Lors de son université de prospective « Faire ensemble », qui s'est déroulée les 7 et 8 avril 2016, la Fonda a mobilisé des experts d’horizons variés pour débattre du rôle spécifique des associations dans la grande transition.
De la combinaison des différentes transitions dans lesquelles nous nous trouvons, la question de la place pour le fait associatif dans le développement des territoires s'est imposée.
Le territoire est une notion d’une très grande richesse et d’une très grande ambiguïté. Pourquoi ce mot a-t-il cette force d’attraction ? Quelles réalités sont derrière ? Nous avons l’intuition que le territoire est le périmètre à l’intérieur duquel on peut le plus facilement « faire ensemble », fabriquer un réseau, avoir confiance.
Pour éclairer le sujet, le comprendre et l’illustrer, la Fonda a réuni pour une table-ronde Pierre Veltz (économiste et sociologue, il a été le directeur de l’École nationale des ponts et chaussée et le président de l’établissement d’aménagement de Saclay. Il a écrit un livre intitulé La Grande Transition1 , sur la recomposition des territoires liée à des phénomènes économiques), Jean-Philippe Aurand (fondateur d’Écorésilience, très investi dans l’innovation sociale et territoriale) et Armand Rosenberg (directeur de Val’Horizon, porteur du PTCE Dombes Innov’).
Voici le compte-rendu de leurs échanges.
Le retour au territoire, un paradoxe dans la mondialisation ?
Pourquoi ce retour de la notion de territoire, à un moment où le numérique et la mondialisation donnent le sentiment d’éclatement, voire de dissolution de celui-ci ? Pour Pierre Veltz, le territoire n’est pas un périmètre géographique. C’est d’abord une réalité humaine, de l’histoire et de la sociologie. La densité des liens qui existent en son sein fonde la réalité d’un territoire. On ne peut pas dissocier les lieux et les liens. Par ailleurs, le territoire, c’est du projet. Ce n’est pas le territoire qui génère du projet, mais bien l’inverse : c’est à partir des projets que l’on fait territoire. Ainsi tous les territoires sont pertinents, quelles que soient les échelles. Dans un moment d’hyper-connexion avec le monde entier, certains parlent de « mort de la distance ». Or non seulement le territoire résiste, mais son importance croît. Il devient l’une des briques de base de la mondialisation.
Les deux faces du territoire
Le territoire résiste, et cela recèle de fantastiques opportunités et de grands dangers. Le territoire comme repli, comme protection, comme mécanisme de défense existe : ce n’est pas un hasard si les populismes s’appuient sur la notion d’identité territoriale. On observe très bien la montée des égoïsmes territoriaux, avec des régions riches qui ne veulent plus payer pour les plus pauvres.
Mais il y a aussi dans le retour de la notion de territoire un versant positif, non seulement comme support de résistance, mais comme base pro-active de construction d’un monde différent, y compris dans le processus de mondialisation. La transition des territoires peut se traduire par des chocs, mais elle est aussi porteuse d’un remarquable potentiel coopératif.
Un territoire est une machine à créer de la ressource relationnelle, et en particulier de la confiance, qui est un mot clef quand on parle de territoire. Elle permet de travailler avec d’autres sans avoir à passer par cette étape longue et difficile qui consiste à qualifier votre interlocuteur.
La confiance et la ressource relationnelle permettent le développement des territoires. Le pays basque espagnol, dont l’industrie s’est effondrée, maltraité par le franquisme, a su rebondir. La clef de sa résilience réside dans l’esprit de coopération des Basques. Grâce à une capacité coopérative exceptionnelle le territoire a su remonter une économie sur la base de ressources humaines pourtant relativement obsolètes. Cette confiance n’est pas le propre de l’ESS. D’ailleurs, l’économie marchande méconnaît la base de son fonctionnement réel : on est aujourd’hui dans une économie du savoir et de la relation, dans tous les secteurs, de la sidérurgie au high tech, en passant par l’agroalimentaire. La transformation économique est marquée par la marchandisation. Mais celle-ci ne fonctionne que parce qu’elle s’appuie
sur des ressources non marchandes.
Pour schématiser, il y a un double mouvement. Le premier, que l’on peut appeler le « transactionnel », peut s’automatiser. Mais le monde ne peut pas fonctionner sans le deuxième mouvement, le « relationnel ». Dans le premier, il n’y a pas de mémoire, contrairement au deuxième.
À quoi sert le territoire ?
Rüdiger Safranski parle du territoire comme de « clairières ». Le territoire offre donc un premier niveau de confort et de sécurité. Ensuite le territoire est ce qui produit une « identité narrative » : il permet de se raconter une histoire commune. Enfin le territoire est vecteur de rencontres et de créations polyglottes. Les apprentissages collectifs sont facilités par la confiance. Le territoire ordinaire a des atouts qu’Internet n’a pas.
Reste un vrai sujet à travailler pour Pierre Veltz : la gouvernance des territoires, car le politique est totalement structuré autour d’une définition obsolète de cette notion.
