Modèles socio-économiques Prospective Économie sociale et solidaire

Vers une nouvelle approche de l’impact social

La Fonda
Et Avise, Le Labo de l'ESS, Alexeï Tabet
Comment analyser son impact social ? Le rapport n°2 de l'étude « ESS et création de valeur » propose de transposer la notion de chaîne de valeur étendue, inspirée par Porter, à l'analyse de la valeur des activités des acteurs de l'ESS.
Vers une nouvelle approche de l’impact social


Le texte ci-dessous est la synthèse du rapport intermédiaire n°2 de l'étude « ESS et création de valeur », pilotée par la Fonda, l'Avise et le Labo de l'ESS.
Celle-ci a été réalisée par
Alexei Tabet.
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Le rapport complet et ses annexes (actes de la journée d'étude du 12 décembre 2017 sur la notion de création de valeur, monographies de projets), ainsi que d'autres ressources relatives à cette étude, sont téléchargeables à la fin de cet article. 
 

rapport eis


Introduction


— Mettre l'évaluation au service de l'innovation sociale 

Dans tous les domaines où agissent les acteurs de l’ESS (lutte contre l'exclusion, éducation, insertion par l’activité économique, dépendance, santé, culture, sports, environnement, accès aux droits, etc.), l'évaluation est devenue incontournable.   

Mesurer l’impact social d’une action d'intérêt général a, sans conteste, des vertus positives : guider et piloter sa stratégie, s’améliorer, valoriser le travail de ses salariés et bénévoles, rendre compte à ses financeurs et partenaires, communiquer efficacement, etc. Une interrogation grandit néanmoins sur le rôle des démarches d'évaluation, qui menacent parfois de fragmenter un peu plus le tissu composite de l’ESS : l'évaluation est-elle seulement un instrument d’optimisation budgétaire, ou peut-elle être un véritable outil de réflexivité stratégique ?   

Il existe d’ores et déjà un grand nombre de guides de la mesure d’impact constitués pour l’essentiel de conseils méthodologiques. Ils n’interrogent cependant guère les concepts qu’ils utilisent. Or le concept d’impact social ne naît pas au milieu d’un désert mais doit s’articuler avec d’autres concepts économiques et sociologiques. Parmi ceux-ci, le concept de valeur occupe une place centrale.   

L’étude « ESS et création de valeur », co-pilotée par la Fonda, l’Avise et le Labo de l’ESS, en lien avec une grande diversité d’acteurs de l’écosystème de l’innovation sociale (porteurs de projets, financeurs publics et privés, accompagnateurs, chercheurs, …), part d’une conviction : l'évaluation des projets à finalité sociale peut devenir un utile instrument de pilotage stratégique, et un moteur de l'innovation sociale.

Cela suppose toutefois que les démarches d'évaluation de l'utilité sociale puissent rendre visibles et mesurables des formes de création de valeur émergeant à bas bruit et accompagnant une transition écologique et solidaire.  
 

— La notion de « chaîne de valeur étendue » pour analyser des formes de création de valeur innovantes 

Le présent rapport rend compte des travaux conduits durant la deuxième phase de cette étude. 

La première phase avait permis d’analyser les avantages et les limites de méthodes d’évaluation et de mesure d’impact existantes, à partir d’une analyse de la littérature et de plusieurs démarches remontées par les acteurs de terrain (cf. rapport n°1).  

La deuxième phase de l’étude « ESS et création de valeur » propose de reformuler l’analyse de l’impact social à partir de la notion de « chaîne de valeur étendue », inspirée des travaux de Michael Porter, et ici transposée à la construction de la vision stratégique d'un acteur social (voir à ce sujet la contribution de Yannick Blanc). Appliquée au domaine social, la notion de chaîne de valeur permet à chacune des parties prenantes d’identifier sa place dans un projet et d’y mesurer, en unités monétaires ou non, sa contribution. Elle permet ainsi d’identifier les complémentarités entre des contributions de nature différentes, et de reconnaître la part prise par chacune d’entre elles à la création de valeur.

Une journée d’étude  a d’abord été consacrée aux reformulations possibles de l’impact social, ainsi qu’aux outils innovants de partage et de territorialisation de la valeur (monnaies locales, circuits courts, économie circulaire, nouveaux instruments comptables, etc.). La journée d’étude a confirmé l’intérêt de l’approche de l’impact social par l’analyse de la « chaîne de valeur étendue » d’un projet d’innovation sociale. Cette analyse permet de rendre visibles et mesurables les aspects multidimensionnels, co-construits et territorialisés de la valeur créée par une innovation sociale. Cette notion permet de mieux cerner les enjeux liés à la construction de la valeur, à son partage et à sa redistribution, ou encore à sa territorialisation.

Sur la base de ces réflexions, un cadre d’analyse des chaînes de valeur de projets d’innovation sociale a été établi. Il a servi de base commune à l’analyse des chaînes de valeur de cinq projets d’innovation sociale, dans le cadre d’ateliers d’intelligence collective, en présence des porteurs de projets :  

  • la « conciergerie sénior » initiée dans le cadre de l'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée du 13e arrondissement de Paris (monographie à paraître) ;
     
  • le « Tic-Tac », une monnaie-temps instituée par trois centres sociaux de Romans-sur-Isère (voir monographie dans l’annexe 2 du rapport) ;
     
  • « J'aime mes bouteilles », la filière locale de ré-emploi de bouteilles de vin élaborée par le PTCE Clus'ter Jura (voir monographie dans l’annexe 2 du rapport) ;
  • « Loger Autrement », une solution de logement pour personnes porteuses d'un handicap psychique proposée par l'association Ensemble Autrement (voir monographie dans l’annexe 2 du rapport) ;
     
  • « La Petite Ferme urbaine de Bellevue », le projet d'agriculture urbaine initié dans le cadre du projet de transition urbaine « Bellevue en Transition », au sein de la métropole nantaise (monographie à paraître). 


