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Travail et revenu universel

Tribune Fonda N°235 - Revenu universel : cartographie d'une controverse - Septembre 2017
Pierre Vanlerenberghe
Pierre Vanlerenberghe
Et Jean-Pierre Jaslin
Quelques éléments pour une approche anthropologique et sociologique des liens entre travail et revenu universel.
Travail et revenu universel

Deux grandes questions ont conduit à la résurgence médiatique de l’idée du revenu universel disparue du débat intellectuel depuis la fin des années 90 : la liberté de choix de travailler ou pas face à des emplois qui n’en sont pas vraiment ou alors de mauvaise qualité d’une part, et la baisse du volume de travail d’autre part1 .

Nous tenterons dans cet article d’actualiser le débat en convoquant des auteurs qui ont marqué ces dernières décennies la réflexion sur le travail tels que Meda, Gorz, Offe, Bartoli, Supiot, Boissonnat, et quelques autres.

La dimension philosophique et sociologique, voire même anthropologique, est très peu explorée. Les opposants au revenu universel ont privilégié la dénonciation des coûts insupportables que le revenu universel générerait. Par exemple, Denis Clerc et Michel Dollé2 réaffirment la valeur du travail : « La partie de la population en difficulté souhaite avant tout “ gagner sa vie ” et non disposer d’un revenu sans rien faire. Car l’emploi permet d’acquérir non seulement un revenu, mais aussi une position sociale, un réseau de relations et d’entraides, une meilleure estime de soi, et permet de rompre l’isolement lié au chômage, tout en se sentant socialement utile » (Denis Clerc3 ).

Jean-Baptiste de Foucaud, de la fondation de Solidarités nouvelles face au chômage (SNC), quant à lui avance plus nettement que « ce serait une faute anthropologique » que de dissocier revenu et travail.

Le travail sous ses formes actuelles est-il historiquement daté ? Cesserait-il d’être la principale source d’identité ? Serait-il encore facteur d’émancipation et susceptible de transformations libératrices ou non ? Telles sont les questions que nous entendons réouvrir.


Le travail, constitutif de la condition humaine ou appelé à disparaître sous sa forme salariée?


Dans la conception communément admise, l’homme est un animal pensant qui assure sa survie et son développement par la maîtrise de la nature, donc par le travail. L’Homo Faber de Bergson convoqué par l’économiste Henri Bartoli4 , ne se conçoit que dans la relation aux autres. Le travail n’est possible qu’en mobilisant connaissances, moyens techniques, organisationnels et financiers apportés par d’autres.

Ce n’est que récemment qu’on a redécouvert que ce ne pouvait être à n’importe quel prix, car  l’homme n’est pas que « dans la nature, il est de la nature » (Edgar Morin, Michel Serres, Henri Bartoli), et que cette nature est un monde fini (Daniel Cohen).

À cette conception dominante qui met l’accent sur l’essence fondamentale du travail, donc sur son caractère « naturel », peut être opposée une pensée qui « historicise » la vision d’un travail qui ne serait devenu source de réalisation personnelle et de lien social que très récemment dans l’histoire de l’humanité.

Dominique Méda5 , dans sa contribution au rapport Boissonnat6 , analysant tous les travaux existants des sciences sociales et de la philosophie, en conclut que « le travail n’a pas une nature "anthropologique" donnée ». Qu’il n’a pas été de toute éternité une « valeur », synonyme de surcroît de réalisation de soi et de lien social.

Ces dernières conceptions seraient nées en même temps que le développement massif du travail industriel et de la diffusion du modèle de travail salarié. Cette situation ne supprime pas la « valeur travail », mais la pose autrement, en interaction avec d’autres valeurs centrales de notre culture.

Il faudrait alors vérifier que la place de la valeur travail n’est plus centrale, ce que nous ferons plus loin.

