Introduction de Frédéric Tiberghien
délégué interministériel à l’Innovation, à l’Expérimentation sociale et à l’économie sociale
Si le nom de la délégation est très long, l’intitulé (L’articulation entre l’offre, le management des organismes de l’économie sociale et les aspirations et comportements des nouveaux acteurs salariés et bénévoles) de la journée l’est encore davantage. C’est le talent des consultants d’inviter à réfléchir sur des sujets complexes pour essayer d’en sortir un peu plus intelligent en fin de journée. Pour introduire vos débats et compte tenu de ce que le libellé du colloque ne m’a pas beaucoup inspiré, je vais essayer de vous donner quelques éclairages sur la façon dont je perçois l’évolution du marché du travail et la place de l’économie sociale dans ce contexte. Après avoir parcouru vos travaux, je ferai une série de remarques pour essayer d’examiner les perspectives qui s’offrent à l’économie sociale.
L’impact de la démographie sur le marché du travail
C’est une question que vous avez évoquée, Mme Lesot, dans votre introduction. Tout d’abord et contrairement à une idée répandue, il n’y aura pas de problème global de main-d’œuvre en France à l’horizon 2050.
En effet, la population active augmentera jusqu’en 2015, et se stabilisera ensuite. Je vous renvoie sur ce point aux projections qu’a faites l’ancien commissariat général au Plan. Par ailleurs, je vous rappelle que notre pays dispose d’immenses « réservoirs de main-d’œuvre », puisque environ 4,5 millions de personnes ne travaillent pas ou plus dans notre pays si nous prenons en considération les chômeurs, les Rmistes, les demandeurs d’emploi dispensés de recherche d’emploi (Dre), les femmes dont le taux d’activité reste inférieur de 10 % à celui des hommes, les préretraités, les étrangers, etc. C’est donc bien une idée fausse de croire que globalement nous allons en France manquer de main-d’œuvre dans l’avenir.
En revanche, il y aura certainement des tensions géographiques et sectorielles, particulièrement pour l’emploi de personnes qualifiées, quel que soit le niveau de celles-ci. Ceci provoquera inéluctablement une revalorisation des rémunérations et des carrières pour certains métiers. Nous pouvons d’ailleurs déjà constater des phénomènes de rareté dans certains secteurs, notamment dans celui de la santé.
La deuxième conséquence des évolutions démographiques sera une concurrence plus forte pour le recrutement des jeunes entre le privé lucratif, le public et le tiers secteur. Le problème crucial sera alors celui de l’attractivité de l’économie sociale vis-à-vis des jeunes, comme vous l’avez dit. Face au secteur privé qui aura l’argument de la rémunération et au secteur public offrant la sécurité de l’emploi, l’économie sociale devra mettre en avant d’autres arguments pour attirer les jeunes. Autre aspect, que l’étude Chorum-Fonda a très bien souligné : l’enjeu de l’accueil, de l’intégration des nouveaux salariés et de l’organisation de la transmission du savoir et des valeurs entre les « anciens » qui partent, et les « jeunes » qui arrivent. C’est une des conséquences importantes du papy boom.
Enfin, ma dernière remarque liée aux évolutions démographiques concerne les effets du vieillissement et de l’allongement des carrières. La réforme des retraites conduite par François Fillon produit déjà des effets notamment dans le secteur public. Les dernières statistiques montrent que les fonctionnaires prolongent déjà leur carrière de l’ordre de neuf mois, qui deviendront progressivement trois années si tout se passe comme attendu. Ce mouvement d’allongement de la carrière est déjà amorcé dans notre société. Il aura probablement une conséquence importante pour les associations : le tarissement partiel du recrutement de préretraités bénévoles. La suppression de ce dispositif fait qu’ils auront une moins grande disponibilité, alors même que ce public a joué un rôle essentiel dans l’animation et l’organisation de l’économie sociale au cours des trente dernières années, particulièrement dans les associations. Nous devrions avoir des bénévoles plus âgés ou moins disponibles.
De nouveaux comportements sur le marché du travail ?
Malgré certaines affirmations, nous constatons que les comportements sur le marché du travail n’évoluent guère ou que très lentement. Les statistiques du Bureau international du travail (Bit) montrent qu’il existe en France comme ailleurs une très grande stabilité dans l’emploi. Il chiffre pour notre pays à 10,5 années en moyenne la durée de séjour des salariés chez le même employeur. Cela me rend perplexe sur la thèse d’une montée de l’infidélité des salariés et sur l’idée souvent émise du changement de leur comportement. Si c’est vrai, en tout cas on ne le voit pas dans les statistiques.