L’analyse de ces cinq projets au prisme de la notion de « chaîne de valeur étendue » a permis d’enrichir nos réflexions théoriques et prospectives sur la création de valeur, et d’identifier plusieurs caractéristiques de la création de valeur :

  • La création de valeur comme re-création : créer de la valeur, c’est d’abord être à même d’identifier des sources de valeur « dormantes », ressources humaines ou matérielles longtemps dévalorisées mais révélées précieuses par une approche plus circulaire de l’organisation sociale et économique.
     
  • La création de valeur comme co-construction : l’approche par les « chaînes de valeur » indique bien qu’on ne crée jamais de la valeur seul. La coopération permet de démultiplier les capacités de création de valeur, et de mieux organiser cette création dans le temps.
     
  • La création de valeur comme convention : la valeur est toujours le résultat d’une convention… plus ou moins organisée et présentée comme telle. Le processus de convention est pourtant essentiel au partage équitable de la valeur entre différents acteurs. 
     
  • L’investissement dans la création de valeur : la perspective de l’investissement social peut s’affranchir de son réductionnisme monétariste,  et s’ouvrir aux diverses dimensions de la création de valeur.


Ces différentes caractéristiques de la création de valeur sont autant de perspectives à partir desquelles questionner un projet d’innovation sociale, et construire son cadre d’évaluation. Elles constituent ainsi des domaines d’innovation à investir par des démarches de mesure d’impact social renouvelées.

 

Re-créer la valeur


Réchauffement climatique, déclin des énergies fossiles, raréfaction des matières premières, mais également vieillissement démographique, mutations du travail et avènement d’une société de la connaissance… sont autant de mutations irréversibles transformant en profondeur les modalités de création (et de destruction) de la valeur économique et sociale. Disruptives ou à bas bruit, ces formes nouvelles sont multiples, parfois concurrentes.

Cette étude éclaire certaines d’entre elles, pour la plupart issues d’analyses approfondies de projets d’expérimentation sociale. Encore émergentes mais gagnant en légitimité auprès de nombreux acteurs institutionnels, économiques ou citoyens, ces formes de création de valeur construisent la transition écologique et solidaire de leurs territoires.
 

— La conversion des ressources humaines « dormantes » d’un territoire en capacités actives

La lutte contre le chômage se traduit souvent par des politiques de retour rapide à l’emploi ou d’amélioration de l’employabilité, partant de l’idée d’une inadaptation des personnes concernées au marché du travail. Plusieurs projets d’expérimentation sociale analysés dans le cadre de cette étude font l’hypothèse inverse : les territoires regorgent de ressources humaines inutilisées, et à fort potentiel dès lors qu’on parvient à les révéler. Plus que le développement d’une employabilité orientée par les besoins du marché du travail, l’objectif de ces projets est de valoriser ces capacités en donnant à chacun la possibilité de mettre en œuvre ses savoir-faire et compétences au service de son territoire.

Comment activer ces capacités humaines « dormantes » d’un territoire ? Leur développement ne réside pas dans l’acquisition, par la formation, de nouvelles compétences professionnelles valorisables dans le cadre du marché du travail existant. Cette approche suppose d’enrichir l’espace des opportunités pour les personnes, en les impliquant dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre de leur activité.

La chaîne de valeur de l'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée (ETCLD) conduite dans le 13e arrondissement de Paris repose ainsi sur la mise en convergence des savoir-faire et compétences de chercheurs d'emploi de longue durée et des besoins non-couverts dans leur quartier. La Mairie de Paris (pilote du projet) et les différents acteurs de l’emploi (Pôle Emploi, Mission locale, etc.) mettent en œuvre une dynamique impliquant les chercheurs d’emploi volontaires dans la conversion de leurs compétences et savoir-faire « dormants » en capacités actives. Un système d'échange local, comme celui mis en œuvre par trois centres sociaux de Romans-sur-Isère autour d’une monnaie-temps, le Tic-tac, peut également valoriser des savoirs faire et des compétences locales au profit du territoire, à travers le développement des échanges entre pairs.

L’activation des compétences et savoir-faire locaux se révèle particulièrement pertinente lorsqu’elle concerne des services relationnels, dont la production implique une interaction forte entre le pourvoyeur et le bénéficiaire. La valeur ajoutée du service d’intermédiation proposé par la conciergerie sénior d’ETCLD Paris 13e réside ainsi dans la proximité de la relation : les concierges recrutés sont également des habitants du quartier, des voisins souvent connus et identifiés par les séniors bénéficiaires. Cette proximité leur permet d'entrer plus facilement dans le quotidien de ces derniers, de les aider à formuler leurs besoins et à identifier les réponses existantes – là même où l’interaction avec les acteurs institutionnels ou les professionnels des services à la personne montrait ses limites.
 

— L’économie circulaire : technicienne, ou solidaire et inclusive ?

Dans un contexte marqué par des pressions systémiques sur les plans économique et environnemental, le concept d’économie circulaire permet de situer la création de valeur dans la perspective de la transition écologique.

Face à la raréfaction des ressources matérielles, les déchets deviennent des matières réutilisables à ne pas gaspiller. Le réemploi d’objet est l’un des principaux principes structurants d'une chaîne de valeur d’économie circulaire. De nouvelles pratiques consistent à « faire en sorte que des objets et des matériaux ne deviennent pas des déchets, c’est-à-dire des matières sans valeur, sans propriétaire et devant donc être éliminées1 ». Delphine Corteel a décrit le processus de revalorisation de vieux objets, véritable chaîne humaine et logistique mettant à contribution des savoir-faire fruits de la pratique et de l’usage, où la valeur est construite par tâtonnement plus que par l’application d’une norme préexistante. Le réemploi d’objets se différencie du traitement des déchets par le recyclage, produisant de nombreuses externalités négatives sur les plans économique et environnemental. « J’aime mes bouteilles », la filière locale de consigne et de ré-emploi des bouteilles de vin du Jura impulsée par le PTCE « Clus’ter Jura » (voir monographie dans l’annexe 2 du rapport) propose ainsi une alternative à une filière de recyclage transportant sur de longues distances les contenants détruits, pour être refondus à plus de 1000°C et pendant 24h en des produits identiques.