Reste que pour ce qui concerne la période actuelle, tout le monde s’accorde pour tenter de clarifier le caractère polymorphe de la notion de travail comme l’a fait Jean Boissonnat lui-même en proposant les distinctions suivantes centrées sur lanotion de contrôle : « l’activité – à la base de la vie humaine – englobe toutes les activités  socialement utiles, en dehors de la sphère privée qui interdit toute forme de contrôle ; le travail lui est une activité normalement rétribuée ; et l’emploi est un travail organisé dans la durée » d’où la nécessité d’une politique du travail et pas simplement de l’emploi comme le suggère le rapport du Plan.

Le juriste Alain Supiot, dans sa quête des fondements du nouveau droit social qu’il voit poindre dans tous les pays européens7  retient la même conception. Il souligne l’importance d’intégrer le travail au-delà de ses dimensions salariées.

En définissant un état professionnel des personnes, Alain Supiot (et ses corédacteurs européens) ajoute aux droits sociaux universels garantis à chacun indépendamment de tout travail, des droits liés au travail qualifié de non professionnel, puis des droits liés à l’activité professionnelle, quel qu’en soit le statut, enfin des droits propres au travail salarié.

La force des propositions de cet éminent juriste réside dans la manière de dépasser la seule question de l’emploi salarié afin d’intégrer l’ensemble des situations de travail, salarié ou non, dans un même ensemble protecteur qu’a permis le paradigme du développement industriel et de répondre autrement que par l’idée de revenu universel aux changements socio-économiques actuels et à l’exigence de mobilité.

Il prône une protection du Droit du travail (centré sur la qualité de la vie au travail et les rapports de travail) étendu aux différentes situations de travail, et le Droit de la sécurité sociale (centré aujourd’hui sur le seul dédommagement de risques). Ceci devrait permettre des transitions plus faciles entre différentes situations, d’organiser la  fluidité entre ce qui pourrait être de nouveaux statuts du travail.

Cette proposition est plus englobante que la plupart des propositions qui sont faites sur le revenu universel qui, en ne mettant l’accent que sur une seule prestation, n’intègrent pas les réponses à donner aux aléas de la vie et rendent ainsi l’individu vulnérable…
 

Focus : les droits sociaux selon Alain Supiot

En définissant un état professionnel des personnes, Alain Supiot (et ses corédacteurs européens) ajoute aux droits sociaux universels garantis à chacun indépendamment de tout travail, d’abord des droits liés au travail qualifié de non professionnel, puis des droits liés à l’activité professionnelle, quel qu’en soit le statut, enfin des droits propres au travail salarié.

Ainsi des droits sociaux – qu’on peut représenter en cercles concentriques – sont dès aujourd’hui développés avec des fortunes diverses dans tous les pays européens et pourraient être renforcés et couvrir la population entière :

  • un premier cercle, celui de l’inconditionnalité, est celui des droits sociaux universels garantis à tous indépendamment de tout travail, la couverture maladie, le droit à une éducation suffisante, le droit à la formation professionnelle, les droits liés aux handicaps. on pourrait y loger ici les minima sociaux, le RMI, le RSA ou même un revenu de base, mais qui ne se substituerait pas aux autres niveaux de protection ;
     
  • le second cercle est celui des droits fondés sur le travail qualifié de non professionnel (charge de la personne d’autrui, formation de soi-même, travail bénévole, toute activité socialement utile) afin de couvrir les accidents par exemple, ou d’abonder en avantages retraite pour l’éducation des enfants ;
     
  • le troisième cercle est celui du droit commun de l’activité professionnelle (hygiène et sécurité, droit à retraite et à couverture des périodes d’inactivité telles le chômage ou l’équivalent possible pour les travailleurs non-salariés…) ;
     
  • le quatrième est celui du droit propre du travail salarié (l’emploi ou travail rémunéré projeté dans la durée, ce qui est au fondement du CDI) qui ne couvre alors que ce qui est lié à la subordination, qui a connu quelques évolutions déterminantes et à ses différents degrés d’intensité. Il y ajoute l’idée de droits de tirage sociaux qui ouvrent au Compte personnel d’activité (CPA).