à l’inverse, il faut prendre en compte l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui devraient avoir d’importants effets à l’avenir. Elles accélèrent la vitesse de recrutement, la fluidité du marché du travail et le rendent beaucoup plus « profond ». En effet, les salariés ont une meilleure connaissance des offres et les employeurs qui recrutent bénéficient d’un élargissement considérable de leur vivier. C’est ainsi que nous pouvons assister à l’émergence de candidats passifs au changement d’emploi. Ils mettent leur curriculum vitae en ligne sur les sites d’emploi et attendent éventuellement des offres. Ils sont véritablement à l’affût des opportunités et bénéficient d’un choix beaucoup plus grand. Ce phénomène aura un fort impact et doit être pris en compte si on veut retenir ses salariés.
Il faut néanmoins constater que sur ces enjeux de comportements, nous manquons de données et d’analyses. C’est pourquoi nous ne pouvons pas exclure que le chiffre de 10,5 années recouvre en réalité une polarisation du marché du travail en deux blocs. Un premier serait construit autour du contrat à durée indéterminée (Cdi), qui bénéficie encore d’une certaine forme de garantie de l’emploi à vie chez un certain nombre d’employeurs, industriels surtout. Le second bloc concerne les « précaires » qui ont une rotation dans l’emploi extrêmement élevée, dans les services surtout. Ainsi, 80 % des recrutements (environ 4 millions) dans notre pays sont faits sous forme de contrats à durée déterminée (Cdd) ou de contrats de travail temporaires. Cette dualisation du marché du travail est forte, et me paraît durable.
Le secteur associatif va donc dans les prochaines années devoir se poser la question de la précarité de ses emplois. C’est un sujet essentiel compte tenu du recours aux contrats aidés, du recours au temps partiel plus ou moins subi par les femmes, qui sont largement majoritaires dans les métiers des services et notamment dans ceux à la personne. La question est de savoir si ces contrats dits « précaires » seront pour les employeurs de l’économie sociale une étape ou un tremplin vers l’emploi stable, ou apparaîtront comme une destinée à laquelle les salariés concernés n’échapperaient pas.
Pour les organisations qui ambitionnent d’être très présentes sur les services à la personne, cette question des conditions de travail doit être traitée parallèlement à l’élaboration de toute offre de services. à défaut, nous risquons d’assister à des problèmes majeurs de recrutement et de fidélisation des salariés.
Une gestion de l’emploi à long terme
Dans les entreprises privées lucratives, la gestion de l’emploi est conjoncturelle et liée aux cycles économiques. Or, les salariés ont maintenant intériorisé ces règles. C’est ainsi qu’ils restent à l’abri en cas de récession économique et qu’ils aspirent au changement dès que l’économie va mieux. L’horizon de gestion des ressources humaines dans les entreprises reste excessivement court, créant souvent à mon avis un décalage entre le message des firmes privées sur leur stratégie d’employeur et la réalité de leurs pratiques en matière d’emploi.
Je crois que l’économie sociale pourra se distinguer par un horizon de gestion plus long, particulièrement si nous arrivons à mettre en pratique l’idée selon laquelle un salarié n’est pas une charge dans le compte d’exploitation, mais bien un capital humain qui fait partie des richesses de l’organisation. Il y a là un point de différenciation possible très important par rapport aux entreprises privées lucratives. C’est d’autant plus vrai pour l’économie sociale qu’elle est présente sur les métiers du service, où le capital humain est le facteur de production essentiel, ce qui rend une gestion à long terme d’autant plus nécessaire.
Un marché du travail de plus en plus sélectif
Le marché du travail devient de plus en plus sélectif, ce qui concerne l’économie sociale. Indirectement d’abord, si nous prenons en considération les 4,5 millions de personnes qui ne travaillent plus. Parmi celles-ci, nous pourrions aussi évoquer la question importante des personnes surqualifiées, mais elle concerne davantage la fonction publique. Ces sujets doivent nous interpeller, ne serait-ce que parce que l’économie sociale traite ces questions par le biais de l’insertion par l’activité économique (Iae) ou qu’elle travaille sur ces enjeux avec les collectivités territoriales.
Elle doit aussi se sentir concernée par les questions de discriminations dans le recrutement et le déroulement des carrières. Sur ce dernier point, je pense notamment à l’accès à la formation et aux chances de promotion. Il faut admettre que l’économie sociale n’est pas exempte de toutes critiques au regard des différents types de discriminations : entre hommes et femmes, entre nationaux et étrangers, vis-à-vis des seniors ou des personnes handicapées. Nous devons traiter ces sujets si nous voulons continuer à être attractifs. Ces questions concernent d’ailleurs aussi bien les salariés que les élus et les bénévoles.
