Trois secteurs de la prise en charge de la dépendance
Notre économie se compose de trois secteurs, à savoir un secteur public, un secteur privé lucratif et un secteur privé non lucratif, ce dernier que nous nommons aussi parfois Économie sociale et solidaire (ESS).
Il existe à la périphérie de ces trois secteurs une économie informelle. Plusieurs théoriciens de l’ESS ont parfaitement souligné qu’un de ses rôles consiste à faire passer des activités du secteur informel vers le secteur formel1.
L’entraide familiale, dans ce qu’elle a de plus informel, reste par exemple centrale dans la prise en charge de la dépendance.
On estime à environ à 3,9 millions le nombre de proches aidants qui interviennent tous les jours auprès de personnes dépendantes2.
Le secteur de la prise en charge de la dépendance reste dominé par le secteur public et le privé non lucratif. Selon les chiffres 2019 de la Dress, 48 % de l’offre était fournie par des Éhpad publics, 29 % par des Éhpad de l’ESS (associations, mutuelles, fondations, congrégations) et 23 % par des Éhpad du secteur privé lucratif3.
Toutefois, le secteur privé lucratif a connu une croissance accélérée grâce entre autres à la loi de 20094 qui confie aux Agences régionales de santé (ARS) la gestion des capacités d’accueil des personnes dépendantes par le biais d’appels à projet.
Malgré une croissance significative au cours des 25 dernières années, le secteur privé lucratif représente moins d’un quart des places en Éhpad.
Des positionnements spécifiques à chaque secteur
Le secteur public est historiquement investi dans la prise en charge de la dépendance, et ce depuis la Révolution française et la création des Hospices civils.
Relativement ancien, l’immobilier des établissements publics se révèle généralement vétuste5.
Ce sont par ailleurs les établissements qui ont le taux d’encadrement personnel le plus élevé : ces derniers varient de 55,5 en Éhpad privé lucratif à 67,9 dans les Éhpad publics6. Enfin, la population habilitée à l’aide sociale se concentre dans ces établissements publics7.
Les établissements du secteur privé non lucratif ont un taux d’encadrement qui se situe dans la moyenne du secteur et un fort niveau d’habilitation à l’aide sociale courante : 91 % des établissements8.Les populations accueillies y sont plus mixtes que dans les autres secteurs.
Dans les établissements du privé non lucratif se croisent des personnes en perte d’autonomie, mais aussi victimes d’isolement social.
Comme dans toute l’ESS, un intérêt particulier est apporté à l’innovation sociale et aux nouveaux services, comme l’illustre l’habitat partagé et intergénérationnel.
Enfin, le secteur privé lucratif est le plus récent, mais aussi celui à la croissance la plus rapide du fait d’une politique publique volontariste présentée plus haut. Trois grands groupes sont aujourd’hui cotés sur la Bourse de Paris : Clariane, anciennement Korian, Emeis, anciennement Orpea et LNA Santé.
Outre la structuration apportée par ces grands groupes, le secteur privé lucratif se caractérise par l’accueil des personnes les plus âgées9. Les durées de séjour y sont mécaniquement plus courtes : maximum deux ans10. Visant les populations les plus aisées financièrement, le secteur privé lucratif se concentre dans les grandes villes et les régions d’Île-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Compte tenu de ses implantations et de son public visé, le secteur privé lucratif a les tarifs les plus élevés.
En 2023, le tarif moyen d’hébergement pour un résident s’élevait à 2 000 € par mois, mais avec d’importantes disparités par secteur : 1 727 € dans le public non hospitalier, 1 939 € dans le privé non lucratif et 2 697 € dans le privé lucratif11.
Un secteur confronté à un recrutement difficile et une image dégradée
Malgré leurs spécificités géographiques, financières et sociales, ces trois secteurs partagent des difficultés de recrutement et une image dégradée. Ils ont en effet une faible attractivité salariale. D’autre part, les conditions de travail y sont difficiles. Le taux d’absentéisme est en croissance et celui d’accidents du travail y est plus élevé que la moyenne nationale12.
La crise liée au COVID-19 et les récents scandales sanitaires ont ébranlé l’ensemble du secteur.
Le livre très remarqué du journaliste Victor Castanet, Les fossoyeurs, a mis en évidence les faiblesses du secteur privé lucratif, mais pas seulement.
L’Éhpad, un établissement d’accueil des plus fragiles, est devenu synonyme de lieu de maltraitance. Ce travail nécessaire d’enquête est venu raviver les souvenirs de la difficile période de la crise sanitaire durant laquelle les visites des proches étaient interdites. Ces éléments combinés ont produit une véritable rupture dans l’opinion publique : au-delà de l’Éhpad-bashing, l’opinion publique a évolué de façon plus profonde.