Le travail peut-il être libéré et/ou libérateur ?


Pour certains tenants du travail historiquement daté, il serait vain de penser arriver à renverser le cours des choses et d’espérer que le travailleur devienne autonome, surtout dans les grandes organisations. Ils appellent donc de leurs vœux une diminution de la place du travail dans la société, et son remplacement par les activités libres, le non-travail, voire à la création d’un revenu universel.

On y trouve deux grands penseurs. Habermas, constatant le poids de la bureaucratie et l’instrumentalisation desrelations de travail, considère que « visant à domestiquer le capitalisme, c’est-à-dire à le conserver en en supprimant les effets néfastes, l’État social a fini par renoncer à  les ambitions premières de changer le travail hétéronome en travail autonome, et s’est donné comme objectif de dédommager les travailleurs en leur offrant des  compensations d’ordre salarial, social et de consommation ».

Il faut donc pour lui développer un agir communicationnel pour créer du sens à partir d’un « monde vécu » ailleurs que dans le travail. Cette vision extrêmement pessimiste de l’État social est aux antipodes du système de protection sociale tel que le décrivent Alain Supiot et ses collègues.

André Gorz, qui a beaucoup inspiré des militants de la génération du « baby boom » avant la publication de son ouvrage Les adieux au prolétariat8 , abandonne dans ce dernier l’espoir de la transformation du travail par le projet d’émancipation de la classe ouvrière, faute d’acteurs ayant un projet de sortie de l’aliénation, surtout face au poids considérable pris par la consommation dans les comportements.

« Le travail ne constitue plus le principal ciment social, ni le principal facteur de socialisation, ni l’occupation principale de chacun, ni la principale source de richesse et de bien-être, ni le sens et le centre de notre vie. » Il se réfugie alors dans l’idée d’un revenu universel conditionnel puis inconditionnel, nous semble-t-il éloigné qu’il est alors des données empiriques travaillées par d’autres9 .

Pour beaucoup d’autres, le travail humain est un acte essentiel, source de coopération, un lieu structurant où se déterminent les identités individuelles et collectives. Des économistes, des sociologues, des ergonomes, des médecins (Sainsaulieu, Guy Roustang, Wisner, Daniellou, Laville…) montrent que le travail permet la réalisation de soi et qu’il sera toujours possible de le rendre plus humain.

Des ergonomes comme Christophe Dejours ou des cliniciens des sciences sociales comme Yves Clot montrent que « l’acte du travail est toujours plus riche qu’on ne le croit », même aliéné. Pour eux, il est exclu « que le travail puisse s’analyser comme des séquences d’actes rigoureusement déterminés », chacun joue avec les contraintes et initie des liens de coopération avec les autres.

Une partie importante du droit du travail a ainsi fortement progressé dans les dernières décennies, dans la foulée des « droits Auroux »10 . Cette approche mise donc sur le dialogue social et la négociation pour assurer la transformation du travail.

Enfin, l’adhésion à la valeur travail est toujours forte chez les Français.

Dans les panels européens sur l’évolution des valeurs, le travail reste très important pour 70 % d’entre eux, alors que le score n’atteint environ que 50 % pour nos principaux partenaires. Ce positionnement spécifique11  est paradoxal parce que les Français disent en même temps qu’il faudrait en réduire la place.

Chez nous, le travail n’a pas la même valeur instrumentale stricte qu’on lui donne dans d’autres pays, mais est considéré comme source d’épanouissement du fait des relations humaines et sociales qu’il permet à l’échelle de l’équipe de travail – et non de l’entreprise –, et aux possibilités de  développement des capacités qu’il offre.

