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L’emploi aujourd’hui et demain

Tribune Fonda N°229 - Les associations dans un monde en transition – Écologie et économie - Mars 2016
Pierre Vanlerenberghe
Pierre Vanlerenberghe
L’emploi ou plus généralement le travail socialement reconnu reste central dans la construction des identités des Français, ainsi que le soulignent les travaux de Dominique Méda . La persistance du chômage de masse a érodé ce socle social et fait perdre confiance en l’efficience des politiques économiques proposées et suivies, et en ceux qui les avancent, notamment les responsables politiques. La poussée de l’extrême droite et l’apparition de nouvelles peurs et utopies résultent de ce triste constat.

Un marché du travail complexe


Les grandes masses

La France compte 25,8 millions d’emplois , dont 3 millions d’indépendants ou agriculteurs (11,6 %) et 22,8 millions de salariés (88,4 %). Le secteur privé totalise 17,8 millions de salariés, les fonctions publiques 5,5 millions (2011). Les salariés en contrat à durée indéterminée représentent 87 % de l’emploi salarié, les salariés précaires 12,3 % (dont 2,4 dans les fonctions publiques hors contrats aidés). La part des CDI est constante depuis le début des années 2000 (voir infra) et représente la grande majorité des emplois salariés (87 % soit 76 % de la population active occupée).

Par contre, les CDD hors emplois aidés ont augmenté de 55 % entre 1982 et 2002 et de 110 % avec les emplois aidés, mais sont restés relativement stables en proportion depuis. Les contrats temporaires ou de courte durée sont de plus en plus courts et touchent surtout les plus jeunes (50 %) et les ouvriers (30 %). Enfin n’oublions pas, car le chiffre n’est plus marginal, les 2 millions de Français qui travaillent à l’étranger.


Un fort taux de chômage depuis des années et pourtant de nombreuses créations d’emploi

La France connaît depuis trente ans un taux de chômage élevé (plus de 10 %) qu’elle n’arrive toujours pas à résorber, contrairement à d’autres pays européens ayant le même niveau de développement économique. Il est caractérisé par un niveau très élevé chez les jeunes et les seniors, et le renforcement du chômage de longue durée. La différence de situation entre les salariés protégés (insiders) et les autres (outsiders) s’avère de plus en plus importante du fait du maintien de la qualité des emplois des premiers et la dégradation de ceux des autres.

Cependant, notre pays continue à créer des emplois (+ 2 millions ces quinze dernières années avec un net ralentissement depuis la crise de 2008). Cette croissance se fait à un rythme moins important que l’évolution de sa population active (arrivée de nombreux jeunes sur le marché du travail et forte augmentation du taux de féminisation). Une croissance de 1,5 % par an du PIB serait nécessaire pour inverser la courbe du chômage.

La société française peine à définir la politique économique à suivre pour le permettre : des lignes de clivage la partagent, entre politique d’offre et politique de la demande ; entre réformes dites structurelles (souvent peu claires dans leur exposé) et relance keynésienne rendue plus difficile par les déficits accumulés ; entre mises en cause de certains pans de l’État social, donc degré d’inégalités que les citoyens sont prêts à accepter (cf. les réformes Schröder), et réforme progressiste de la protection sociale.


Une très forte mobilité

Les mutations à l’œuvre dans l’économie française, dont notamment son important mouvement de tertiarisation, provoquent une mobilité qui est cependant concentrée sur une partie de la population.

Le taux annuel de renouvellement des emplois (le titulaire change de poste) est de 18,6 % sur un an en 2009, contre 14 % en 1980. Contrairement aux périodes plus lointaines, la mobilité n’est le plus souvent pas voulue car liée aux processus de cession, création, reprise, transfert géographique, et cessation d’activités.

L’activité non salariée, quant à elle, a connu une augmentation de 13 % ces dix dernières années, notamment dans le tertiaire non marchand ou la construction, due essentiellement à la montée en charge du statut d’autoentrepreneur. Mais les non-salariés ne représentent toujours que 10,8 % des salariés contre 9,9 % en 2000. Cette faible progression semble relever d’une substitution avec l’emploi agricole et artisanal. Bien sûr, certains souhaiteraient aller plus loin. L’Institut Montaigne, par exemple, souhaiterait augmenter le hors salariat pour l’amener, comme aux USA à 25 %, avec comme perspective de le faire évoluer, comme certains le prédisent aux USA, à 40 % en 2020 !


Concentration du chômage et de la précarité

Cette mobilité sociale plus souvent subie qu’anticipée conduit à des déclassements plus fréquents et à la marginalisation d’une partie de la population active.

Malgré un système de protection sociale qui résiste et qui, en certains domaines, tels la maladie, s’universalise, les ajustements économiques sont surtout portés par une France populaire, peu diplômée. Cette précarisation d’une couche de la population lui offre peu d’espoir de stabilisation et encore moins de mobilité ascendante.