L’économie circulaire, et les modalités de création de valeur associées, ne font cependant pas consensus2 . L’approche la plus répandue de l’économie circulaire la définit comme un ensemble de pratiques de production et de consommation, de biens matériels ou de services, visant une utilisation optimale des ressources naturelles et la réduction de la production de déchets. Créer de la valeur, ce serait réduire le prélèvement des ressources et rendre efficiente leur circulation. Déconnectée de la croissance matérielle, l’économie circulaire nourrirait une « croissance verte » et dématérialisée, mue par de la production propre, de l’éco-conception, de l’écologie industrielle ou encore de l’économie de la fonctionnalité.

Cette approche technicienne de l’économie circulaire peut être dépassée par une approche plus globale, solidaire et inclusive. Christian Arnsperger et Dominique Bourg considèrent ainsi que l’économie circulaire n’est pas « seulement une méthode technique mais aussi et surtout un paradigme – une manière de voir le monde, de lui donner un sens, et de prendre du recul critique envers les pratiques conventionnelles »3 .

L’économie circulaire crée de la valeur par la relation symbiotique qu’elle institue entre l’activité humaine et les écosystèmes naturels, sur un modèle de permaculture étendu, au-delà du domaine agricole, à l’échelle d’écosystèmes territoriaux. Ce sont les expérimentations « des villes permaculturelles ou des processus de production low tech associant matériaux biodégradables, absence totale de pollution chimique, structures éphémères et circularité des usages de matière, jusqu’à des méthodes de gouvernance collective et politique intégrant une perspective régénérative »4 .

Ces pratiques expérimentales d’écologie politique construisent leurs chaînes de valeur en combinant circularité et solidarité. Elles se multiplient sur les territoires français. Le projet du PTCE Eco-Domaine (Calvados), centré sur la préservation de l'environnement autour d'une ancienne ferme, développe ainsi une activité de tourisme vert autour de l'élevage bovin, le fumier récolté permettant d'entretenir des jardins pédagogiques, dont les déchets permettent finalement (par la méthanisation) de produire de la chaleur pour la ferme de spiruline et les bâtiments du PTCE. Le projet de « Petite Ferme Urbaine » de Bellevue, expérimenté dans un quartier prioritaire de la métropole nantaise, conjugue la revalorisation d'un espace de parc social désaffecté à celle des bio-déchets par les habitants, donnant corps à un projet d’agriculture urbaine permettant la réappropriation d’un espace urbain par ses habitants. Enfin, le projet « Microville 112 », actuellement en construction, propose de transformer une friche aéroportuaire de l'agglomération rémoise en un écosystème de vie, de travail, de culture agricole, favorable à l’expérimentation et à l’innovation et construit par ses parties-prenantes.


Valoriser la co-construction


— Co-construire pour contenir les risques de destruction de la valeur économique

La chaîne de valeur d'un projet d'innovation sociale peut concurrencer des chaînes de valeur préexistantes, et ainsi détruire de la valeur locale. Par exemple, le développement d'un projet d'agriculture urbaine peut fermer des débouchés à des agriculteurs locaux. De même, un système d'échange de services entre pairs peut concurrencer les prestataires du territoire. La solution peut résider dans la construction de complémentarités entres les projets, réunissant des chaînes de valeur appartenant à un même écosystème. 

Dans le cas du projet de « Petite ferme urbaine de Bellevue », le rapport avec la production agricole environnante est conçu sur le mode de la coopération davantage que sur celui de la concurrence. La chaîne de valeur du projet de « Petite Ferme urbaine » ne détruirait pas la chaîne de valeur des agriculteurs locaux, mais pourrait au contraire s’étendre à cette dernière : en intégrant une boutique solidaire au cœur du parc social, le projet offrirait en effet de nouveaux débouchés à la production agricole locale en structurant des circuits courts alimentaires. L’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée mise en œuvre dans le 13e arrondissement de Paris repose, quant à elle, sur la création d’une activité complémentaire et « non-concurrentielle » avec l’activité préexistante sur son territoire d’implantation. Le Comité local de l'expérimentation a ainsi pour rôle de contenir le risque concurrentiel dont l’expérimentation est porteuse. Alors que l’entreprise à but d’emploi 13 Avenir poursuit le développement et la diversification de ses activités, le Comité local, ouvert à l’ensemble des acteurs du territoire souhaitant s’impliquer dans la gouvernance de l’expérimentation, veille à ce que ces activités soient complémentaires avec l’offre déjà existante et ne détruise pas de l'activité sur le territoire. Si des activités se situent sur le même créneau, des alliances peuvent être tissées avec les acteurs concernés pour construire un service prenant en compte de nouvelles facettes d’un besoin, et gagnant ainsi en pertinence.
 

— Co-construire pour répondre de manière plus pertinente à des besoins sociaux multidimensionnels

La chaîne de valeur d’un projet d’utilité sociale a pour élément central la complémentarité qu’elle crée entre des acteurs aux domaines d’action et aux sphères de compétences divers. Cette dimension coopérative permet en effet de dépasser le cloisonnement en secteurs d'utilité sociale (vulnérabilités sanitaires et sociales, insertion, éducation, environnement, etc.), pour une approche globale de la réponse aux besoins sociaux de personnes dont l’existence imbrique sphères de la famille, du travail, de l'entraide, de la santé, etc. On retrouve ici l'idée, proposée par Xavier Baron, selon laquelle la valeur d'un service réside dans sa « pertinence située », c'est-à-dire dans sa capacité à s'insérer dans la situation particulière du bénéficiaire, afin de la modifier favorablement.

