Prospective

Exacerbation des inégalités : les associations et l'ESS peuvent-elles et doivent-elles pallier les défaillances de l'État ? [Débat prospectif Faire ensemble 2030]

Tribune Fonda N°247 - Perspectives pour le "monde d'après" - Septembre 2020
La Fonda
Et Hannah Olivetti
Ce premier débat prospectif du cycle Faire ensemble 2030 portant sur l'exacerbation des inégalités, animé par Bastien Engelbach, Coordonnateur des programmes à la Fonda, a réuni Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, Jean-Christophe Sarrot, responsable du réseau emploi d’ATD Quart Monde, ainsi que Florence Lécluse, directrice du Centsept.

Dans un contexte de désengagement de l’Etat, marqué par un recul des services publics, les inégalités s'accroissent et ont de multiples répercussions. Or, la réduction des inégalités (ODD 10) est nécessaire pour atteindre les objectifs de développement durable. La crise sanitaire a mis en exergue l'exacerbation des inégalités, qui fragilise surtout les populations les plus précaires, mais aussi l’importance de l’engagement des structures de l’ESS pour apporter des solutions concrètes.  

Sous quelles formes se manifestent les inégalités aujourd’hui ? Comment attaquer les inégalités à la racine ? Comment articuler les réponses mises en œuvre par les différents acteurs et « faire ensemble » pour réduire les inégalités ?  

Inégalités et pauvreté 

Définir les inégalités est un exercice complexe prévient d’emblée Louis Maurin. Elles ne se limitent pas à la question des revenus1 : elles sont protéiformes. Une multitude de domaines sont concernés, tels que l’éducation, l’emploi, le logement, l’école2 ou bien encore la santé. Les participants ont été nombreux à souligner également la problématique de la fracture numérique, que le contexte de crise sanitaire met davantage encore en lumière par le covid 193 . L’étude des inégalités implique de s’intéresser également aux catégories de population, en tenant compte de l’âge, du genre, de la catégorie sociale. Les inégalités sont à penser en lien avec d’autres problématiques comme la tension entre les catégories sociales pour la répartition des richesses, ainsi que le fait d’avoir ou non un statut dans la société (conditionné par l’accès à un emploi) qui permet de se projeter dans l’avenir4 .  

Les inégalités trouvent leurs racines, selon Louis Maurin, dans des conditions économiques moroses, marquées par un ralentissement de la croissance, une stagnation des revenus, une dérégulation du marché du travail et une hausse du chômage. Les catégories populaires, et plus récemment les classes moyennes, sont les plus concernées.  

L’inégale répartition des richesses engendre la pauvreté5 . D’importantes disparités en termes de pauvreté au sein même de territoires très attractifs et créateurs de richesse existent. C'est le cas de la Métropole de Lyon, insiste Florence Lécluse, où certains quartiers, voire villes (Villeurbanne, Vaulx-en-Velin...) ont des taux de pauvreté (30%) nettement supérieurs par rapport à ceux du niveau national et de la métropole (15%, soit 15 points d’écart). Cette inégalité doit être analysée sous le prisme des classes sociales, ajoute Louis Maurin, et non sous celui du territoire.  

Il est urgent de lutter contre la pauvreté insiste Jean-Christophe Sarrot pour qui les personnes en situation de pauvreté ne cessent de s’appauvrir6 et tendent à le rester de plus en plus longtemps  Il alerte également sur la tendance à juger ces individus comme seuls responsables de leurs problèmes.  

Rôle clef des acteurs du territoire  

Les différents acteurs du territoire ont un rôle dans la lutte contre les inégalités. Par exemple, l’Etat, au travers de ses mécanismes de solidarité, tels que la Sécurité sociale rappelle Jean-Christophe Sarrot.  

Par l’incubation et l’entreprenariat social et environnemental, les acteurs locaux peuvent soutenir les porteurs de projet à créer et développer des solutions innovantes, souligne Florence Lécluse. Des d’initiatives collectives qui fédèrent une multiplicité de parties prenantes locales se mettent également en place. Certaines ont été créées sous l’impulsion d’entreprises, à l’image de BioMérieux avec “L’Entreprise des possibles”, qui est un collectif composé d’une cinquantaine d’entreprises de toute taille pour lutter contre le sans-abrisme en étroite collaboration avec les associations. D'autres le sont sous l’influence du secteur public, comme l’initiative Territoires zéro chômeur de longue durée où agissent de concert l’Etat, Pôle Emploi, les collectivités territoriales et le tissu associatif pour éradiquer le chômage de longue durée.  

La participation des personnes directement concernées à la conception et à l’animation de tels dispositifs est essentielle, insiste Jean-Christophe Sarrot. Par exemple en identifiant les biens communs du territoire, ainsi qu'en expérimentant des solutions territoriales, comme le Revenu minimum d’insertion.  

Malgré les actions innovantes menées par les associations, elles sont souvent en concurrence pour répondre à des appels à projet souligne une majorité de participants. L’action publique tend en effet à leur sous-traiter les services publics, ce qui soulève des questions de légitimité politique et de responsabilité. 

Coopérer, comment faire ? 

Du fait de leur connaissance du territoire et de leur expertise, les associations ont un rôle clef à jouer pour fédérer, organiser et animer le “faire ensemble” affirme Florence Lécluse, en s’appuyant sur l’exemple du Centsept.  Ce pôle d’innovation sociale mobilise divers acteurs locaux (publics, privés et associatifs) autour de laboratoires thématiques sur des problématiques sociales et/ou environnementales identifiées, comme par exemple le “Labo pauvreté et non-recours aux aides sociales”. Lors d’ateliers en intelligence collective, les parties prenantes coconstruisent des solutions innovantes qui sont d’abord expérimentées à petite échelle, puis généralisées. La réussite de cette approche réside dans l’existence d’une méthodologie facilitant la coopération, de la participation des personnes concernées7, d’un langage et d’un diagnostic partagés, ainsi que de la volonté de “faire ensemble” pour transformer le territoire.  