Nous pouvons enfin nous interroger sur les modes de recrutement dans l’économie sociale qui restent encore largement basés sur un principe de cooptation. Est-ce encore un mode adapté dans un marché plus ouvert et plus fluide ? Je crois que dans les années qui viennent, il faudra se poser la question de son évolution, même s’il a donné toute satisfaction et si personnellement il ne me pose pas de problème de principe. Mais l’évolution des aspirations des individus nous imposera d’y réfléchir.
Des spécificités à valoriser pour en faire un atout
Le contexte particulier à la France est plutôt favorable à l’économie sociale en termes de recrutement et d’accès à l’emploi. En effet, l’analyse des motivations des jeunes met en évidence qu’ils préfèrent majoritairement la fonction publique à l’entreprise. Cela reflète deux phénomènes. Tout d’abord, l’école a pour rôle de former des citoyens avant de former des salariés pour les entreprises. Ensuite, les entreprises n’assurent plus la sécurité de l’emploi. Par conséquent, elles ne sont plus guère attirantes pour les jeunes qui sortent du système scolaire.
L’économie sociale doit pouvoir bénéficier de cette désaffection et du rapport ambigu des Français à la mondialisation. Pour cela, il lui appartient de mieux faire valoir ses atouts : une plus grande proximité avec l’intérêt général, une contribution à la citoyenneté, le sens donné au travail, l’existence d’un modèle alternatif aux sociétés de capitaux, etc. Toutes choses que vous connaissez par cœur.
Nous manquons d’études et je pense qu’il y a un artefact de sélection dans l’économie sociale, tout comme dans la fonction publique. Il y a probablement des candidats qui ne sont pas attirés par l’argent et qui préfèrent un travail bien fait et de qualité à une course sans fin à la productivité. Il faudrait analyser plus finement les motivations de ceux qui viennent travailler dans l’économie sociale. Si effectivement il existait un modèle de recrutement spécifique, il conviendrait de le préserver car il nous sera plutôt favorable dans les prochaines années.
Dernier point, je crois que la distance entre les dirigeants et les salariés de l’économie sociale est moins grande. Or ceci nous renvoie à un débat d’actualité. En effet, les dirigeants du privé lucratif sont désormais perçus par une écrasante majorité de la population comme appartenant à un autre monde. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un thème extrêmement important, qu’il faut avoir présent à l’esprit lorsque nous recrutons. L’économie sociale a un atout sur ce point.
Des perspectives favorables du développement de l’emploi dans l’économie sociale
Il est un autre point de nature économique qui aura un impact sur l’emploi et tout particulièrement pour l’économie sociale. Dans les prochaines années, le secteur de la santé va devenir le premier secteur économique de notre pays. Il représente environ 9% du produit intérieur brut (PIB), et 14% déjà aux États-Unis. Je suis persuadé que vers 2015-2020, il sera également devenu le premier chez nous, largement devant la mécanique ou l’automobile. Or nous voyons déjà, à la lueur de la conjoncture actuelle, ce qui se passe pour l’économie en général quand son secteur le plus important va mal.
Cette réalité est une chance pour l’économie sociale, car elle a des acteurs très présents à travers les associations ou les mutuelles de santé, en particulier d’assurance et de prévoyance. Il faut donc s’attendre à un changement complet de la donne. Quand un secteur devient le premier, ses modes de régulation (entre privé et public etc.) ne peuvent plus rester ce qu’ils sont.
Il est aussi certain qu’il va y avoir des opportunités d’emploi très importantes et donc des problèmes de recrutement, qui existent déjà et s’aggraveront notamment sous l’effet du vieillissement de la population.
L’économie sociale devra collectivement traiter de certaines questions
Je crois aussi que l’économie sociale aura un certain nombre de thèmes collectifs à traiter en matière de ressources humaines et d’emploi.
Premièrement, pour renforcer l’attractivité des emplois, il faut élaborer un message commun des employeurs de l’économie sociale, qui dépasse leur diversité. Il serait important de pouvoir préciser les éléments de cette promesse employeur. Les éléments utiles en la matière seraient : l’investissement dans le capital humain ; la sécurisation des parcours ; la différenciation de l’économie sociale par rapport aux autres employeurs, aussi bien au niveau des pratiques que des discours ; un modèle de gestion démocratique ; la participation des salariés à la gouvernance (ceci pourrait probablement être étayé par un mode particulier de management) ; la coexistence de salariés et de bénévoles, particulièrement soulignée dans votre étude ; un accent particulier à mettre sur le sens du travail et de son utilité sociale. Enfin, il est un sujet peu débattu sur lequel l’économie sociale a un conception particulière des rapports entre employeurs et salariés : la place des organisations syndicales de salariés.
