place, mais le processus de construction de l’individu dans la société. Ces institutions ont eu pour clé de voûte un « programme institutionnel », ainsi nommé parce qu’il ne consiste pas seulement en un système de valeurs transcendantes, ce qui s’appliquait déjà aux institutions éducatives et sociales d’obédience religieuse qui les ont précédées, mais aussi en une promesse d’émancipation, d’accès à l’autonomie des individus qu’elles accueillent, qu’elles soignent, qu’elles forment ou qu’elles redressent. Le mythe de l’École républicaine illustre parfaitement ce système dans lequel des valeurs ou règles universelles sont transmises par des agents donnant une dimension humaine à ces valeurs, grâce à leur vocation, et arment les individus pour la vie sociale en faisant d’eux des citoyens.

À quel moment et pourquoi ce système s’enraye-t-il ? Si François Dubet décrit minutieusement les symptômes du déclin, il ne cherche pas outre mesure à en théoriser la cause : « Les contradictions de la modernité épuisent aujourd’hui ce modèle. » On peut cependant, en élargissant la perspective à d’autres métiers institutionnels, risquer une hypothèse.

 

La crise de la fonction tutélaire
On observe en effet, dans d’autres domaines que le « travail sur autrui », des phénomènes analogues au déclin du « programme institutionnel » : tous les métiers où la capacité à décider repose sur la détention d’une expertise ou d’un savoir sont confrontés à une crise de légitimité analogue. Deux exemples permettent d’illustrer ce phénomène. D’abord, celui du technocrate, c’est-à-dire, au sens propre, du pouvoir de faire reposer l’orientation d’une politique publique sur une expertise technique, dont le dernier quart de siècle a vu le déclin inexorable. Ensuite, celui du savant, figure jadis prophétique et bienfaitrice (Pasteur, Marie Curie) devenue ambiguë et controversée : que l’on songe au rôle du professeur Pellerin lors de la catastrophe de Tchernobyl, aux médecins mis en cause dans l’affaire du sang contaminé, etc.

Le point commun à l’ensemble de ces situations disparates est ce qu’on peut appeler le paradigme de la fonction tutélaire : les institutions appliquent aux individus des règles ou des décisions prises au nom de méta-règles, de valeurs, de principes, de vérités scientifiques, auxquelles ces individus n’ont pas un accès direct mais qui sont administrées par des clercs investis de la fonction tutélaire. La révolution silencieuse que nous vivons n’est donc pas tant celle de l’individualisme que celle de la dilution des règles implicites et parfois obscures de la vie collective. L’avènement de l’individu autonome s’accompagne du mythe de la transparence des décisions et de leurs motifs. Il n’est d’ailleurs pas indifférent pour notre propos que le paradigme tutélaire ait été le plus souvent ébranlé par une contestation portée par des associations de riverains, de victimes, de malades, de solidarité, etc.

Dans cette longue mutation touchant à des titres divers l’ensemble de nos institutions, une génération d’associations a été une ressource capitale pour les contre-pouvoirs, tandis que de grandes institutions associatives issues des générations précédentes (mouvements chrétiens, éducation populaire, etc.) se heurtaient elles aussi au déclin de l’institution.

Les associations, laboratoire de la reconfiguration du lien entre individu et collectif ?
Face aux mutations de l’individu autonome et au déclin de l’institution, les associations se trouvent donc dans une situation ambivalente : il existe une génération associative qui a joué un rôle actif et parfois décisif (on pense aux associations de malades dans la lutte contre le sida) dans cette mutation. Mais ces associations ne sont pas plus préservées que celles héritées des générations précédentes de la précarité du lien associatif, lorsque celui-ci cesse de s’adosser à un référent institutionnel solide. En termes de prospective, cela signifie que les associations, mieux que les entreprises ou les organisations publiques, peuvent être des laboratoires de la reconfiguration des individus dans leurs rapports aux institutions. L’association est la seule institution où s’exerce sans contrainte la liberté d’élaborer, y compris par essai et erreur, des règles d’action collective et de vivre ensemble. La difficulté est d’assumer cette liberté sans se laisser renvoyer alternativement au modèle entrepreneurial ou au conformisme administratif.