Ce décloisonnement se joue notamment à l'échelle du territoire. À cette échelle, peuvent se développer des projets fondés sur la coopération entre acteurs dépassant leurs objectifs restreints et leurs « publics-cibles ». Coopérer est ainsi un moyen d'organiser, en amont, une réponse plus pertinente aux besoins multidimensionnels et évolutifs des habitants. Le projet d'habitat partagé et accompagné « Loger Autrement », destiné à des personnes porteuses d'un handicap psychique, permet par exemple de mieux articuler le suivi médico-social aux temps du quotidien, et d’ouvrir les habitants à la vie de leur quartier. Cela est permis par un coordinateur de site, qui articule les différentes interventions, les ajuste aux temporalités quotidiennes des habitants, fait le relais avec des acteurs du quartier (centres sociaux, associations locales, etc.).
 

— Co-construire pour anticiper les transformations des chaînes de valeur sur un territoire

Si la pertinence d'une activité suppose de partir des besoins auxquels elle cherche à répondre, cela nécessite d'intégrer la dimension évolutive de ces derniers. Le territoire au sein duquel un projet se construit est un écosystème en évolution, sur les plans socio-économique, démographique, sociétal. Les outils de la prospective territoriale permettent d'anticiper ces transformations en identifiant les tendances lourdes ou les signaux faibles susceptibles de les orienter. Ces outils permettent de renforcer la résilience du territoire concerné, qu’Eloi Laurent définit comme « la capacité à résister aux chocs écologiques sans se désintégrer, pour apprendre d'eux et atténuer les chocs à venir »5 .

L'essentiel réside cependant dans la capacité des acteurs à mettre ces outils au service d'une gouvernance ouverte de leur projet et de leur territoire. Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) ont ainsi vocation à inscrire l’action des entreprises, associations, acteurs publics et de la recherche d’un territoire au cœur d’une vision partagée des dynamiques et des besoins de ce dernier. Les PTCE permettent ainsi de faire du territoire un vecteur de cohérence de l'action6 . Inscrit dans un territoire marqué par la désindustrialisation initiée dans les années 1970, le PTCE Sud Aquitain rassemble  élus locaux (communes, communauté de communes, conseil départemental, conseil régional, etc.), acteurs économiques privés (entreprises, structures d’insertion par l’activité économique, associations, etc.) et publics (Pôle emploi, Plan local d’insertion pour l’emploi, acteurs de la formation, notamment les OPCA, etc.), syndicats de salariés, des organismes de formation, autour d’une dynamique de développement économique local au service de l’emploi, de la formation et de l’insertion professionnelle.

Ces acteurs expérimentent notamment une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) territoriale, afin d’anticiper des besoins futurs en termes d’emploi et de services sur le territoire. Un travail sur le temps partagé est réalisé, dont l’objectif est de proposer des contrats de travail à durée indéterminée à des salariés susceptibles de changer de fonction selon les périodes de l’année ou l’évolution de l’emploi, avec des formations adaptées, si nécessaire.7  De même, les territoires « zéro chômeurs longue durée » entendent mettre en œuvre une dynamique de gouvernance ouverte du projet territorial. Le rôle conféré au Comité local de chacune des dix expérimentations est, à ce titre, central : il réunit l'ensemble des acteurs du territoire, habitants y compris, avec pour rôle d'identifier les besoins émergents et de construire des solutions y répondant. Cela renforce l'ancrage du projet dans son territoire, et les capacités d'adaptation de ses chaînes de valeur aux évolutions de ce dernier.

 

Convenir de la valeur


— Le partage de la valeur comme stratégie économique

Il n'y a pas de chaîne de valeur sans partage de la valeur : créée « en chaîne », la valeur se partage au long de cette dernière. Cette approche ouvre des perspectives stratégiques multiples, parfois opposées. L’approche par les « chaînes de valeur » a ainsi longtemps outillé des stratégies de captation d’un maximum de valeur par un acteur de la chaîne au détriment des autres : recentrement sur un cœur de métier à forte valeur ajoutée, externalisation du reste des activités, mise en concurrence des sous-traitants pour réduire les coûts à l’extrême… Cette stratégie masque toutefois mal ses limites à moyen terme, tant elle finit par assécher l’ensemble de la chaîne.

À rebours de ces stratégies prédatrices, la notion de « chaîne de valeur » peut outiller des stratégies visant à optimiser la répartition de la valeur entre les acteurs de la chaîne, pour pérenniser la création de valeur, augmenter la valeur globale et, à terme, augmenter sa propre part (shared value). Les acteurs qui structurent ainsi la « chaîne de valeur étendue » de leurs interactions cherchant à partager équitablement la valeur qu’ils créent collectivement. Ici, la question du partage de la valeur ne repose pas en premier lieu sur une appréciation éthique, mais sur la volonté de pérenniser le modèle économique de leur projet. Michaël Porter considère que la « responsabilité sociétale de l’entreprise » n’est pas le supplément d’âme d’un entrepreneur philanthrope, mais le principe structurant d’un modèle économique durable.


— La valorisation, fruit d’une convention 

L’identification de l’ensemble des sources et des modalités de la création de valeur à l’œuvre dans une chaîne est un préalable nécessaire au partage de cette valeur entre les parties-prenantes en interaction. Or une chaîne de valeur intègre souvent des formes de création de valeur à bas bruit, demeurant invisibles tout en étant essentielles. Leur mise en lumière est nécessaire pour reconnaître la part apportée par certains acteurs dans une chaîne de valeur. La valorisation est donc le fruit d’une convention sur la valeur.

