Associations et démocratie

Société civile et monde associatif

Tribune Fonda N°210 - Éclairages pour l'avenir des associations (1) - Août 2011
Jean Bastide
Jean Bastide
Et Roger Sue
Analyse de la définition de société civile, en s'interrogeant sur son acceptation à travers les ages, et de son rapport avec les associations au cours des dernières décennies.
Société civile et monde associatif

La notion de société civile traduit une idée d’émancipation, d’autonomie, qui signifie que la société s’organise en dehors de l’autorité publique. Dans bon nombre de ses usages contemporains, elle apparaît comme un concept polémique que la formule « la société civile contre l’État » résume bien. Elle connaît en France un regain d’intérêt dans le débat politique et le discours philosophique depuis une quarantaine d’années. Si la définition de son contenu ne s’est pas pour autant complètement stabilisée et si des débats existent encore sur son périmètre, il semble que l’on soit aujourd’hui sorti d’une période de plus de trois siècles au cours de laquelle cette définition a connu de nombreux sens différents, voire contradictoires, le plus souvent flous.

Cette contribution s’attachera dans un premier temps à l’histoire de la notion et de son acception particulière en France, avant de proposer dans un second temps des pistes de questionnements sur les évolutions récentes à même de nourrir une approche prospective du monde associatif et de sa place dans la société civile.

 

L’incontournable histoire

 

Les contours d’une notion

Une définition instable
Pour les grecs et les latins la notion de société civile était identifiée à la communauté politique ou à la société politiquement organisée, c’est-à-dire à l’État. Au XVIIe siècle, on assiste à une inversion du mot, qui renvoie à une organisation sociale qui se différencie de l’État, la société privée ou la société sans l’État.

La Révolution dans sa première période, dans le prolongement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a voté la loi du 21 août 1790 qui reconnaissait aux citoyens « le droit de s’assembler paisiblement et de former entre eux, des sociétés libres, à charge d’observer les lois qui régissent tous les citoyens ». Avec les lois Le Chapelier, pour des motifs contradictoires mais dans des termes quasi identiques, on assiste à un changement de cap brutal, puisqu’elles abrogent dans la même foulée les organisations professionnelles archaïques, avant tout symbole de l’Ancien Régime, et les organisations volontaires d’entraide. Les citations de l’époque qui traduisent une aspiration radicale à l’unité de la nation et à l’égalité des citoyens au nom de l’intérêt général sont abondantes. L’écrivain André Chénier l’exprime avec force en disant : « Imprudent et malheureux l’État où il se fait différentes associations… Heureux le pays où il n’y a d’autre association que l’État, d’autre corps que la patrie, d’autre intérêt que le bien commun. »

Nous touchons là au cœur de ce qui a façonné le modèle français. Ce n’est pas simplement la volonté de bâtir un État fort suivant le modèle jacobin centralisé, c’est aussi l’affirmation que l’intérêt général est au-dessus, voire contre les intérêts particuliers. En d’autres termes, tout rattachement partiel des individus est perçu comme une déviation, voire une trahison de l’existence collective. Cette conception de l’intérêt général alliée à une aspiration exacerbée à l’unité a donc pour conséquence la centralisation et la négation de l’existence d’une société civile organisée. Napoléon III a poussé cette logique à son extrême en allant jusqu’à proclamer que la seule parole légitime de l’intérêt général c’est la parole des élus du peuple et notamment de celui qui est le premier élu, l’empereur ! Au sujet de la presse il justifiera une politique de restriction des libertés en affirmant que les journaux ne sont que des « puissances privées, le journaliste, l’alliance d’un talent et d’un capital, c’est-à-dire d’intérêts privés qui ne peuvent que perturber le langage de l’intérêt général ». Quant aux partis politiques, ils ne sont que des « entrepreneurs particuliers » en politique. Pourtant c’est au XVIIIe siècle que la notion de société civile a pris véritablement son indépendance par rapport à la société politique, c’est-à-dire à l’État. Une coupure se dessine entre l’État et la société civile, laquelle repose sur une séparation entre sphère privée et sphère publique. C’est dans le même temps qu’émerge l’État moderne et que la sphère de la production et des échanges prend son autonomie avec la naissance du capitalisme. Ceci se traduit, dans la doctrine libérale par une nette séparation des sphères privées et publiques, du monde du travail et de la production d’une part, et celui des institutions publiques de l’autre. La société civile, qui désigne alors l’ensemble des rapports sociaux hors État, se voit progressivement identifiée à la sphère marchande, l’espace du marché étant sensé représenter l’ensemble de la sociabilité. La doctrine libérale qui considère les grandes révolutions comme la libération des individus des ordres hiérarchiques en tire la conclusion qu’il s’agit d’un mouvement vers l’individualisme qui oppose l’individu et la société. Ceci favorise la conversion du libéralisme politique en libéralisme économique. Mais ce n’est pas un mouvement général d’atomisation de la société qui s’est produit suite à la disparition des formes de regroupements traditionnels de l’Ancien Régime, et ce malgré les lois d’interdiction, c’est un foisonnement d’organisations et d’associations diverses. Ce n’est non pas un mouvement vers l’individualisme, mais un véritable « mouvement associationiste » qui a donné naissance à la société civile.