Hypothèses d’évolutions possibles

L’hypothèse d’évolution possible « Houellebecq » : nihilisme, hédonisme, marchandisation…
La société postmoderne se caractérise par l’incroyance et le néo-nihilisme. L’individualisme hédoniste et personnalisé est la conséquence de l’évaporation des grands mythes révolutionnaires. L’affaiblissement des croyances efface les idéologies au profit d’un vide comblé par des jouissances matérielles. Michel Houellebecq illustre dans ses romans les théories soutenues par Gilles Lipovetsky sur l’avènement de l’individu hypermoderne : narcissique, apathique, égoïste et indifférent. L’individualisme narcissique est une réaction aux déceptions et aux frustrations engendrées par les grandes mobilisations idéologiques et utopiques.

La marchandisation du domaine social, de la culture et des loisirs s’étend. Les grandes structures associatives dont le ciment est essentiellement idéologique (religion, laïcité, travail social) s’étiolent inexorablement ou ne survivent qu’en devenant des coopératives gestionnaires (cf. l’hypothèse d’évolution de la Rgpp associative ci-après). On observe a contrario une grande vitalité des associations identitaires, des groupes de défense d’intérêts locaux, minoritaires ou spécifiques, des clubs de consommateurs ou de passionnés. Une contre-culture écologiste, pratiquant la décroissance et l’économie sociale et solidaire dans des zones urbaines ou rurales dépourvues de services publics et d’offre marchande, se développe grâce à la bienveillance croisée de l’État et des grandes entreprises. C’est la Big Society des conservateurs britanniques dans laquelle la société du care s’est substituée, à un coût beaucoup moins élevé, à l’État du welfare. La dynamique des réseaux sociaux est mise au service d’un communautarisme généralisé. Les winners se retrouvent dans des réseaux professionnels, marchands ou de technologie créative dans lesquels le loisir (sport, jeu vidéo, création numérique, pornographie amateur) peut à tout instant se transformer en business grâce à des incubateurs virtuels de micro-entreprises. Les losers se connectent aussi, même si c’est avec une génération technologique de retard, pour échanger gardes d’enfants, produits du potager et matériel d’occasion parfois reconditionné par des structures d’insertion où les bénéficiaires du Rsa travaillent dix heures par semaine…

 

L’hypothèse d’évolution possible « Ashoka-Nespresso » : entrepreneuriat social, Rse, Ess
Le modèle de l’entrepreneur social et le financement par la venture philanthropy sont devenus les références du monde associatif. Les entreprises développent leur politique de responsabilité sociale et environnementale en venant au secours d’associations fragilisées par la réduction des financements publics. Cette complémentarité entreprise-association permet de rendre durable le sous-équilibre économique des dents creuses de la société : elles rendent solvables des marchés pauvres et assurent l’emploi de personnes non-compétitives.

L’investissement philanthropique (mécénat de compétences) s’inscrit dans la gestion des ressources humaines de ces entreprises dans une perspective de développement personnel et d’acquisition de compétences sociales et relationnelles par les cadres. Le transfert de savoir-faire s’opère naturellement vers les associations et permet le développement d’une Grh9 des bénévoles. Les entreprises multinationales établissent des fondations planétaires consacrées au développement durable qui permettent de financer des marchés de niches sur des produits ethniques et du commerce équitable. Les Pme créent des fondations territoriales qui soutiennent les associations d’entraide. La complémentarité entreprise-association permet d’assurer la fluidité sociale d’un système économique fondé sur la précarité généralisée : les individus marginalisés par le système productif sont, selon leur productivité relative, recyclés comme entrepreneurs sociaux ou intégrés à des réseaux d’économie solidaire.