Cette position est plus forte chez les jeunes et les femmes, qui pourtant dénoncent la pression sur le temps et  la difficulté à trouver une bonne articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale. 60 % du panel souhaitent donc que le travail prenne moins de place dans leur vie (en première place au niveau européen), ce qui renvoie très certainement à la mauvaise qualité des relations du travail et aux arbitrages qu’il impose face à d’autres activités, avance Dominique Méda. La France est le pays où le travail est le plus ressenti comme stressant13  et où les promotions sont faibles.

Malgré ces questions, les Français restent ainsi profondément attachés à ce que représente la valeur travail et au statut du travail. C’est donc bien une organisation du travail spécifique qui est mise en cause ici par les Français. À l’issue de ces quelques éclairages, il nous semble que le travail reste central dans la vie de nos concitoyens quel qu’en soit le statut. La quête de sens, la recherche de liberté, de l’autonomie, sont toujours là présentes…

Le débat sur le revenu universel permet d’ouvrir la réflexion à ces aspects sans qu’il ne soit pour autant la bonne réponse. L’insertion dans un collectif de travail est toujours riche, c’est aussi l’action collective des travailleurs qui est source de libération et de conquête de libertés nouvelles et qui doit être retrouvée notamment par les jeunes générations.

La porosité du travail et du hors-travail quant à elle peut aussi, en évitant certains débordements, ouvrir de nouvelles pistes pour que chacun puisse construire et enrichir son identité. Les lois Auroux avaient ouvert la possibilité de faire entrer la citoyenneté dans l’entreprise.

La prise en compte par la société des capacités acquises au travail pourrait constituer un mouvement complémentaire qui évite le cloisonnement dans un rôle unique de salarié-consommateur-citoyen. D’où la nécessité d’un système de protection sociale qui couvre toutes les situations de travail et ne se limite pas à la compensation, mais facilite la construction de nouvelles possibilités.

Nous retrouvons là l’intérêt de l’apport d’Alain Supiot qui propose que le droit de la sécurité sociale ne soit pas seulement réparateur, mais anticipateur d’où l’idée d’accès à des droits de tirage sociaux librement utilisés non seulement en période de transition, mais aussi tout au long de la vie. Robert Castel13 dans sa critique d’André Gorz, mobilisant Bruno Trentin, grand syndicaliste italien, a cette formule clé « il s’agit d’éprouver sa liberté dans le travail ».
 

  • 1Cette dernière question est abordée dans l’article "Vers la fin du travail", dans la Tribune Fonda n°235.
  • 2Denis Clerc, Michel Dollé, Réduire la pauvreté, un défi à notre portée, éditions des Petits matins 2016 ; Serge Paugam, Le lien social, Puf Que sais-je ?
  • 3Denis Clerc est le créateur d’Alternatives économiques. « Revenu de base pour tous : une fausse bonne idée », Observatoire des inégalités, 15 mars 2016.
  • 4Un des seuls économistes français ayant écrit un livre de fond sur la relation entre science économique et travail, Science économique et Travail, Dalloz 1957.
  • 5Le travail à travers le temps, à travers les textes, annexe 2 du rapport Boissonnat, Le travail dans vingt ans, 1995, éd. Odile Jacob (pp. 321 à 343).
  • 6Le travail dans vingt ans, rapport d’un groupe présidé par J. Boissonnat, éd. Odile Jacob, 1995.
  • 7Notamment dans Droit social et dans Au-delà de l’Emploi, rapport à la Commission européenne, sous la direction d’Alain Supiot, Flammarion, 1999.
  • 8André Gorz, Les adieux au prolétariat, éd. Galilée, 1980.
  • 9Gianinazzi Willy, André Gorz, Une vie, La découverte, 2016.
  • 10Les lois d’Auroux sont un ensemble de quatre lois modifiant de manière important le droit de travail en France, promolgué au cours de l’année 1982 par le gouvernement Mauroy II.
  • 11Méda Dominique, « Les rapports des Français au travail , La tribune Fonda, oct. 2010, n° 205.
  • 13 a b Voir la dernière enquête de l’Anact.
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