Dans l’approche marxiste, la société civile prend plusieurs significations : pour Karl Marx elle est identifiée à la société bourgeoise, pour Georg Hegel4 elle est séparée de l’État alors que pour Antonio Gramsci5 elle est réinsérée dans la sphère des technostructures, l’État étant à la fois composé de la société civile et de la société politique.

Historiquement, il n’y a donc pas de définition stable de cette notion : après avoir été identifiée à l’État puis à la société marchande et au libre jeu du marché (le libéralisme), elle a ensuite désigné la société bourgeoise et enfin un ensemble de valeurs telles que l’autonomie, la responsabilité, la prise en charge par les individus eux-mêmes de leurs problèmes.

 

Vers un consensus relatif
Si l’utilité théorique de la notion n’a été admise en France que récemment – on en analysera les raisons plus loin – elle ne fait pas encore l’unanimité. La diversité des approches et des définitions, parfois contradictoires, explique partiellement qu’en France il y eut éclipse de la notion jusqu’aux années 1970. Pour Raymond Aron6, et quelques autres, c’est un concept trop général et imprécis pour rendre compte de la société moderne, d’autres expressions lui seront parfois préférées, comme « société ouverte » ou « société libre ». Bien que ces différentes expressions soient évocatrices, elles ne sont guère plus précises que celle de « société civile ».

Néanmoins, de l’usage qui en est fait depuis une quarantaine d’années, on peut identifier des éléments faisant consensus pour servir de base à la réflexion. La première question qui se pose à propos de la société civile est de savoir si elle est une réalité objective constatable, ou si elle implique un mouvement actif au sein de la société, sous forme de groupes marqués par un lien conscient, une communauté de pensée, d’engagement et d’action, entre des gens qui s’associent et s’organisent sous diverses formes et peuvent se mobiliser. L’observation de l’usage du mot démontre clairement que la notion de société civile n’est pas conçue comme une réalité passive, mais bien comme un ensemble dynamique impliquant des initiatives de la part des individus et des groupes qui la constituent. C’est ce qui permet de la distinguer de l’opinion publique.

Il y a une deuxième question : quel est le périmètre de la société civile, autrement dit quelles en sont les composantes ? La question se pose notamment pour les activités économiques ; le monde de l’entreprise, le secteur de l’économie marchande font-ils partie de la société civile ? La réponse est positive si, à partir d’une vision duale, la société civile inclut tout ce qui relève de la sphère non publique. Cette conception correspond à un moment de l’histoire où elle s’est progressivement affirmée face à la société politique. Elle a l’avantage de la simplicité, mais ne correspond pas à l’usage le plus répandu. Pour ce dernier, la société civile n’est pas le marché, ni l’entreprise en tant que telle, c’est-à-dire les forces de production qui la composent, mais plutôt les organisations professionnelles, les organisations patronales ainsi que les organisations représentatives des milieux sociaux, des associations dans leur diversité, des organisations culturelles. Un mot caractérise cette société civile plurielle : l’associationnisme.

Au sein de cet ensemble disparate, des organes ont une forme plus ou moins élaborée d’organisation et de structuration voire d’institutionnalisation. C’est ce qu’on nomme la « société civile organisée ». Son périmètre couvre l’ensemble des entités organisées sur une base volontaire, de personnes qui se rassemblent autour de projets communs, de valeurs partagées en vue d’atteindre un but commun. La société civile est ainsi conçue comme se distinguant d’autres groupes tels la société militaire ou la société politique. Dans cette acception positive, la société civile reflète un système de valeurs telles l’autonomie, la participation, la responsabilité, la solidarité et le pluralisme… En ce sens, elle apparaît comme un instrument de la critique de l’État, une critique qui transcende le clivage droite/gauche car l’autonomie sociale qu’elle suppose peut prendre ici la forme des tenants du libre jeu du marché, alors que là, c’est celui de l’autogestion. Pour Pierre Rosanvallon7 « la proposition autogestionnaire est le pendant du projet libéral de limitation du pouvoir étatique ».