Yannick Blanc (voir ici sa contribution) considère ainsi que la valorisation peut mêler différents niveaux de convention :

  • celui de la mesure experte, identifiant une valeur objectivable et relevant du domaine de l’expertise ;
  • celui de la délibération collective, identifiant une valeur consensuelle ;
  • celui de la négociation portant sur la qualification et le partage de la valeur lorsque les intérêts des parties prenantes divergent.


Xavier Baron considère ainsi que la qualité (ou pertinence) d’un service réside dans les modalités de sa valorisation. La valorisation d’un service en fonction d’objectifs de gestion financière (réduction des coûts) conduit à une perte de valeur effective de ce service : découpé en prestations fonctionnelles, il est déconnecté des véritables besoins de ses bénéficiaires. Il y a un enjeu fort à valoriser la forte part d’intangible, ce qui relève d’une procédure de convention : « comment déterminer la valeur d'un bureau propre, de la qualité de l’accueil, d'un sourire, d'un sentiment de sécurité ? (…) Cela n'est pas nécessairement tangible. Dès lors, sans renoncer à les utiliser, le travail de valorisation ne peut uniquement reposer sur des métriques gestionnaires. Il suppose des processus de valorisation co-construits ».

Ce processus de convention sur la valeur est éminemment politique dès lors qu’il s’inscrit dans le domaine de l’utilité sociale. L’exposé d’Alain Loute a également montré l’enjeu social et politique qui sous-tend la mesure de la valeur créée par les activités de care : si certains les considèrent, par essence, immesurables et inestimables, refuser de mesurer la valeur des activités du care conduit en réalité à ne pas reconnaître les problèmes socio-économiques et sociétaux qui les caractérisent. Rendre visible la valeur de ces activités ne peut toutefois être du seul ressort d’une expertise technicienne, cela relève d’une négociation supposant d’« ouvrir l’arène des décisions techniques à la délibération publique croisant expert et profane, décideurs et citoyens ».

La délibération collective sur la valeur est le préalable nécessaire au partage de cette valeur, notamment lorsqu’elle suppose de fixer le prix d’un bien ou d’un service.  Qui doit payer pour les circuits courts alimentaires ? La pérennité de ce modèle d’échanges est inséparable d’un consensus avec les consommateurs sur les valeurs écologiques et sociales associées à l’échange.

Patrick Ralet a ainsi montré que l'équilibre de la chaîne de valeur d'un projet de circuits courts alimentaires doit notamment répartir les coûts liés aux fonctions logistiques, qui peuvent être un frein à la pérennité du projet lorsqu'ils sont uniquement supportés par les producteurs. Cette convention sur la valeur peut être mise au service d’objectifs d’utilité sociale. Le projet de conciergerie senior pourrait ainsi valoriser le service d’intermédiation proposé à des acteurs parvenant peu, ou mal, à rencontrer leur demande. La contrepartie financière obtenue auprès de ces acteurs pourrait prendre la forme d’une réduction du prix des services proposés : la chaîne de valeur du projet permettrait ainsi d’améliorer la solvabilité des séniors.


— Construction des indicateurs : intégrer la valorisation dans des démarches de transformation sociale

Cette convention sur la valeur se concrétise notamment par le choix d’indicateurs. Les indicateurs rendant visible la valeur, le choix de ces derniers est un enjeu-clé. Sur ce plan, la critique du pilotage de l’économie mondiale par le PIB a conduit à un relatif consensus sur la nécessité d’une diversification des indicateurs, dans le but de rendre compte du bien-être et de la qualité de vie des individus8 . Si des indicateurs alternatifs permettent désormais de rendre visibles certaines réalités, l’enjeu est toutefois d’en faire des outils de pilotage de la transformation sociale. Eloi Laurent considère ainsi que « les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent entrer dans un nouvel âge performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer »9 .

Les démarches de pilotage opérationnel autour de la construction et du suivi d’indicateurs peuvent prendre forme à diverses échelles. Les outils de comptabilité alternatifs permettent de conduire ces démarches à l’échelle d’une organisation. Les indicateurs peuvent également outiller les démarches de conduite du changement à l’échelle territoriale. Florence Jany-Catrice relève ainsi « l’importance du territoire comme espace de diagnostic, de débat public et d’action autour de la question du bien-être territorial et de ses indicateurs »10 .

La construction ouverte et participative des indicateurs peut ainsi s’inscrire au cœur d’une dynamique de gouvernance territoriale. Inscrite dans le temps, cette dynamique peut s’appuyer sur le suivi d’indicateurs qui rendent compte des évolutions de l’écosystème du projet. Toutefois, les indicateurs ne donnent qu’une représentation partielle, et partiale, de la réalité. Il importe ainsi que leur sélection mobilise les parties prenantes du territoire : les indicateurs reflètent alors une approche construite du territoire concerné, en acceptant « l’idée qu’ils incarnent toujours des visions politiques, mais qu’ils constituent ensuite des repères collectifs puissants »11 .

Les enjeux liés à cette approche de la construction des indicateurs tournée vers l’opérationnel trouvent un important écho dans le cas de projets d’économie circulaire. Producteurs d’une valeur composite, résultant d’impacts multidimensionnels, ces projets supposent, selon Christian Arnsperger et Dominique Bourg, de faire dialoguer « des indicateurs quantitatifs mesurant de façon traditionnelle les progrès en efficience, en recyclage, en fonctionnalité, et des indicateurs qualitatifs mesurant le degré d’évolution des mentalités vers une sobriété volontaire »12 . Plus que des indicateurs généraux construits hors sol, ces indicateurs doivent être construits avec l’ensemble des acteurs d’un écosystème territorial, afin de « servir de gouvernails pour le pilotage d’une transition vers une sobriété choisie à grande échelle »13 .


— Contributions des usagers : quelles contreparties ?

