Lors de son université de prospective « Faire ensemble », qui s'est déroulée les 7 et 8 avril 2016, la Fonda a mobilisé des experts d’horizons variés pour débattre du rôle spécifique des associations dans la grande transition.
De la combinaison des différentes transitions dans lesquelles nous nous trouvons, une première question essentielle nous a semblé émerger : que peut produire la rencontre des communs et de l’ESS ?
Pour y répondre, une table-ronde a été réunie, avec Yannick Blanc (président de la Fonda), Michel Briand (militant des réseaux coopératifs, très engagé dans différentes dynamiques autour des biens communs, membre du conseil d’administration de Vecam, et responsable de formation en école d'ingénieur) et Sylvia Fredriksson (designer et militante des communs, membre d’Open Knowledge France). Voici le compte-rendu de leurs échanges.
Le concept des communs
Avant d’ouvrir le débat, Yannick Blanc clarifie le concept de commun, réalité déjà présente au Moyen-Âge avec les pâturages communaux. Le concept contemporain est venu des travaux d’Elinor Ostrom. Sa démarche a consisté à recenser à travers le monde, dans toutes sortes d’environnements institutionnels et géographiques, des phénomènes de gestion « en commun » de ressources naturelles. De ce travail est né un malentendu : Elinor Ostrom est trop souvent considérée comme la théoricienne de la gestion des biens écologiques. On a donc qualifié de biens communs les ressources naturelles : l’air, l’eau, la qualité des sols, les ressources énergétiques, la biodiversité, les espaces naturels.
C’est une lecture très pauvre du concept de communs. Ce qui est au centre des travaux d’Ostrom, c’est la gouvernance des communs. Cette notion ésigne la multiplicité de solutions qui permettent de se réguler, de prendre des décisions, de trouver des modes d’entrée et de sortie de la communauté. Cette dimension des communs s’illustre de façon très vive dans les controverses autour des communs informationnels. L’accès et l’exploitation de la connaissance deviennent un vecteur essentiel de production de richesses. Est-ce que ces richesses doivent être produites, reproduites et distribuées sur le mode de la propriété privée, sur le mode de l’administration, ou bien est-ce qu’il y a, comme le réclament les militants des communs numériques, des modes ouverts et égalitaires de gestion de ces ressources ?
Imaginer un autre avenir
Michel Briand, qui a été élu à la ville de Brest pendant trois mandats, a, avec son équipe, développé « Brest en biens communs » en 2009. En 2016, plus de 500 initiatives issues d’une centaine de territoires en France ont participé à la manifestation, devenue le « Temps des communs ».
Il y a une très grande diversité parmi ceux qui produisent des communs : sur un territoire comme Brest, on estime que cela concerne 2 000 à 3 000 personnes,
c’est-à-dire bien plus que le nombre d’adhérents à un parti politique. Il existe par exemple plus de 65 jardins partagés, qui mobilisent en moyenne 20 personnes.
Il est intéressant de voir que les communs peuvent être, sans jeu de mots, un dénominateur commun à une multitude de formes d’engagement, qu’il s’agisse des recycleries, des AMAP, du logiciel libre, de Wikipédia, des cartes ouvertes… Les militants des communs imaginent un autre avenir.
Produire des communs, c’est produire des choses ensemble, dans un esprit de partage et de coopération.
Pour faire société autrement, les communs nous interpellent, en essayant de développer cette notion de partage. De plus, ils font la preuve de leur efficience. Il y a quelques années, Microsoft a essayé de développer une encyclopédie en ligne, Encarta. Malgré les milliers d’ingénieurs mobilisés, un terme a été mis à ce projet. Il reste Wikipédia, qui fonctionne quasiment sans budget.
De la même manière, un jour quelqu’un a lancé l’idée de développer des cartes où chacun pourrait entrer des informations. Depuis cinq ans, cette carte
OpenStreetMap (OSM) est la carte par défaut du portail GéoBretagne. Des individus complètent tous les jours la carte Osm, en y renseignant par exemple les
problèmes d’accessibilité. On ne peut pas faire cela avec les cartes IGN, car elles sont la propriété de l’État : pour y accéder, il faut payer, et vous n’avez surtout
pas le droit de les modifier.
Pour Sylvia Fredriksson, les communs, c’est aussi un outil pour réfléchir collectivement à l’espace public et à nos usages. Par exemple, en passant près du métro La Chapelle, vous n’aurez pas manqué de remarquer des vendeurs à la sauvette : c’est un exemple d’usage de l’espace public. En face de la Halle Pajol, une société de voitures partagées est en place ; c’est un autre exemple d’usage d’un de nos communs : la rue. Le Shakirail, espace de travail autogéré par des artistes qui appartient à la Sncf, illustre les négociations entre public et privé pour inventer des modalités de gouvernance d’un commun.
Communs et ESS : des valeurs communes ?
Beaucoup d’acteurs de l’ESS, des acteurs de terrain, s’inscrivent dans les manifestations autour des communs. En revanche, les grandes structures de l’ESS n’y viennent pas encore. Mais si l’on réfléchit aux valeurs portées par l’ESS : la primauté à l’humain, la gestion désintéressée, le fait d’impliquer tous les acteurs de l’organisation dans les décisions, etc. on retrouve des valeurs communes.
Les militants des communs interpellent l’ESSs, qui reste sur l’idée d’une propriété collective, et invitent à aller plus loin. Certains des théoriciens des communs, comme Pierre Dardot et Christian Laval, disent que le commun s’applique à l’inappropriable, fût-ce sous forme collective, fût-ce sous forme publique.