 

Le tournant des années 1970

Une période favorable
Faut-il s’étonner que ce ne soit qu’au cours des années 1970 que la notion de société civile ait fait retour, période où les discussions sur le « trop d’État », son rôle sur les plans économique et social ont été l’objet de débats fortement animés et source de nombreux clivages ? La primauté souhaitée de la société civile face à l’État est fondée sur certains thèmes : la capacité d’autorégulation d’une société civile libérée de la tutelle de l’État, le rôle joué des institutions économiques, sociales et culturelles et autres réseaux, l’espace de subsidiarité par rapport au pouvoir de l’État, le rôle de plus en plus important des organisations comme corps intermédiaires entre individu et État. Ce climat idéologique des années 1970 est alors propice à un ébranlement du mythe étatique. Ceci explique l’originalité de cette période : la notion de société civile est à la fois utilisée par les tenants du néolibéralisme, opposés à l’intervention de l’État sur le fonctionnement du marché, et par les adeptes de la « deuxième gauche », soucieux de proposer une alternative au socialisme bureaucratique. Michel Rocard, qui a longtemps incarné ce courant politique, affirme : « face à une conception très étatiste du changement social, le socialisme autogestionnaire met en évidence l’importance d’une recomposition de la société civile. » Pour Pierre Rosanvallon, cette « deuxième gauche » a permis l’éclosion des mouvements sociaux qui ont occupé le devant de la scène après 1968 (féministes, homosexuels, écologiques, etc.), mouvements qui se proposent de changer la société sans passer par l’État en s’appuyant sur la société civile. De plus, l’affirmation de la société civile n’est pas sans lien avec la montée de la jeunesse, la place grandissante des classes moyennes et l’élévation du niveau culturel de la population. Ceci a favorisé la recherche de nouveaux modes d’organisation sociale à « égale distance du capitalisme et de l’étatisme, un tiers secteur entre public et privé, entre la bureaucratie de l’État et l’impératif marchand». Et Raphaël Hadas- Lebel ajoute : « entre un secteur privé impur et un secteur public bureaucratique. »

 

Les véritables raisons de l’éclipse de la notion de société civile
S’il y a eu éclipse de la notion de société civile en France pendant une centaine d’années, ce n’est pas par hasard. La raison est à la fois culturelle et politique au sens fort de ces termes. En effet, l’histoire de la société civile, en France plus qu’ailleurs, est étroitement liée à la conception de l’intérêt général, héritage de la Révolution. Qui participe à sa définition ? Qui est en capacité de le servir ? On a longtemps pensé que la puissance publique – l’État – en avait le monopole. L’origine de cette conception qui caractérise le modèle français se trouve dans la deuxième phase de la Révolution française et plus particulièrement dans les lois Le Chapelier de 1791. Ces textes illustrent le dogme de la souveraineté du peuple supposant qu’il ne peut pas exister entre le peuple et l’État un quelconque pouvoir intermédiaire. C’est une véritable obsession révolutionnaire, au nom de l’unité de la nation. C’est une vision de la société tendue entre deux pôles, celui de l’individu et celui du « Grand tout ». Elle conduit à considérer que l’existence de corps intermédiaires ne peut que parasiter l’accès à l’intérêt général – ce que Pierre Rosanvallon appelle la « généralité ».

Deux siècles plus tard, plusieurs philosophes observant l’évolution des démocraties populaires tiennent un langage sur le totalitarisme qui rejoint les positions d’Hannah Arendt pour qui le totalitarisme ne peut s’installer que grâce à la dissolution des liens d’autonomie individuelle et de solidarité sociale propres à la société civile. Au cours des années 1970, ce thème est repris par des intellectuels polonais et tchèques pour galvaniser la révolte contre les régimes communistes. Adam Michnick, soucieux d’accompagner les mouvements de dissidence en Pologne notamment, voit dans la société civile le lieu de la résistance à l’oppression du pouvoir politique afin de libérer des pans successifs de la vie collective du contrôle de l’État.