Des statuts d’emploi qui sont relativement stables : le CDI résiste bien

La proportion de CDI dans la population active occupée est passée dans les années 1990 de 92 % à 83 %. La proportion reste la même depuis le début des années 2000. Le Cdi résiste donc même s’il n’assure plus la même protection qu’auparavant, il ne s’agit plus d’une espérance d’emploi à vie. Paradoxalement, il est même devenu plus durable, car les générations des plus de quarante ans sont plus stables.

Les embauches actuelles, essentiellement faites en CDD, seraient-elles la marque d’une inflexion notable ? Si cette donnée est à prendre en compte comme hypothèse d’évolution, l’histoire récente indique que les entreprises suivent cette pratique en période de crise puis reprennent leur pratique de recrutement en CDI. Les CDD sont devenus une porte d’entrée dans la vie active, les juristes du travail diraient une période d’essai, qui devrait normalement trouver place dans la grammaire du CDI (les CDD durables des jeunes sont convertis le plus souvent en CDI).


Complexité des formes d’emploi et dualisme du marché

Cependant, on assiste à une diversification des statuts juridiques du travail ou plutôt des situations hybrides (RSA, intermittents, salariés/indépendants, salariés multi-entreprises…) perceptible dans certains secteurs de l’économie mais qui n’est pas encore bien repérable en France comme à l’échelon de l’Europe . Elle complexifie la gestion de la protection sociale, mais n’annule pas cette dernière, le vrai problème relevant de l’absence de protection « chômage » ou « baisse d’activité » chez les non-salariés, salariés indépendants ou agriculteurs.

Les nouvelles formes d’emploi, salariés/indépendants ou hybrides, autoentrepreneurs (59 % pérennes au bout de trois ans et 70 % pour ceux qui étaient en emploi auparavant), franchisés, portage salarial, GIE temps partagés ou multiemployeurs, chèques emploi service (2 millions), CDD d’usage, GIEQ (5 500 emplois), les contrats de professionnalisation, IAE (142 000 emplois en 2012), sont essentiellement des TPE qui ont des difficultés à croître. Il y a aussi 760 000 salariés en activité réduite définitive ou temporaire.
 

En conclusion, les spécificités françaises restent le dualisme du marché du travail, la concentration de la précarité sur les jeunes et les moins qualifiés, mais aussi la mobilité plus ou moins contrainte entre emplois, via éventuellement le chômage. Cette mobilité devrait s’accentuer avec les remplacements induits par le papy-boom et les changements technologiques, ce qui génère de fortes inquiétudes sur l’avenir. On ne voit cependant pas dans l’examen des tendances concernant les statuts d’emploi, ce qui pourrait conduire à ce que d’aucuns appellent la disparition irréversible du salariat.


Évolutions possibles : un accroissement sensible des mobilités


Outre le débat sur la relance de la croissance, les interrogations portent principalement sur les effets de la digitalisation de l’économie et les effets positifs de la transition écologique.


La digitalisation du tertiaire et l’accompagnement à la mobilité

La « tertiarisation » de l’économie continue. D’une part, contrairement à d’autres pays européens, la France renforce la tertiarisation de l’industrie en extériorisant ses emplois ce qui donne l’impression que l’on se désindustrialise. D’autre part, ces mêmes services « s’industrialisent » tandis que se marchandise une partie des activités associatives.

La « digitalisation » des métiers aux savoirs banalisés ou répétitifs dans ces secteurs comme dans les secteurs primaires et secondaires soulève des débats passionnés, notamment quant à son rythme et son ampleur. Elle est au fondement de la recherche de nouveaux modes d’organisation économique. Certains avancent que le volume global d’emploi se tarirait et que l’économie ne pourrait plus créer suffisamment d’emplois.

Or, la digitalisation produit de nouveaux métiers en amont et en aval, en fonction cependant de son degré d’innovation. Lorsqu’elle conduit au remplacement des emplois répétitifs et à la rationalisation de l’organisation, elle provoque des pertes d’emploi et une augmentation de la précarité. Lorsqu’elle est le résultat de croisements d’innovations et interagit sur un ensemble de services, elle renforce le niveau de compétences exigées et développe l’emploi sur l’ensemble de la chaîne d’activité. Les rapports alarmistes examinent surtout le premier type de changement. La question principale à se poser serait alors de savoir où et par qui seront portées ces nouvelles sources d’emplois, et d’assurer le mieux possible ce qu’Alfred Sauvy appelait le « déversement » d’un secteur à l’autre.

La transition numérique accentuera surtout la mobilité actuelle et augmentera les demandes de reconversion, entre des métiers potentiellement éloignés, d’où la nécessité de banaliser les transitions professionnelles et « d’assurer la continuité des parcours individualisés » via la sécurisation de parcours professionnels ou le compte personnel d’activité .