Aujourd’hui, il est jugé préférable de rester le plus longtemps chez soi et d’aller en Éhpad le plus tard possible, voire jamais.
Cet « air du temps » a eu une incidence sur les politiques publiques. En plus d’un contrôle accru des Éhpads13, les lois les plus récentes privilégient le maintien à domicile.
Pistes pour contenir la marchandisation de la dépendance
Face à ce constat, comment pouvons- nous contenir la marchandisation de la dépendance et des services à la personne ? Une première piste consiste à produire des données statistiques fiables sur la situation respective des trois secteurs public, privé non lucratif et privé lucratif.
Comprendre au mieux chacun de ces secteurs est indispensable pour identifier les conséquences de la marchandisation dès ses prémices, mais aussi améliorer l’ensemble des prises en charge.
Deuxième piste : organiser une réponse centralisée du secteur privé non lucratif pour répondre aux appels d’offres ou aux appels à manifestation d’intérêts des pouvoirs publics.
De leur côté , l’accès aux appels d’offres pourrait être adapté aux spécificités du secteur privé non lucratif.
Par exemple, pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, les structures de l’ESS et les TPE/PME locales ont obtenu 37 % des marchés publics14. Pourquoi ne pas mettre en place des mécanismes similaires quand il s’agit de la prise en charge de personnes vulnérables ?
Une dernière piste consiste à reprendre les Éhpad du secteur privé lucratif en difficulté.
Dans certaines régions, comme l’Île-de-France et en Provence-Alpes-Côte d’Azur, on trouve aujourd’hui peu d’acteurs du privé non lucratif.
Les départements peuvent peser dans la balance en donnant le moins possible de nouvelles autorisations au secteur privé lucratif. Nous avons le précédent du département des Landes : aucun Éhpad privé lucratif n’y est financé au motif qu’ils sont plus chers, moins accessibles, moins dotés en personnel d’accompagnement et donc moins bien traitants. Résultat, en 2019, 90 % des Éhpad du département sont publics, 8 % relèvent de l’ESS et 2 % du privé lucratif15.
L’État a les moyens de façonner une réponse cohérente pour la prise en charge de la dépendance, en y limitant au strict minimum la marchandisation. Il est néanmoins nécessaire qu’il contrôle mieux les établissements habilités et surtout rende publics les rapports des contrôles effectués pour parfaire l’information des résidents ainsi que les tarifications.
- 1
On citera entre autres les travaux des économistes Édith Archambault, Lionel Prouteau et Bernard Enjolras.
- 2
Xavier Besnard, Mathieu Brunel, Nadège Couvert et Delphine Roy (DREES),« Les proches aidants des seniors et leur ressenti sur l’aide apportée — Résultats des enquêtes CARE auprès des aidants (2015-2016) », Les dossiers de la DREES n° 45, novembre 2019.
- 3
Angélique Balavoine (DREES), « Des résidents de plus en plus âgés et dépendants dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées », DREES Études et Résultats n° 1237, juillet 2022, [en ligne].
- 4
Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009.
- 5
Sur la situation financière des Éhpad publics hospitaliers et autonomes entre 2014 et 2019, se reporter à Accès Territoires n° 10 « Les EHPAD et l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie », décembre 2021.
- 6
Dominique Libault, Grand âge et autonomie, 2019.
- 7
Sénat, « Situation des Éhpad », Rapport d’information n° 778 (2023-2024), déposé le 25 septembre 2024.
- 8
Sénat, Ibid.
- 9
85 ans en moyenne dans le privé lucratif contre 79 dans le privé non lucratif.
- 10
1 an et 5 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes, contre plusieurs années dans les autres secteurs.
- 11
Christine Pirès-Beaune, Garantir la prise en charge des personnes âgées en établissement, encadrer leur reste à charge, Rapport à la Première ministre, 2023.
- 12
Selon la CNAM, l’indice de fréquence s’est établi à 94 en 2016 contre 85 en 2012 pour une moyenne nationale, tous secteurs confondus, à 33,8. Le secteur figure donc parmi les 15 les plus à risque des 732 de la nomenclature.
- 13
En 2022, l’État a annoncé recruter dans les ARS pour multiplier dans les deux ans les contrôles dans les 7 500 Éhpad.
- 14
Les Canaux, ESS 2024 — Rapport d’impact, novembre 2024, [en ligne].
- 15
Christine Pirès-Beaune, Ibid.