Le propre des communs est d’être ouverts, de raisonner en flux plutôt qu’en stock, et de n’avoir de valeur que s’ils circulent librement.
Pour un changement de culture
Les communs, c’est d’abord un changement de culture : accepter que ce qu’on produit soit accessible à tous. A contrario, sur les sites des universités, tout ce qui est publié est sous copyright. Or les travaux ont été en grande partie produits grâce à l’argent public. De même que les sites web des municipalités, alors que les contenus sont produits par des agents publics. Beaucoup de grandes associations n’autorisent pas la réutilisation de leurs contenus, alors qu’il existe des licences ouvertes.
Une des difficultés réside dans le fait que les communs sont encore peu compris par les partis politiques et les députés. Il était prévu que les communs fassent leur entrée dans la loi sur le numérique portée par Axelle Lemaire. Cette disposition a été retirée du texte. Mais l’article 17 prévoit le libre accès aux articles et données scientifiques. Il permet aux chercheurs, après signature d’un contrat d’éditeur, de mettre à disposition gratuitement l’article par voie numérique. Actuellement encore, les universités doivent payer des droits aux éditeurs de revues scientifiques.
Michel Briand ne pense pas que cette disposition aille à l’encontre du droit d’auteur, mais elle permet d’inciter à la production de communs. Les éditeurs scientifiques continueront à exercer leur métier, à côté du droit des chercheurs à rendre publics leurs travaux. Pour donner encore un exemple, une association de professeurs de mathématiques (Sesamaths) travaille sur des livres de maths produits en commun, avec des contenus ouverts et librement réutilisables. Sesamaths détient 20 % des parts de marchés – ce qui est commun ne signifie pas que c’est gratuit. Ils ont mis des exercices en ligne et aujourd’hui il y a un million d’élèves, sans le moindre financement de l’Éducation nationale.
Pourquoi ce modèle, qui fonctionne parfaitement pour les maths, n’a-t-il pas été porté par la puissance publique pour d’autres matières ? Probablement parce que cela déplace des équilibres économiques, comme on l’a vu pour la musique ou la recherche scientifique.
Le numérique vient amplifier ce changement de culture : pour développer des communs, il faut « faire avec », mais aussi être attentif aux myriades de projets qui naissent sur le terrain, et « donner à voir », rendre public ce que font les gens. Il faut inciter à valoriser ce que produit leur engagement et les inviter à se mettre en réseau. Ensuite, il faut outiller, mais pas seulement techniquement : il faut d’abord apprendre à coopérer. Or ce qu’on apprend à l’école, c’est à cacher nos copies.
Revendiquer une nouvelle manière de produire la ville
Sylvia Fredriksson milite pour l’Open Knowledge Foundation (OKF), qui promeut l’ouverture des données. Avec l’open data, l’enjeu est de s’inscrire dans une réalité collective de terrain ; c’est dans ce sens-là qu’elle travaille depuis 2015 dans le quartier de La Chapelle, en partant des usages. C’est revendiquer le droit à la ville.
L’expérience autour des communs menée à la Chapelle a d’abord consisté à bien comprendre les usages et les attentes des habitants, qu’ils fréquentent la Halle Pajol, la bibliothèque Vaclav Havel, le centre social ou les jardins partagés…L’OKF a proposé son expertise et un observatoire de la donnée autour de la qualité de vie. Plus précisément, elle a travaillé sur l’enjeu de la pollution sonore, par des explorations : des marches urbaines, des temps de discussion, des ateliers d’acculturation à la donnée ont été organisés. Une collecte des données avec une application nommée Soundcity a été organisée pour cartographier les bruits.
Cette modeste expérimentation met l’accent sur deux questions essentielles : quelle gouvernance pour ces données, et comment redonner du pouvoir d’agir aux habitants à travers la donnée ? Il reste un enjeu fort d’acculturation collective à la donnée ouverte.
Michel Briand souligne un enjeu fort que nous montre cette expérience : la production de communs, ici informationnels, peut être le support d’innovations, qui permettent aux habitants d’être acteurs de la Cité.
Comment régule-t-on la puissance créatrice de la multitude ?
Wikipédia repose sur la régulation de ses contenus par ses milliers d’utilisateurs. Essayez d’introduire une erreur dans l’encyclopédie en ligne, elle ne tiendra pas 24 heures, car les systèmes de notifications en cas de modifications fonctionnent bien, et qu’une « patrouille » bénévole veille.
Pour Sylvia Fredriksson, il faut donner plus d’autonomie aux habitants : elle prend l’exemple des tables de quartiers, proposées par la puissance publique. La situation est porteuse d’ambivalence : les associations qui sont soutenues par les collectivités locales ont-elles toute latitude pour s’y exprimer ? Elles en auraient sûrement plus si elles disposaient d’une plus grande autonomie financière.
Pour Michel Briand, pour que le numérique puisse renforcer la citoyenneté, il y a deux leviers : les communs et l’empowerment, ou le développement du pouvoir d’agir. Et ces deux leviers vont de pair. Un des facteurs clefs de succès des communs, c’est leur animation. Sans elle, la coopération n’est pas spontanée. Il faut dans nos organisations, dans nos territoires, donner plus de place aux passeurs, aux animateurs, aux accompagnateurs, qui font « avec » et pas « à la place » des habitants.