Engagement Enjeux sociétaux

Ressource #14 - « Changer le travail pour changer de société » de l'Institut Érasme [Engagement]

Jean-Pierre Jaslin
Jean-Pierre Jaslin
Dans le cadre de l’exercice de prospective « Vers une société de l’engagement ? », la Fonda a souhaité ouvrir un espace de réflexions sur l’engagement : un club de lecture ! Dans cette quatorzième fiche de lecture, Jean-Pierre Jaslin présente l'essai « Changer le travail pour changer de société », rédigé par l'Institut Érasme en 2017 et coordonné par Marc Deluzet.
Ressource #14 - « Changer le travail pour changer de société » de l'Institut Érasme [Engagement]
Visuel club de lecture ressources #13 et #14 © Agathe Thiebeaux / La Fonda

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Ressource #14 « Changer le travail pour changer de société », Institut Érasme, 2017, 101 pages.

Présenté par Jean-Pierre Jaslin, administrateur de la Fonda.

Mots clés : #Travail #Entreprises

Brève présentation de l'intervenant

Jean-Pierre Jaslin est formateur et consultant depuis 40 ans, gérant de Social & Management.

Parallèlement, durant 20 ans, il a été chercheur associé au CNRS OFCE Sciences-Po Paris et l'un des fondateurs d'un programme de recherche national et international sur le changement social. Pédagogue de formation, son approche est sociologique avec un attrait pour les pratiques transdisciplinaires.

Il a travaillé sur le dialogue social, le travail et son organisation, la gouvernance et le fonctionnement des institutions, l'ingénierie du débat et les dynamiques associatives.

Jean-Pierre Jaslin est membre du conseil d'administration de la Fonda.

ENSEIGNEMENTS CLÉS

Le travail face aux évolutions socio-économiques

Malgré une évolution des discours, plusieurs négociations et textes de loi, les changements ne sont toujours pas au rendez-vous. Ils butent sur l’impératif de sortir du travail prescrit1  qui, avec la pression hiérarchique, constitue le modèle fordien de l’organisation du travail.

Marc Deluzet observe que la pression s’accentue par la quête de performance pour répondre aux enjeux de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie et le développement des technologies (NBIT). Elle ne tient pas compte d’évolutions sociales pourtant structurantes comme le travail des femmes, l’élévation des niveaux scolaires, la modification des équipements scolaires, le changement des structures familiales, la consommation compulsive, les transformations du système productif, l’ubérisation de certains emplois, le e-commerce, la crise climatique... qui, sans remplacer les systèmes existants, les modifient.

Une dégradation des conditions de travail

Autant les dirigeants politiques et les syndicats se mobilisent pour la lutte pour l’emploi, autant ils s’intéressent peu à l’analyse de l’activité professionnelle en elle-même et donc à la qualité du travail. Le sociologue Vincent de Gaulejac2  analyse la souffrance au travail des salariés due aux modes de management et aux outils de gestion.

Dans ce cas de figure, la majorité des salariés n’a pas le choix de changer nécessairement d’emploi. Ainsi « ils restent dans l’emploi mais se désengagent fortement, une tendance perceptible depuis maintenant 4 ou 5 ans. Tandis que la multiplication des cas d’épuisement professionnel, qui ont toujours existé, témoigne d’une vraie fatigue du corps social » souligne Marc Deluzet.

Il poursuit en rappelant que le travail « a toujours été et qu’il demeure le principal lieu de socialisation des personnes, il isole les individus dans des postes et des activités de plus en plus parcellisées ».

Le mal-travail alimente la crise mondiale

Pour Marc Deluzet « le mal-travail n’est pas une des conséquences de la crise globale. Il est une de ses composantes, qui alimente la crise démocratique ». Cela se traduit de trois façons :

  • L’activité professionnelle n’a plus sa fonction d’émancipation collective de l’individu, en lui permettant d’ouvrir les horizons ;
  • Elle repose davantage sur une logique concurrentielle entre les salariés, au détriment des valeurs de solidarité et d’égalité ;
  • Elle connaît un « effondrement de l’éthique quand les dirigeants défendent par leurs comportements parfois immoraux l’intérêt particulier au lieu de l’intérêt général ».