Les initiatives des années 1970
C’est cette vision, dans un contexte plus apaisé, qui est proche de celle des années 1970 et suivantes en France. Dans le sillage des événements de mai 1968 qui ont porté un jugement très critique à l’égard du régime parlementaire, du système administratif et de la classe politique en général, considérés comme incapables de transformer la société et de répondre à de nouvelles aspirations touchant à la morale et aux mœurs, la notion de société civile a connu une nouvelle naissance. Entre mars 1975 et janvier 1976, trois rapports abordent sous un angle nouveau le phénomène associatif (pris dans son acception la plus large) qui n’est plus considéré comme un simple « relais » de la puissance publique, mais dont on reconnaît l’autonomie et l’indépendance par rapport aux pouvoirs publics. C’est en premier le rapport préparatoire au 7e plan qui constate l’apport considérable des associations dans les domaines du cadre de vie et de l’aménagement du territoire. C’est ensuite le Rapport sur l’orientation préliminaire du 7e Plan, c’est enfin le rapport de la Commission mise en place par le Premier ministre à la demande du président de la République, celui-ci précisant dans sa lettre : « étudier les moyens concrets d’accroître la participation des français à l’amélioration de leur cadre de vie ». Remis en janvier 1976, ce rapport a un fort retentissement car il témoigne d’un état d’esprit nouveau des pouvoirs publics vis-à-vis des corps intermédiaires. Ces trois rapports, publiés pratiquement simultanément sont autant d’indices d’une nouvelle approche des organisations constituant la société civile. Ici, on souligne l’apport irremplaçable des associations, en tant que témoins privilégiés des réalités quotidiennes, leur capacité d’écoute des besoins, leurs initiatives pertinentes, là, leur contribution irremplaçable en matière d’innovations sociales. Le rapport Delmon va même plus loin lorsqu’il aborde la question de la contribution des associations à la démocratie, ou plutôt, la façon de remédier aux dysfonctionnements de la démocratie traditionnelle : dans le face-à-face de l’État avec les individus, il propose d’ajouter un troisième partenaire, les associations. Il ne nie pas les obstacles ni les risques d’une telle pratique, mais souligne fortement les pesanteurs conservatrices sources de blocage et d’aveuglement que la participation du troisième partenaire permettrait de contrecarrer.

 

Mouvement associatif et société civile dans les années 1980

Le début d’une embellie ?
Ces rapports témoignent-ils d’un changement radical par rapport à la tradition française, d’un regard véritablement nouveau sur la place et le rôle des corps intermédiaires dans notre pays ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’ils introduisent une rupture avec cette tradition pourtant toujours vivace héritée de la Révolution.

Toutefois, la circulaire du Premier ministre de janvier 1975 affirme, dans son préambule, et ce pour la première fois dans un texte officiel : « L’État n’a pas le monopole de l’intérêt général. » Cette circulaire et la lettre du président de la République mentionnée plus haut, n’ont-elles pas donné le tempo libérant ainsi les rédacteurs des rapports du dogme de la centralité et de la généralité ? À lire le Secrétaire d’État à l’action sociale, René Lenoir, qui déclare sa sympathie pour ces orientations, on a tout lieu de penser que la page est véritablement tournée. Il dit : « Dans la mesure où elles sont le peuple en train de s’organiser, elles deviennent l’école et le relais de la démocratie. »

C’est dans ce contexte que l’on peut qualifier d’exceptionnel que plusieurs personnalités, sous l’impulsion de François Bloch-Lainé, soucieux de la fragilité de la démocratie en France et conscient de la nécessité pour l’État de nouer des relations partenariales avec la société civile, créent l’Association de défense des associations de progrès (Adap). Son objet de réflexion est « l’association en tant que méthode pour l’action, et mode d’organisation au service de la démocratie ». Des revues comme Échanges et Projets, Esprit, Cfdt Aujourd’hui, ainsi que des groupes de pression tels le Groupe de Recherche sur l’éducation permanente (Grep), Éducation et Échange publient à la même époque des articles convergents, et plusieurs de leurs dirigeants ou animateurs font partie de l’organe de direction de l’Adap. La Fondation de France apporte son soutien à cette démarche ainsi définie : « susciter de nouvelles dispositions de la part de l’État et des collectivités publiques en faveur des associations » afin de tenir compte « du rôle primordial de celles-ci dans le fonctionnement démocratique de la Nation, par la diffusion d’idées novatrices, pour la prise en compte de services, pour le développement harmonieux de la société, pour l’information et la formation du citoyen ». Deux objectifs orientent les réflexions qui seront largement mises en débat lors des trois grands colloques rassemblant pour la première fois des représentants de la diversité du monde associatif, 1) procéder à une analyse critique des règle du jeu suivant lesquelles les associations participent à la vie de la cité, 2) étudier et proposer des perfectionnements à apporter aux relations avec les pouvoirs publics. Il ne s’agit pas ici de cantonner l’association dans une posture « d’auxiliaire » des élus du peuple ou de l’administration, de relais de l’État, mais bien de l’affirmation d’un mouvement autonome émancipé de la tutelle de l’État.