Le deuxième grand sujet collectif à traiter porte sur l’organisation de parcours transversaux au sein de l’économie sociale, notamment en traitant de questions comme la validation des acquis de l’expérience (VAE). C’est un secteur où l’ascenseur social demeure une réalité et où de nombreux métiers s’apprennent « sur le tas ». Or, dans la mesure où il n’existe plus d’emploi à vie, la question est de savoir comment valoriser ces acquis de l’expérience auprès des autres employeurs. Il faut travailler sur cette reconnaissance et que cela devienne monnaie courante à l’intérieur de l’économie sociale afin de faciliter les transitions et les reconversions. Sur ce point, je pense aux phénomènes, couramment constatés dans les associations, de fatigue et d’épuisement, qui surviennent au bout de 20 à 25 ans dans la même association ou le même secteur associatif. Ceci ne serait pas grave si la carrière durait 30 ou 35 ans, mais ce ne sera plus la même chose avec son allongement et si elle tend à durer 40 ans. Cela implique des réponses nouvelles et des évolutions en cours de vie professionnelle. Sur ce point, je crois qu’il faudra que le secteur s’organise pour faciliter les passages d’un champ à l’autre.
Troisième aspect, comme l’a montré votre étude, c’est la mise en œuvre des synergies territoriales, avec notamment la question des groupements d’employeurs (le décret qui les autorise sous forme coopérative va bientôt être publié), mais aussi la mutualisation des moyens et l’échange des bonnes pratiques.
Le rapport au projet
Ma dernière remarque générale est évoquée de manière intéressante dans le rapport de votre étude. Les employeurs de l’économie sociale vont devoir réactualiser leur projet, qui est tout à la fois économique, social, politique et territorial. On oublie souvent qu’il recouvre ces quatre aspects, et on a tendance à n’en traiter qu’un ou deux. Je pense qu’il faut revisiter les quatre et notamment l’aspect économique.
En effet, au cours des années qui viennent, les modèles économiques, en particulier ceux des associations, vont être chahutés avec la poursuite des changements dans le mode de financement, l’amplification de la professionnalisation, la concurrence accrue du secteur privé lucratif, etc. Tout ceci aura des conséquences sur l’emploi.
Il faudra aussi être plus attentifs aux attentes et motivations des salariés et des bénévoles, et notamment en fonction de leur âge. Je crois beaucoup à la nécessité pour les employeurs d’apporter des réponses, spécifiques selon l’âge, aux préoccupations des salariés. Nous avons là-dessus des travaux très intéressants à conduire.
En conclusion, je dirai que l’économie sociale a l’opportunité de réhabiliter la fonction employeur. Certaines organisations travaillent déjà sur ce sujet, qui sera majeur dans les prochaines années. En effet, il faut rappeler que si la France n’a plus de problèmes en termes de création d’entreprise, étant arrivée au niveau des États-Unis, nous manquons encore d’employeurs. Ainsi l’année dernière, un tiers des créations d’entreprise a été le fait de chômeurs, démontrant ainsi que les mécanismes d’accompagnement marchent bien. Le problème est de transformer ces créateurs en employeurs qui recrutent à leur tour des salariés. En France, c’est un vrai problème et peu de gens affirment leur intérêt pour ce sujet.
Sur ce point, il faut d’ailleurs constater que les entreprises sont sur un modèle qui consiste plutôt à alléger les effectifs et à ne voir dans les salariés qu’une charge du compte d’exploitation. Pour sa part, l’État va continuer sans doute à diminuer ses effectifs en ne renouvelant pas tous ses partants. Donc les seuls employeurs qui vont continuer à recruter dans les prochaines années seront les collectivités territoriales et les entreprises de l’économie sociale. Les premières ont des effectifs qui croissent rapidement et seront le véritable concurrent de l’économie sociale pour les recrutements de demain, dans un rapport étonnant d’ailleurs de compétition et de coopération tout à la fois. Pour les secondes, je suis persuadé qu’il devient impératif de mettre en avant cette fonction employeur en affirmant qu’elles seront un des seuls secteurs à recruter massivement. C’est un élément fort de l’image collective à bâtir pour notre secteur puisque ni l’État, ni les entreprises privées ne pourront le revendiquer dans les prochaines années.
Tout cela pour dire que dans un paysage qui sera mouvementé, l’économie sociale aura beaucoup d’atouts pour continuer à recruter, mais elle a aussi beaucoup de sujets à traiter : j’espère que cette journée et votre étude y contribueront et nous permettront d’avancer.