Pour accompagner et soutenir les initiatives locales, l’Etat doit faire évoluer sa posture et adopter une vision plus à long-terme et globale des impacts, notamment sociaux et environnementaux, des politiques publiques selon Jean-Christophe Sarrot. 

La question de l’évaluation des actions menées pour lutter contre les inégalités divise. Pour Jean-Christophe Sarrot, il est important de mesurer les coûts directs et indirects de chaque dispositif, pour valoriser les gains et les coûts évités auprès des pouvoirs publics. Cette approche utilitariste qui est potentiellement dangereuse selon Louis Maurin, qui préfère lutter contre les inégalités sous le prisme des valeurs et non des chiffres. Quant aux participants, ils plébiscitent une approche mixte qui concilie l’évaluation des coûts et la défense de valeurs.  

Fabriquer un discours partagé sur les inégalités est donc nécessaire, même si c’est complexe admet Louis Maurin. Il faut trouver un point d’équilibre entre un discours fataliste fondé sur l’existence d’un déterminisme social et de l’autre côté le mythe libéral selon lequel tout le monde peut s’en sortir à condition de bien le vouloir. Pour terminer, il est important de faire la critique des inégalités, mais aussi de faire la critique de la critique.  

Dans une logique de favoriser la réflexion collective sur cette thématique, les participants ont été invités à identifier les principaux enjeux clefs, les leviers d’action à privilégier et les actions à mener en priorité à l’issue du cycle de débats prospectifs. Voici les principales propositions résumées sur ce tableau :  

Enjeux clefs et points marquants 

 

Le travail sur les biens communs et leur redéfinition, 

Les risques liés à la production d’un discours sur la lutte contre les inégalités, 

Le territoire comme espace d’engagement et d’expérimentation,  

L'évaluation des impacts des actions menées par les associations et leur valorisation. 

La sensibilisation des jeunes à la coopération dans le cadre scolaire. 

La participation des personnes concernées par la précarité aux dispositifs sur la pauvreté et les inégalités.

Leviers d'action à privilégier 

Développer les coopérations entre acteurs ancrées sur le territoire, 

Coconstruire les solutions avec les personnes concernées par les actions,  

Faciliter l’expérimentation sur les territoires avec une pérennisation des financements et un droit à l’erreur,  

Avoir une action publique plus dans la proximité, 

Favoriser la diffusion des savoirs, au travers d’une plateforme renseignant les projets, les enseignements et les méthodes.

Actions à mener en priorité 

(Se) Former à l’intelligence collective, au pouvoir d’agir, à la coopération, à l’ESS,  

Coopérer en ayant une approche transversale et de proximité, 

(S’) Engager pour agir, notamment dans des associations, 

Se renseigner sur les initiatives et méthodes existantes.

Pour aller plus loin 

La Fondation Apprentis d’Auteuil publie une enquête intitulée « La solidarité à l’épreuve du coronavirus », menée par Ipsos auprès de l’ensemble des Français et des hauts revenus : https://www.ipsos.com/fr-fr/la-solidarite-lepreuve-du-coronavirus  

La Fonda publie les résultats du questionnaire prospectif qu'elle a diffusé auprès des acteurs du monde associatif et de l'ESS, du 24 avril au 10 mai 2020, en période de crise sanitaire : https://fonda.asso.fr/ressources/le-monde-dapres-quels-enjeux-eclairer-en-priorite  

Les travaux sur la création de valeur : https://fonda.asso.fr/ressources/comprendre-le-cycle-de-la-creation-de-valeur-sociale 

L’Observatoire des inégalités : https://www.inegalites.fr/ 

ATD Quart Monde : https://www.atd-quartmonde.fr/  

Le Centsept : https://www.lecentsept.fr/  

  • 1Louis Maurin précise d’ailleurs que les écarts de revenus ont diminué dans années 1970 avec notamment les accords de Grenelle (1968). Mais, depuis une vingtaine d’année, ils augmentent, ce qui signifie que les plus aisés s’enrichissent plus vite que la moyenne et que les plus pauvres.
  • 2Pour Louis Maurin, l’école n’augmente pas les inégalités, même si elle demeure inégalitaire.
  • 3 Le covid 19 a mis en lumière la fracture numérique qui existait en France. Elle soulève plusieurs enjeux tels que l’accès aux outils numériques, l’accès également à Internet ou bien encore la maîtrise suffisante du numérique. https://www.vie-publique.fr/en-bref/271657-fracture-numerique-lillectronisme-touche-17-de-la-population
  • 4Actuellement, 30% de la population active est dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir, selon Louis Maurin. En effet, ce sont les petites-mains souvent mal-rémunérées, travaillant en décalé et soumises à la flexibilité : ils appartiennent à” la France des services, voire des serviteurs”. https://www.inegalites.fr/Une-vague-de-mepris-social
  • 5Le seuil de pauvreté peut être mesuré de diverses manières : de façon relative par rapport un revenu médian ou bien de façon absolue en fonction de biens et de services essentiels pour vivre correctement. En France, le seuil de pauvreté (1 015 euros) est calculé par rapport à 60% du revenu médian.
  • 6Louis Maurin nuance cette affirmation. Pour lui, l’intensité de la pauvreté reste stable. Cf : http://www.observationsociete.fr/revenus/intensitepauvrete.html
Débat