Une vision qui n’est pas partagée
Le climat d’ouverture politique aux corps intermédiaires a beaucoup favorisé la diffusion de la démarche initiée par François Bloch-Lainé qui a reçu un bon accueil des principales familles du monde associatif. Le traditionnel grand clivage typiquement français, social-chrétien / socialiste et laïque, s’est effacé dans un premier temps au plus grand bénéfice du travail commun. Cependant, en 1979 lors du second colloque de Lille plusieurs voix s’élèvent pour contester l’autonomie de la société civile et des associations face à l’État telle qu’elle était revendiquée. Une fracture apparaît ainsi entre ceux qui affirment leur attachement à une organisation plus étatique de la société, avec ses implications financières, et ceux pour qui la légitimité associative n’est pas inférieure en dignité à la légitimité élective, quelle est seulement de nature différente (Jean-Michel Belorgey). Les premiers voient dans le retour en force de la notion de société civile un simple fait de mode, un gadget exprimant la désaffection idéologique vis-à-vis du politique. Ce clivage se traduit dans les revendications d’une politique de financement des associations : pour les uns, les financements privés (via une fiscalité favorable aux dons) constituent une menace, alors que pour les autres, c’est au contraire pour gagner en liberté, l’État attribuant de plus en plus des crédits aux agents de son choix pour les activités qu’il décide.

Cet épisode de l’histoire du monde associatif est significatif d’un débat qui n’a pas encore débouché sur un consensus, loin de là. D’un côté la revendication d’un partenariat respectueux de l’autonomie, de l’autre la tendance plus affirmée d’une relation de type « tutélaire » de l’État. Bien que l’on soit loin de l’époque où les discours des dirigeants de la Ligue de l’enseignement proclamaient – certes dans un contexte particulier – que l’association « est une puissance amie et auxiliaire de l’État », où Jean Macé affirmait « nous sommes du gouvernement », la position prise en 1979 au cours de ce débat sur la société civile par les organisations proches de la Ligue, n’est pas sans lien avec cette tradition. Ces associations, agréés par le ministère de l’Éducation nationale au titre « d’associations éducatives complémentaires de l’enseignement public », – en nombre limité mais puissantes par leurs ramifications sur tout le territoire –, entretiennent des relations privilégiées avec ce ministère. Dès l’origine, elles ont été considérées comme de véritables auxiliaires du système éducatif. Jules Ferry déclarait à propos de la Ligue : « Il faut au corps enseignant de la République cette armée auxiliaire. » Il s’agit là d’une véritable division du travail entre l’État et ces associations qui constituent, « un aiguillon, un accélérateur de l’action publique », alors que l’État doit se consacrer à la « généralité ». Les associations ont toute leur place dans l’innovation et l’expérimentation, leur rôle est celui d’être l’avant-garde. À l’association de s’effacer lorsque l’innovation a été récupérée par l’administration et introduite dans la nouvelle norme.

Près d’un siècle plus tard, si le contexte où se développe l’action de ces associations agréées a beaucoup changé, il n’en reste pas moins des traces profondes qui les rendent méfiantes à toute prise de distance par rapport à la puissance publique. Cependant, il ne faudrait pas négliger cet autre facteur qui explique ce positionnement, la guerre scolaire qui déchire la société française depuis la fin du XIXe siècle n’épargne pas le monde associatif. Le « moins d’État » signifiait alors pour ces associations un risque de rupture du pacte laïque dans l’enseignement, alors que pour d’autres, moins sensibles à cet affrontement bien qu’attachés à la laïcité, il signifiait plus d’autonomie sociale et politique. On est là au cœur de la problématique française, celle de la tentation d’une absorption de l’idée d’intérêt général par l’État et le système politique, problématique marquée aussi par des affrontements dans le domaine de l’enseignement autour du pacte laïque qui ont régulièrement secoué la société française jusqu’à une période récente.