 

L’hypothèse d’évolution possible de « la Rgpp associative » : mutualisations et privatisations

Les associations se regroupent et mutualisent leurs moyens pour être en mesure de répondre aux appels à projets de l’État et des collectivités locales en vue d’optimiser leur rôle de substituts du service public dont la disparition et la privatisation s’accélèrent. Les statuts assistés se développent et se diversifient : volontariat, service civique obligatoire, Tig comme sanctions pénales alternatives ou comme obligation pour les chômeurs de longue durée d’accepter un emploi d’intérêt général. La notion d’usager du service public disparaît au profit de celle de « client » pour ceux qui sont solvables et de « bénéficiaire » pour ceux qui doivent être pris en charge. Le couple bénévole / bénéficiaire devient alors le pivot de l’appartenance aux associations au nom d’une économie et d’une éthique du don.

La société véritable : l’hypothèse d’évolution possible Pierre Leroux 2.0
«Je ne suis pas socialiste, si l’on entend par ce mot une opinion qui tendrait à faire intervenir l’État dans la formation d’une société nouvelle, où seraient véritablement réalisés les augustes mots de l’immortelle devise de nos pères : Liberté, Fraternité, égalité. Non, ce n’est pas pour réaliser de tout point cette société nouvelle que vous avez reçu mandat du peuple, mais pour permettre que cette société nouvelle se réalise par les efforts individuels des citoyens, s’échappant du néant de l’individualisme, et convergeant par des essais d’associations de toute nature, vers la société véritable.»

 

Une nouvelle chance pour l’associationnisme

Les hypothèses d’évolutions possibles tendancielles que l’on vient d’esquisser ont en commun de faire des associations la variable d’ajustement de certaines transformations aujourd’hui observées dans la société et qui, à des titres divers, façonnent la reconfiguration des individus dans leurs rapports aux institutions. La fin du cycle idéologique de l’ultralibéralisme et le dépérissement du paradigme de l’institution tutélaire (l’Église en charge des consciences, l’État-providence, l’École creuset de la République, la Firme…) donnent cependant une nouvelle chance à l’associationnisme, entendu comme la capacité des individus à façonner volontairement une partie au moins des institutions. Cette hypothèse d’évolution du souhaitable reprend certains éléments des hypothèses d’évolutions possibles précédentes : la constitution des réseaux affinitaires, le développement du modèle entrepreneurial, la mutualisation des moyens correspondent à des tendances lourdes de la société ou à des contraintes inévitables.

Mais ces tendances s’insèrent dans une hypothèse d’évolution possible où les associations ont su construire une légitimité propre fondée sur le besoin d’organisation de la société civile hors des institutions tutélaires et indépendamment des contraintes de la société marchande. Cette légitimité repose à son tour sur leur capacité à offrir aux individus de la post ou de l’hyper-modernité les moyens de leur émancipation, de leur autonomie et de leur reconnaissance comme acteurs et décideurs de la communauté des citoyens.

 

Trajectoires individuelles et bien commun

Les expériences de Resf, d’Aides et de France Initiative correspondent, dans trois domaines complètement différents, à des situations où c’est un bien, un motif ou un projet individuel qui justifie l’association : la défense d’une famille sans-papiers, le combat face à la maladie et à ses conséquences sociales, la création d’entreprise. Mais contrairement à l’association de pure défense d’intérêts communs, la structure associative élève ces trajectoires individuelles à la hauteur d’un mouvement de construction du bien commun : l’accueil des étrangers, la santé publique et l’inclusion des minorités sexuelles, la lutte contre le chômage. Le phénomène de génération associative s’illustre ici par le fait que ces mouvements ne sont pas nés comme déclinaisons de projets spirituels ou politiques pour la société à la façon des mouvements chrétiens, ouvriers ou laïcs, mais ont élaboré leur projet politique à travers l’éthique associative de la mise en commun. Il y a dans ces trois cas des règles propres à l’association qui façonnent et délimitent son identité mais qui lui donnent aussi une légitimité au sein de la société toute entière, autrement dit une valeur universelle.

