La définition du concept « identitaire » américain diffère d’en France où il est fortement lié à l’extrême-droite. Aux États-Unis, il englobe les mouvements sociaux qui mettent en avant la diversité plus que l’unité. Cet individualisme identitaire est comparable à l’individualisme économique : il rejette dans l’ombre l’héritage démocratique et fait oublier ce que nous partageons comme citoyens et ce qui nous unit comme nation. Mark Lilla dénonce ainsi une gauche « bobo » qui fait de la politique avec un pays rêvé en lieu du pays réel, plus préoccupée par les symboles et l’atteinte d’objectifs limités que par le développement de sa capacité à rassembler et à maîtriser les pouvoirs, pour s’assurer de l’effet concret des conquêtes.
Pour cette « nouvelle gauche », il est indispensable de sortir de la société de masse qui nous inhibe. La politique doit « incarner notre décision de nous concentrer sur notre propre oppression » car « la politique la plus profonde et potentiellement la plus radicale émane de notre propre identité – et non de luttes pour en finir avec l’oppression d’autrui ». Ce qui aboutit inévitablement à ce que chacun s’interroge sur son identité, en partie instable, liée à des appartenances multiples. Tout ce qui est privé devient politique.
Mark Lilla nous montre comment depuis les années 1960, les grands mouvements se sont transformés en de multiples actions qui génèrent du ressentiment et des divisions. Chacun voulant être reconnu pour ses spécificités et contre les autres. Il s’agit de créer un monde où l’on peut être soi et agir selon son libre arbitre. Dans cette approche, on ne construit pas une société, on se construit. Le « je » remplace le « nous », il ne cherche plus d’alliances, mais seulement des convenances passagères et le militantisme se conçoit en dehors du parti.
La gauche abandonne les usines, les syndicats et leurs candidats et choisit de s’engager dans l’université, les écoles alternatives, de s’appuyer sur les médias nationaux et centre ses actions sur les manifestations et l’action juridique. Une pratique qui dépolitise. Pendant ce temps, la droite reconquiert le pouvoir en partant des localités et ses jeunes apprennent comment faire fortune.
Dans une période où l’Amérique est privée de vision politique, Mark Lilla, tout en reconnaissant les avancées acquises par les mouvements sociaux, exhorte la gauche à éduquer les jeunes comme des citoyens ayant des devoirs les uns envers les autres, à développer une stratégie plus institutionnelle que militante, à conquérir les lieux de pouvoir en acceptant les compromis nécessaires d’une persuasion républicaine. Il s’agit de convaincre des gens ayant des intérêts opposés mais légitimes. Il faut donc les écouter et trouver les possibilités de liens. Le résultat des dernières élections montre des avancées dans cette direction.
Le système électoral américain et les relations entre les mouvements sociaux et les partis diffèrent de ceux de l’Europe, mais l’invitation de Mark Lilla à relire notre histoire démocratique et à la défendre comme un legs incontournable pour construire notre avenir ne peut que nous interroger aujourd’hui, comme le fait également Pierre Rosanvallon dans Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018 (éditions du Seuil, 2018).
Le républicanisme sera-t-il suffisant pour inverser les logiques actuelles ? Toujours est-il que partir de la société réelle, chercher une unité dans un monde complexe et divers sans vouloir l’homogénéiser, constitue un sens pour l’action et l’engagement associatif. C’est ainsi qu’il tirera sa détermination et son pouvoir d’influence comme corps intermédiaire.
Mark Lilla, La gauche identitaire, L’Amérique en miettes, éditions Stock - les Essais, octobre 2018, 160 pages. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson.
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