Les usagers, bénéficiaires ou clients sont des acteurs pour lesquels les enjeux du partage de la valeur se posent de manière spécifique. S’ils paient souvent un prix en contrepartie du service, ils apportent également des contributions non financières pouvant jouer un rôle-clé dans une chaîne de valeur. Toutefois, ces contributions demeurent souvent non identifiées et, par conséquent, les contreparties qu’ils pourraient en attendre s’avèrent nulles.

Les nouveaux modèles économiques du numérique en sont des exemples parlants. Les chaînes de valeur de la nouvelle économie des données reposent en effet sur l’exploitation du « travail des utilisateurs » : produisant des données par sa navigation sur le web, ses usages d'applications, l’utilisateur est le « pollinisateur » invisible d’un capitalisme informationnel qui exploite les données selon des finalités commerciales, sans octroyer de contrepartie à leur producteur14 . De même, le processus de « plateformisation » de l’économie, lié au développement des échanges entre pairs, conduit majoritairement à la captation de la valeur par les acteurs de l’intermédiation, maximisant leurs profits au sein d’une chaîne de valeur dont les principaux contributeurs sont pourtant les individus offrant leurs services.

Comment valoriser ces contributions ? Dans le cas de la nouvelle économie des données, certaines expérimentations proposent de valoriser les données produites non sous forme financière, mais sous forme de services aux utilisateurs, leur offrant de nouvelles possibilités d’usages de leurs données personnelles selon leurs propres finalités. Ces pratiques de « Self Data », analysées par la Fing, permettant « la production, l’exploitation et le partage de données personnelles par les individus, sous leur contrôle et à leurs propres fins », leur permettant de «  devenir acteurs de leurs données personnelles»15 . En outre, les statuts des organisations de l’ESS, structurant le partage de la valeur entre leurs parties-prenantes et limitant son évasion, peuvent être mis à profit par une économie des plateformes fondée sur un partage plus équitable de la valeur entre les acteurs de la chaîne.

L’enjeu de la valorisation des contributions des usagers n’est pas spécifique aux chaînes de valeur du numérique. De nombreux projets d’innovation sociale se fondent sur le principe d’une valorisation de la contribution des individus bénéficiaires.

Dans le cas du projet d’agriculture urbaine de Bellevue, les habitants du parc social sont les bénéficiaires du projet, mais également des contributeurs centraux, qui récupèrent et reversent leurs bio-déchets. En contrepartie, il est ainsi imaginé qu’ils puissent bénéficier de réductions sur les produits de la boutique solidaire, ce qui renforcerait leur capacité à accéder à de meilleurs produits alimentaires à moindre coût.

De même, la chaîne de valeur de la filière de réemploi « J’aime mes bouteilles » repose actuellement sur l’engagement citoyen des consommateurs de vin. Une fois la filière structurée et ayant atteint une dimension plus importante, des contreparties financières à cette contribution citoyenne pourraient être générées : les vignerons-producteurs achetant les bouteilles réemployées à un prix de 40% à 80% inférieur à celui des bouteilles neuves, cette économie pourrait se répercuter de 10 à 20% sur le prix final payé par le consommateur.

Enfin, le système d'échange local de Romans-sur-Isère, organisé par une monnaie-temps, permet au contributeur d'obtenir, en contrepartie de son service, une forme de rémunération qu'il peut réinvestir au sein du système d'échange. La mise en œuvre de telles contreparties peut engager une réflexion sur le statut du don et sur le maintien du bénévolat sans contrepartie formelle.

Ces contreparties vont-elles détruire des modalités d'échanges fondées sur le principe du « don - contre-don », développant le capital social du bénévole et renforçant son inclusion dans la communauté ? Dans le cas d’un système d’échange local, l’intérêt de la contrepartie formelle est qu’elle crée une demande potentielle, dynamisant ainsi le système d'échange entre pairs, répondant aussi à des enjeux socio-économiques d'accès à la consommation mais aussi de maintien de liens sociaux à l'échelle du territoire.

 

Investir dans la création de valeur


L’investissement social pour identifier la valeur

La perspective de l’« investissement social » est généralement présentée comme une nouvelle orientation du système de protection sociale, préventive et globale plutôt que curative et segmentée. Cette perspective consisterait à favoriser l’éducation et la formation pour développer le capital humain d’individus plus autonomes et responsables, et à mieux sécuriser et accompagner les parcours de vie des individus sur les plans professionnel, familial et de la santé. Cette approche a surtout vocation à rendre compte de la valeur des activités à finalité sociale, dont le financement a longtemps été assimilé à un coût budgétaire. Sans valeur au regard des registres de la comptabilité nationale, ces activités ont ainsi été reléguées à un rôle résiduel de réparation. Cela se traduit principalement par la tentative de mesurer le « retour sur investissement » des dépenses sociales de la puissance publique, directes comme indirectes. Un rapport de France Stratégie considère ainsi que l’investissement social représente une « promesse » qui « ne peut avoir de traduction opérationnelle qu’à la condition — forte — d’être capable de démontrer qu’il y a effectivement retour sur investissement »16 . Cette approche caractérise également de nouveaux modes de financement des organisations d’utilité sociale, dits d' « investissement à impact social » et utilisés par des acteurs publics (CDC, BPI, etc.) comme privés (fonds d'investissement, fondations converties à la « philanthropie de risque »)17 .

Cette approche de l’investissement social comme calcul du rendement des dépenses sociales conduit à des démarches de mesure d’impact des politiques sociales ou de programmes à finalité sociale. Ces démarches proposent de confronter le coût d’une politique ou d’un programme à l'ensemble des dépenses collectives que ces derniers permettent d'éviter. À partir d'indicateurs chiffrés (proportion de retour à l'emploi, hausse des revenus, baisse de la récidive ou de l'occurrence d'une maladie, etc.), l'évaluation est ainsi réalisée sur une base monétaire : la valeur d'une politique sociale ou d’un programme à finalité sociale est calculée sur la base de critères d'efficience économique indiquant leur rentabilité et/ou les « coûts évités » pour les prestations sociales et l'impôt.