 

Le véritable sens des règles collectives

Si, pour parler comme Vincent Descombes, l’institution n’est pas ce qui enferme ou interdit mais ce qui donne du sens à travers un système de règles, ces associations répondent parfaitement à cette définition : on n’agit collectivement qu’en se donnant des règles pertinentes au regard du problème ou du projet commun ; c’est le mode d’élaboration et d’application de ces règles qui leur donne une dimension universelle. L’expérience associative est, à cet égard, l’exact contraire du mouvement sectaire dans lequel les règles communes particulières ne font pas sens pour la société.

Si l’on définit l’éthique comme l’élaboration et l’application de règles qui ne sont pas données a priori mais qui permettent de donner du sens aux questions issues de l’expérience, alors l’affectio societatis revêt une dimension essentiellement éthique. Le potentiel de reconnaissance des associations comme institutions de la société civile repose en grande partie sur cette dimension, pour peu qu’elles soient capables de la faire vivre dans leur discours et dans leurs pratiques. Deux types de problèmes méritent une attention particulière : les modalités d’appartenance à l’association et les modalités d’exercice des fonctions dirigeantes.

 

Modalités d’appartenance

L’association est par excellence l’institution des individus sans appartenance : le mouvement auquel j’adhère n’englobe pas mon identité, il ne représente qu’une partie de celle-ci et a donc pour principe de respecter la singularité de chacun de ses membres, c’est-à-dire le caractère composite de son identité, sa multiappartenance. Ainsi se définit sans doute le sens contemporain que l’on peut donner à la notion de laïcité.

La question des symboles de l’appartenance, ou si l’on préfère de l’adhésion, se pose par conséquent à nouveaux frais. Le paiement de la cotisation, la remise de la carte, la participation à l’assemblée générale annuelle sont le plus souvent des rituels creux, qui ne produisent pas de sens. Il va falloir rechercher pour chaque type d’association, les modalités de renouvellement périodique de l’accord des volontés qui est l’essence du contrat d’association et qui, comme l’affirme l’article 1er de la loi de 1901 et le démontre l’expérience de Resf, ne nécessite pas forcément l’existence d’instances statutaires. Ce n’est pas le recours aux réseaux sociaux du Net qui fait l’association hypermoderne, mais sa réactivité collective aux attentes de ses membres.

L’organisation et l’exercice des fonctions dirigeantes répondent au même impératif de ductilité. Le dirigeant n’est pas nécessairement un représentant élu à l’issue d’une procédure de candidature analogue à celles des institutions politiques, mais peut-être un mandataire au sens le plus large, éventuellement recruté pour ses compétences, ses ressources sociales, etc.

 

Accueil, disponibilité et partage

Dans cette hypothèse d’évolution possible, ce que le « monde associatif » offre aux individus à la recherche d’échange ou d’engagement, ce ne sont évidemment pas des structures pyramidales, fermées, ésotériques, n’accueillant les nouveaux venus qu’avec d’infinies précautions mais au contraire des plateformes de don, de service, de retour d’expérience. S’il y a une éthique commune du monde associatif dans son infinie diversité, elle se définit par l’accueil, la disponibilité et le partage.

 

En guise d’ouverture…

L’individu reconfiguré est à la fois plus riche de potentiel, porteur de davantage de capacités créatives et relationnelles mais aussi plus fragile lorsque ce potentiel est convoqué par les exigences de la productivité, de l’adaptation et de la précarité. L’association se distingue des autres institutions parce qu’elle ne demande aux individus ni d’être performants ni d’être conformes. Elle est donc, par construction, plus proche des attentes des individus que ne le sont aujourd’hui les entreprises et les organisations publiques. Précaires dans leur existence et leur identité, les associations sont éperdument en quête d’une reconnaissance qu’elles ne devraient attendre ni des unes ni des autres. Sondage après sondage, l’homme de la rue leur accorde sa confiance. Si elles ont un projet commun à élaborer, c’est bien celui d’une éthique des individus et d’une constitution de la société véritable.

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