Selon lui, cette crise du travail s’est diffusée au reste de la société, notamment au travers d'organisations collectives (syndicats, partis politiques et associations), en devenant une crise politique. Deux leviers clés sont à activer : la valorisation des comportements coopératifs et l’accompagnement de la prise de responsabilité.

Remettre l'humain au cœur de l'entreprise

Pour y parvenir, Marc Deluzet estime nécessaire de renforcer la place de l’humain dans les organisations. Aujourd’hui « le désengagement au travail est lié en grande partie à une perte de liens sociaux professionnels essentiels ». L’entreprise est d’abord une communauté humaine, un élément de la société, voire « le principal lieu de socialisation et de vie collective ».

Ainsi, selon Marc Deluzet, « l’entreprise doit être aussi pensée comme un projet de société lié à l’utilité du travail de ses salariés, pour l’ensemble de la société. L’entreprise, élément de la société civile, est un agent essentiel du changement social ». Cela suppose de repenser en profondeur le monde économique. « Ce n’est pas une multiplicité d’agents isolés aux intérêts disjoints, mais un ensemble de communautés humaines appelées à viser le bien commun » poursuit-t-il.

Face à ces enjeux, l’entreprise doit remettre l’humain au cœur de son fonctionnement. Elle doit être un lieu de co-construction d’un projet, en intégrant la diversité humaine et les besoins de chacun de se construire différemment. Il faut élaborer des outils adaptés, et engager les apprentissages nécessaires en interne. Un délicat équilibre est à construire entre « la cohésion d’ensemble tout en développant l’individualité de chacun à son plus haut degré de singularité, de savoir-faire et de signification ».

Freins et solutions pour y répondre

L'essai identifie plusieurs facteurs à dépasser pour remettre l’humain au cœur de l’entreprise :

  • Une faiblesse de la culture du changement avec une quête importante de garder la maitrise de l’autorité.
  • Une sous-estimation de l’impératif à développer des apprentissages sociaux nécessaires et l’acceptation de la conflictualité.
  • Un brouillage des objectifs et une inconstance dans les objectifs avec des effets de mode et des modifications propres à chaque dirigeant.
  • Un discours sur l’engagement qui n’est promu que lors des changements.

Dans ce sens, l'essai propose 6 pistes pour effectivement revaloriser la valeur travail :

  1. Développer le dialogue horizontal à tous les niveaux, notamment entre les collègues, pour favoriser la confiance et la coopération.
  2. Favoriser les échanges entre pairs pour les managers dans un esprit de codéveloppement pour créer une culture du changement.
  3. Transformer l’organisation du travail pour responsabiliser les acteurs et encourager.
  4. Réorienter l’information et la gestion des données pour faciliter les coopérations et les collaborations.
  5. Moderniser les règles du dialogue social, y compris en intégrant les acteurs à la frontière poreuse des organisations.
  6. Rénover les modes de gouvernances afin qu’elles soient plus participatives et intègrent les parties prenantes, notamment dans les réflexions stratégiques.

OUVERTURE CRITIQUE

À l’issue de la recension de cet essai, Jean-Pierre Jaslin rappelle que de nombreuses enquêtes et sondages européens montrent que les salariés français ne rejettent pas le travail. Ils pensent même que le travail est très important, plus que les Anglais et les Allemands par exemple. Il n’y a pas rejet du travail, mais un vide de proposition crédible pour s’engager. Ce qui a pour conséquences :

  • Une baisse de la productivité,
  • Une augmentation de l’absentéisme,
  • Un désengagement,
  • Une perte de crédibilité de toute autorité qui se répercute dans la société,
  • Une faiblesse des liens sociaux du fait des organisations fordistes et une très grande spécialisation, les collaborations ne peuvent pas se faire que sur le seul ressort des motifs rationnels. Pour s’engager le salarié demande à voir les contreparties au-delà des aspects financiers.
  • Un besoin de reconnaissance par leurs pairs et les destinataires de leur activité.