Sortir de sa zone de confort
Pour Jean-Philippe Aurand, cette interrogation est presque aussi compliquée que celle de la confiance entre acteurs. Qu’ai-je à gagner à coopérer ? Cette question est déstabilisante, car elle invite à tout réinventer : nos langages, nos façons de faire, chacun dans nos familles d’appartenance. La clef est l’identification des convergences. Au-delà du territoire, la clef pourrait se situer dans la méthode de travail, pour « faire ensemble ». Il faut réinventer le périmètre, les ressources, les zones de convergences. Le défi, encore devant nous, est d’équiper les communautés d’action pour travailler ensemble. La confiance ne suffira pas. Il faut créer de l’accompagnement à la collaboration. Il faut également des interactions entre différents types d’acteurs : ne pas laisser le proviseur seul avec les problèmes d’éducation par exemple. Il faut également impliquer les start-up.
On a tous des parties de la solution, l’agrégation de ces solutions peut répondre au défi collectif.
Ceci dit, se mettre en « communauté d’action » peut être inquiétant, car il est possible que les jeux de pouvoir que nous connaissons soient modifiés, ou pire que les structures institutionnelles soient vouées à la disparition ; en tout cas, faire ensemble va transmuer les institutions.
Vers une mutation des formes de l’action collective ?
Le témoignage d’Armand Rosenberg porte précisément sur la transmutation d’une organisation sur la durée. L’association Val’horizon a été fondée il y a trente ans dans la Dombes. Très vite, elle décide de créer un centre social, avec une approche un peu originale : conjuguer développement social et emploi. Une décennie plus tard, au milieu des années 1990, l’association a développé une activité économique importante : une crèche, un relais d’assistantes maternelles, des activités d’insertion par l’économique, un deuxième centre social…
Au milieu des années 2000, c’est la crise, le conseil d’administration est démoralisé, la structure perd de l’argent. La structure avait stérilisé son territoire : au lieu de continuer à générer de nouvelles dynamiques, elle les avait avalées. Et se retrouvait en difficulté, avec des tensions en interne comme en externe. Aujourd’hui, le Pôle territorial de coopération économique (PTCE) Dombes Innov’ existe. Il a permis de créer plus de 100 emplois, 11 entreprises sociales… mais aussi de penser une économie citoyenne. Des acteurs d’horizons divers se sont rassemblés, ils se sont fixé un objectif de développement du territoire. Pour l’atteindre, ils se sont emparés de leviers sociaux, culturels, écologiques, mais aussi du levier économique.
Val’Horizon a déplacé son regard, et, au lieu d’absorber, s’est mise en situation d’accompagner les initiatives qui contribuent au développement du territoire et de faire apparaître des collectifs porteurs d’initiatives citoyennes. On trouve dans le PTCE des activités très variées : une recyclerie, une entreprise industrielle, mais aussi un cinéma, une Cigale, etc. Le chiffre d’affaires est passé de 2 à 5 millions d’euros en cinq ans et on compte 190 salariés et 170 bénévoles.
Cette histoire n’est pas terminée : convaincu que ce qui permettra de développer un territoire menacé de devenir un dortoir, c’est que la société civile s’empare des questions économiques, Dombes Innov’ achète une usine de 2 000 m², où seront installés un « Local’Lab », des acteurs de la lutte contre les exclusions, et une pépinière d’entreprises dédiée à l’économie de proximité. Un noyau de personnes, qui se sont parlé de leur volonté de faire vivre le territoire en organisant des dynamiques collectives, a déclenché ce développement. D’autres acteurs et d’autres initiatives se sont ensuite agrégés. Il faut par ailleurs un peu de méthode, un peu de charisme, une pensée militante et des objectifs communs. De plus en plus, en s’emparant de la question économique, on soutient la transformation sociale.
Vers une biodiversité institutionnelle ?
Armand Rosenberg pense que cette approche est reproductible. Mais les pouvoirs publics poussent le PTCE à structurer les processus de décisions, à se conformer à des normes. Le PTCE résiste à ces injonctions, précisément parce que sa force est de pouvoir mettre en commun des ressources ; la logique est de chercher les complémentarités et de rester ouvert. On voit dans l’exemple du PTCE une continuité nouvelle entre l’ESS et le reste de l’économie, souligne Pierre Veltz. Par ailleurs, cet exemple prouve que les processus de polarisation ne sont pas aussi prégnantes que le pensent nos politiques. Il montre que des territoires a priori peu dotés de ressources, en milieu rural notamment, peuvent connaître un développement économique et social remarquable. Enfin, Pierre Veltz souligne qu’à l’encontre de l’idée largement répandue selon laquelle tout doit être cadré et pensé d’en haut, y compris le développement local, le développement peut se faire en marge des institutions.
Il faut comprendre que le développement a trente-six voies possibles, qu’il n’y a plus de « one best way ». Les processus de développement peuvent emprunter différentes voies, à réinventer sans cesse, en fonction des ressources du territoire. Ni les élus locaux, ni l’État n’ont le monopole. Il ne faut pas institutionnaliser les choses trop vite. Ce que Pierre Veltz souligne fait écho à ce que disait Yannick Blanc en introduction de l’université : derrière les transitions en cours, il reste la transition institutionnelle, qui n’a pas démarré. L’évolution des mécanismes de gouvernance, au sein même des organisations de l’économie sociale qui se comportent parfois comme des institutions traditionnelles, reste une question centrale.
- 1Pierre Veltz, La Grande transition : la France dans le monde qui vient, éd. Du Seuil, 2008, 260p.