Ces approches permettent à certains projets d’expérimentation sociale de mobiliser de nouvelles sources de financements. Par exemple, elles pourraient permettre de mieux identifier la valeur créée par les activités de réemploi d’objets : ces activités nécessitent une main d’œuvre importante, pour un faible gain économique direct ; la baisse des autres sources de financement pourrait ainsi conduire les organisations qui les mettent en œuvre à ne conserver que les objets les plus rentables à la revente18 .

Cela conduirait à augmenter le nombre d’objets enfouis ou incinérés, et par conséquent les coûts environnementaux, notamment supportés par la puissance publique via les prélèvements fiscaux. Ainsi, en calculant les coûts évités par la revalorisation des déchets, de nouvelles sources de financements des organisations de revalorisation des déchets pourraient être identifiées, et leur modèle économique pérennisé.

La valorisation monétaire de l’impact social pourrait également être utile à des projets expérimentaux bénéficiant de financements d’appui à la maturation, et dont la pérennité du modèle économique est par conséquent incertaine. Des financements pérennes peuvent être trouvés, sur le territoire, auprès d’acteurs bénéficiant de la valeur créée par le projet. Dans le cas de la « Petite Ferme Urbaine de Bellevue », les bailleurs sociaux et les collectivités locales, pourraient contribuer à financer le projet si leur bénéfice sur valeur créée par ce dernier était identifié. Dans le cas de « J’aime mes bouteilles », la communauté d’agglomération pourrait jouer ce rôle d’investisseur social territorial : en contrepartie de valeur créée par le projet pour le territoire sur les plans social et écologique, la communauté d’agglomération pourrait financer l’investissement dans des appareils de lavage, permettant d’assurer l’indépendance des opérations vis-à-vis de viticulteurs qui, propriétaires des laveuses actuellement utilisées, se montrent réticents à les mettre en commun. En s’impliquant ainsi, la communauté de commune pourrait avoir un rôle clé à jouer dans la gouvernance du projet et un rôle d’arbitre quant aux enjeux de partage et de redistribution de la valeur entre les acteurs de la chaîne.
 

— L’investissement social face au caractère composite et spéculatif de la valeur

Toutefois, ces démarches de mesure d’impact sont souvent très coûteuses, et se heurtent à d’importantes difficultés, voire à des impasses méthodologiques. Au sein d’interactions aussi complexes que les rapports sociaux, identifier un lien de causalité directe et linéaire entre une action et ses impacts relève en effet de la gageure19 . De plus, ces démarches ont été critiquées pour leurs effets négatifs sur certains projets à finalité sociale. Contraints d’offrir des retours sur investissements pour être financés, ces derniers pourraient être conduits à proposer des prestations fonctionnelles, selon une vision réductrice des besoins sociaux des bénéficiaires, et excluant les moins solvables d’entre eux. Ces démarches pourraient ainsi brider le potentiel d'innovation des structures d'utilité sociale, favorisant le développement de projets aux objectifs restreints et de court-terme. En somme, elles conduiraient à freiner la création de valeur en cherchant à la mesurer.

Sans rejeter la perspective de l’investissement social d’un seul bloc, il semble dès lors nécessaire d’y intégrer une mesure extra-monétaire de la valeur. Mesurer la valeur sociale ajoutée d’un projet ne nécessite pas de réduire la totalité des activités qui le composent à une valeur monétaire. Cela suppose d’identifier les complémentarités entre des activités de nature différentes, transactionnelles et relationnelles, certaines facilement monétisables, d’autres intangibles. Ces complémentarités structurent la chaîne de valeur du projet, toujours composite.

Dans le cas d’ETCLD Paris 13e, le principe est de démontrer que recruter des chercheurs d’emploi de longue durée volontaires à temps choisi, co-constructeurs d’une activité d’utilité territoriale, rémunérés à hauteur du SMIC, coûte moins cher à la puissance publique que de payer leurs indemnités. L’enjeu est toutefois de dépasser ce calcul visant à mesurer les économies financières réalisées sur des dépenses passives : comment concevoir le financement de ce projet par la puissance publique comme un levier de création d’une valeur multidimensionnelle, composite et co-construite pour le territoire de l’expérimentation ? De même, dans l’expérimentation d’un revenu contributif à Plaine Commune (Seine-Saint-Denis), la contrepartie financière à toute contribution dont l’utilité est convenue par la collectivité intègre les dimensions non-monétisables de la valeur de cette contribution. Les différentes approches du revenu de base ou universel, et du calcul des montants qui leur sont associés, reposent également sur une divergence quant à la valorisation de l’activité de ses bénéficiaires : individus-consommateurs nourrissant la production de valeur marchande, ou habitants-citoyens créant de la valeur pour leurs proches, leur quartier, le commun ?20

Cette approche ouverte de l’investissement social implique également de faire intervenir différentes échelles temporelles dans la mesure de la valeur créée. Yannick Blanc explique ainsi que « l’évolution d’un indicateur instantané (taux de chômage d’une catégorie de population par exemple) n’a pas la même valeur si elle est obtenue par des mesures palliatives (création massive d’emplois aidés) ou si elle s’accompagne de mesures (augmentation du niveau de qualification) dont l’impact n’est mesurable qu’a posteriori ». Il y a en ce sens une dimension « spéculative » de la valeur sociale ajoutée.
 