Les perspectives démographiques de la France (avec le papy-boom)

Entre 2012 et 2022, 735 000 à 830 000 emplois par an seront à remplacer contre 400 000 dans la période de 1993 à 2011. Les métiers peu numérisables rapidement comme ceux liés à la relation de services, entre autres les services à la personne, sont les premiers concernés alors même que les activités liées à la santé, au care, à l’éducation, au loisir, à la mobilité, à l’accompagnement, se développent et se structurent progressivement. Les transitions vont être complexes et doivent, pour réussir, prendre en compte la protection des publics les plus fragiles mais aussi des plus formés, pour éviter la crainte du changement. La qualité des accompagnements (formations, sécurité de l’emploi, bilans professionnels, recrutement…) devient alors un impératif.


D’autres relais de croissance sont attendus qui devraient être fortement créateurs d’emploi

La transition écologique concerne déjà 19 % de la population active. Elle représente 100 000 emplois créés de 2014 à 2016. La rénovation des bâtiments favoriserait à elle seule 75 000 emplois.

Pour Jérémy Rifkin , si nous entrons dans la transition écologique « il ne faudra probablement pas moins de travail pour prendre soin des écosystèmes, de la biodiversité, du climat, etc. ». Rifkin affirme même que la durée de cette transition sera supérieure à cinquante ans. Jean Gadrey ajoute qu’une transition sociale peut s’y adjoindre : « Prendre soin (sollicitude) sur un mode anti-productiviste de la nature, des choses du lien social et des gens, c’est du boulot encore peu reconnu en matière de compétences.

Ces activités représentent 435 000 intervenantes et intervenants pour un équivalent temps plein de 228 000 emplois (69 % pour les aides à la personne, 19 % d’aides à domicile et 12 % pour la garde d’enfants ; 59 % pour les associations. Le marché est stable (en augmentation de 29,7 % pour les emplois privés, et, en baisse de 10,9 % pour les collectivités territoriales). Peut-on le réserver en grande partie à la sphère privée et familiale, hors du travail rémunéré, ce qui était l’idée de Gorz ? Je doute que cela aille dans le sens de l’émancipation, j’y verrais plutôt une régression. »


Enjeux pour les associations


L’ensemble de ces évolutions soulèvent des enjeux multiples, parmi lesquels nous souhaiterions en souligner quatre.

Les associations doivent s’engager dans une évolution importante de leurs emplois. Les filières professionnelles doivent être réorganisées, ainsi que la formation, de manière à favoriser les mobilités et les évolutions de carrière. La mixité des métiers des secteurs de l’Ess est aussi une dimension structurante. Il est également important de réduire l’écart de perception de l’avenir des secteurs entre les salariés et les bénévoles, de trouver les solutions les mieux adaptées pour articuler l’activité des salariés et des bénévoles, et inventer des formes nouvelles de gouvernance opérationnelle.

Les associations sont en capacité de mobiliser les compétences d’un territoire, pour mutualiser ressources et moyens, en vue de répondre aux besoins de celui-ci, d’y assurer pour chacun l’accès aux droits fondamentaux et d’en assurer la résilience. Il s’agit de générer de l’activité qui aille dans le sens « d’une autre politique, qui est celle du partage du travail tout en lui redonnant un sens », pour emprunter ici une expression à Michel Rocard dans sa préface à la Fin du travail de Jérémy Rifkin.

Au-delà de la grande question de l’exclusion et de la lutte contre la pauvreté, les grandes questions à aborder sont celles de la mobilité des personnes et des familles, et de l’accompagnement de leurs périodes de transition. Étant donnée l’universalisation de l’assurance maladie et la convergence, lente mais réelle, des systèmes de retraite, la question principale est celle de la couverture des risques d’emploi qu’assure en large partie l’assurance chômage des salariés mais qui ne couvre pas les autres formes d’activité.

Un énorme effort est à entreprendre du côté du travail indépendant. La valorisation des activités bénévoles peut jouer un rôle dans ce contexte, et est notamment prévue par les scénarios proposés par France stratégie pour l’établissement d’un compte personnel d’activités . Elle est une des pièces qui permettraient d’avancer vers les propositions de réforme de la protection sociale avancées par Alain Supiot.

La formation professionnelle continue doit trouver une place dans l’évolution des métiers. Elle s’intègre dans un mouvement général d’apprentissage individuel et collectif nécessaire pour porter les mutations. Dans ce dispositif, la place de l’éducation populaire n’est pas une question marginale.

Cette activité a connu un élan lié à l’industrialisation, plus encore qu’aux congés payés. Son rôle devient majeur avec la porosité travail/famille/société. De nombreux apprentissages sont à construire à ce niveau pour développer la responsabilisation, les nouvelles formes de coopération et de dialogue, les confrontations interculturelles, les accompagnements et les médiations…
 

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