Or, la quête de sens est bien réelle, y compris pour les salariés de métiers perçus par beaucoup comme peu qualifiés tels que les emplois du care, « les invisibles », les livreurs, etc., observe Jean-Pierre Jaslin. Il conclue en rappelant que cette recherche prend des formes différentes, car tous les secteurs ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés et les cultures sont caractérisées par des pratiques spécifiques.

Selon Jean-Pierre Jaslin, l’entreprise est confrontée à des problèmes que rencontrent souvent les collectivités territoriales et les associations. Elle y est même confrontée plus tôt. Le désengagement du travail se retrouve dans la société, comme la mise en question des autorités.

« Nous avons un enjeu commun : il faut innover pour répondre à des besoins plus complexes, des urgences (climat, écologie, pandémie, conflits, etc.), et une pluralité d’acteurs avec des besoins et des désirs d’engagement très différenciés. Une société de l’engagement ne peut pas être que la somme des engagements, cela doit aussi être des institutions, des lieux de régulations et d’arbitrage qui favorisent l’engagement, car, l’engagement reste un pari. Sans cela, l’échec est certain » insiste Jean-Pierre.

Cependant, les solutions ne sont pas reproductibles, ni avec celles de l’entreprise, ni dans tous les secteurs associatifs.

Les réflexions actuelles montrent bien que l’entreprise ne peut pas se considérer en dehors de la société. Si les conflits actuels la mettent peu en cause, c’est que la contestation renvoie à une demande que l’État joue son rôle (répartition des richesses et efforts pour la transition écologique). Par contre, il apparait des interactions nouvelles entre les salariés et les associations et même avec une plus grande intensité. Du fait d’une plus grande dispersion sociale (temps, rythme, espace, mode familial, etc.) et d’un fort renouvellement des services, des produits et des systèmes de distribution, trois dimensions sont à prendre en compte :

  • Les interactions salariés - consommateurs,
  • Les relations salariés, consommateurs, nouveaux statuts (Ubere-commerce)
  • Les salariés et les non-salariés (bénévoles, indépendants, chômeurs, etc.).

Aussi, malgré parfois un investissement de bénévoles et de salariés dans l’association par rejet de l’entreprise, il est nécessaire selon Jean-Pierre Jaslin de :

  • Examiner les transformations qui se réalisent dans le concret des activités et qui favorisent l’émergence d’une nouvelle Humanité,
  • Expérimenter des dialogues entre associations, salariés et entreprises pour appréhender ensemble une économie au service de l’Humain,
  • S’engager dans des alliances pour agir concrètement.

« La transition écologique nous invite à coopérer, mais soulève également la question centrale des inégalités. Le Pacte du pouvoir de vivre en est un exemple. Ce n’est pas la première fois que ce rapprochement existe ; il faudrait certainement en tirer les enseignements pour ouvrir des dynamiques communes » conclue-t-il.

Ressources pour aller plus loin

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Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti, relu par Jean-Pierre Jaslin et mis en page par Agathe Thiebeaux pour la Fonda. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.

  • 1Le travail prescrit est celui demandé sur la fiche du salarié, avec une formalisation des procédures à respecter, des objectifs annuels et des résultats à atteindre. Il se distingue du travail réel qui, quant à lui, renvoie au travail réalisé effectivement par le salarié. Cela se caractérise donc par de l’incertitude, des imprévus, des arbitrages à faire par rapport au travail prescrit.
  • 2Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Seuil, 2004.
Fiche de lecture