L’investissement social de proximité pour construire un commun territorial

Cette approche de l’investissement social pourrait être adoptée par de nouveaux acteurs du financement, notamment ceux issus du champ de l'investissement socialement responsable (RSE, ISR, etc.). S'étendant au-delà de l'investissement à impact social au sens strict, ce champ rassemble des acteurs cherchant à rationaliser les investissements qu'ils réalisent dans les domaines d'utilité sociale sans pour autant en attendre des retours financiers directs à très court terme.

Cette approche de l’investissement social gagnerait surtout à s’inscrire dans « des chaînes plus courtes d’approvisionnement et de redistribution de l’argent, capables d’expliquer d’où l’argent vient et où il va »21 . Collectivités locales, épargnants solidaires dont l’épargne est orientée localement, fondations territoriales sont autant d’acteurs d’un investissement social ancré dans son territoire. Les monnaies locales complémentaires pourraient également devenir de puissants instruments au service d’un projet de développement territorial. Elles pourraient être adoptées par des investisseurs sociaux locaux, au premier rang desquels les collectivités, permettant de dynamiser les échanges locaux, d’ancrer la valeur créée dans le territoire, et d’orienter la création de valeur en fonction d’objectifs co-construits.

Cette approche de l’investissement social donne corps à l’idée défendue par Yannick Blanc selon laquelle « la valeur n’est pas la mise en équivalence abstraite de toutes les activités, mais la reconnaissance de la part prise par chacune d’entre elles à un bien commun déterminé ». Les démarches de mesure d’impact associées à cette approche de l’investissement social doivent ainsi partir d’une convention sur des objectifs communs aux différents acteurs du territoire, à l’aune desquels structurer, faire évoluer, et évaluer la chaîne de valeur d’un projet en fonction de sa capacité à accroître les ressources de ce commun. 

 

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Par les questions qu’elle a permis d’approfondir et par l’intérêt qu’elle suscite auprès de nombreux acteurs désireux de l’expérimenter sur leur territoire ou dans leur champ d’action, l’analyse par les chaînes de valeur a déjà permis d’atteindre le premier objectif que se fixait notre étude : amener les acteurs de l’ESS à s’émanciper de démarches d’évaluation subies et à s’emparer de la question de la création de valeur pour leur propre compte.

La démarche est cependant loin d’être achevée. Il nous reste à transformer l’approche analytique en outil opérationnel et à mettre celui-ci à l’épreuve du terrain.

 


En téléchargement


Synthèse du rapport « Vers une nouvelle approche de l'impact social », second rapport intermédiaire de l'étude « ESS et création de valeur »

Le rapport « Vers une nouvelle approche de l'impact social » en intégralité

Les monographies des trois projets étudiés dans le cadre de la phase 2 de l'étude « ESS et création de valeur »

 

Ailleurs sur le site


→ Article De l'impact social à la chaîne de valeur élargie, contribution de Yannick Blanc à l'étude « ESS et création de valeur »

→ Article La chaîne de valeur élargie, par Alexei Tabet, synthèse de la journée d'étude du 12 décembre 2017, paru dans la Tribune Fonda n°237.

→ Le rapport d'étude intermédiaire n°1 « La mesure d’impact social : caractéristiques, avantages et limites des démarches existantes »


 


L'étude « ESS et création de valeur », pilotée par la Fonda, l'Avise et le Labo de l'ESS, bénéficie du soutien de :

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  • 1ADEME, Que Faire des restes ? Le réemploi dans les sociétés d’accumulation, septembre 2014.
  • 2Pour une vision plus complète de la controverse, et des définitions conceptuelles, voir le rapport de l’étude "Produire et consommer à l'ère de la transition écologique", publié par l'association Futuribles International en 2014.
  • 3Christian Arnsperger, Dominique Bourg, "Vers une économie authentiquement circulaire Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité", in Revue de l'OFCE, n°145, février 2016.
  • 4Ibid. Voir également Isabelle Delannoy, L’Economie symbiotique : Régénérer la planète, l’économie et la société, Actes Sud, 2017.
  • 5Eloi Laurent, A l’Horizon d’ici. Les territoires au cœur de la transition social-écologique, Le Bord de l’eau, 2017.
  • 6Sur les PTCE et les enjeux d'évaluation de ces derniers, voir notamment les publications du Labo de l'ESS, en ligne (2014 et 2017).
  • 7Voir notamment la fiche descriptive du PTCE réalisée par le Labo de l’ESS, en ligne.
  • 8Voir notamment Joseph E. Stiglitz Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, 2009, et Philippe Frémeaux, L’Evaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire, 2013
  • 9Monica Brezzi, Luiz de Mello, Eloi Laurent, « Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE », in Revue de l'OFCE, n°145, février 2016.
  • 10Florence Jany-Catrice, « La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires », in Revue de l'OFCE, n°145, février 2016.
  • 11Florence Jany-Catrice, ibid.
  • 12Christian Arnsperger et Dominique Bourg , ibid.
  • 13Ibid.
  • 14Yann Moulier Boutang, L'Abeille et l'économiste, Carnets Nord, 2010, et Nicolas Colin et Henri Verdier, L'Age de la multitude, Armand Colin, 2015.
  • 15Voir mesinfos.fing.org, en ligne.
  • 16Arthur Heim, « Comment estimer le rendement de l’investissement social ? », France Stratégie, 2017.
  • 17Nicole Alix, Adrien Baudet, « La mesure d’impact social : facteur de transformation du secteur social en Europe », Confrontations Europe, 2013.
  • 18ADEME, Que Faire des restes ? Le réemploi dans les sociétés d’accumulation, septembre 2014.
  • 19Arthur Jatteau Les Expérimentations aléatoires en économie, La Découverte, 2013.
  • 20Bastien Engelbach, « Cartographie du revenu universel », La Tribune Fonda, juin 2017.
  • 21Nicole Alix, « Économie sociale et solidaire et pouvoir transformateur des investisseurs à impact social », Entreprise & société, n° 2, 2017 - 2, p. 133-153.
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