Associations, société civile et légitimité démocratique

Société civile et renforcement de l’État démocratique
Pour autant, pour caractériser la société civile, on ne peut se contenter du slogan « la société civile contre l’État » ou « la société civile face à l’État». Si son histoire, comme le souligne Pierre Rosanvallon, est celle d’une émancipation notamment vis-à-vis du pouvoir politique tel qu’il s’exprime à travers les partis politiques et les institutions, la société civile est un espace où prennent forme des actions collectives, dans lequel évoluent les acteurs sociaux qui représentent des idées, des intérêts et des solidarités en amont de la vie politique et qui la nourrissent. L’histoire de l’associationnisme au XIXe siècle montre que toutes les organisations importantes de la démocratie moderne, syndicats, mutuelles, coopératives et associations sont issues d’une même matrice longtemps dénommée association. Michel Rocard, en 1985, recommandait à la gauche de « rechercher constamment l’association de la société civile, c’est-à-dire des structures d’organisation collective des hommes en dehors de l’État, pour les associer à la décision26 ». Certes, l’institution politique doit avoir le dernier mot et trancher, mais il incombe à la société civile de s’emparer du « premier mot ». En ce sens, dans sa diversité, la société civile suppose, mais aussi participe au renforcement de l’État démocratique.

La question de la légitimité
Si c’est principalement à l’égard des associations que la question de la légitimité est régulièrement posée, il ne faudrait pas en conclure que les autres composantes de la société civile bénéficient d’une reconnaissance qui les met à l’abri de toute contestation de la part de la puissance publique. On a en effet l’habitude de faire reposer la légitimité d’une organisation sur sa représentativité par rapport à la société. Concernant les associations, ceci constitue cependant un indicateur très insuffisant, voire mauvais, non parce que le nombre d’adhérents serait sans importance, mais parce qu’il ne s’agit là que d’un indicateur parmi d’autres, notamment celui de l’utilité sociale du projet. Le débat sur la légitimité des associations est un vrai débat qui ne peut être réduit aux questions de représentativité. La société civile et les associations en particulier, ne sont pas caractérisées par leur « puissance sociale » : leur légitimité repose sur leur crédibilité sociale. C’est pourquoi on peut se demander si l’essentiel de leur légitimité ne repose pas sur leur proximité de la réalité.

Périodiquement, lorsque revient à la une de l’actualité un scandale mettant à mal la légitimité des associations, on comprend que les comportements délictueux sont d’autant plus condamnables qu’ils s’exercent au nom du bénévolat et du désintéressement, de l’intérêt collectif. Comme le dit Patrick Viveret « on pardonne plus facilement à des voleurs honnêtes qui ne prétendent pas à autre chose, qu’à des bénévoles bénévoleurs » ! Ces déviances entretiennent ce que Jean-Louis Laville appelle « la logique du soupçon qui trouve son terrain d’élection avec les associations », surveillées parfois comme étant des lieux où s’exerce la critique des pouvoirs, voire des lieux subversifs, ou encore sur un autre bord considérés comme « les agents d’une entreprise de moralisation des pauvres ». Cependant, si la critique de telle ou telle association est nécessaire et justifiée, elle ne saurait concerner l’ensemble du mouvement associatif. L’organisation des rapports sociaux, de la solidarité ou encore du lien social ne peuvent dépendre uniquement du marché et de l’État. La démocratie suppose que soit donnée à chacun la possibilité de coopérer à des tâches d’intérêt commun, de s’associer librement avec d’autres en donnant la priorité au projet, au but poursuivi par l’association. Si un « soupçon en moralité » émerge parfois lors de la découverte de pratiques frauduleuses le « soupçon en légitimité » est plus grave et profond car il repose au mieux sur un doute, au pire sur la négation de la vocation de la société civile et des associations à participer à la définition de l’intérêt général. À l’inverse, tentation qu’ont parfois les acteurs de la société civile, on ne peut se laisser aller à une déqualification absurde du politique, « la politique ne vaut rien, la société civile c’est la vraie réalité » ! La société civile ne peut pleinement jouer son rôle que si elle reconnaît qu’il y a un pouvoir qui tranche, en même temps qu’elle reconnaît qu’elle est un champ de coexistence – voire de concurrence – entre des organisations de nature très différentes. Reconnaître cette pluralité nécessite donc pour les organisations de la société civile d’être capables de remettre en question leur légitimité. Autrement dit, il s’agit de vérifier que l’institution n’a pas tué l’instituant.

 

Mouvements associatifs et institutions

Institutions et société civile
La société civile est donc un mouvement actif au sein de la société, d’engagements collectifs et de mobilisation sous des formes diverses. Pour dialoguer, être partenaire, force de proposition, une forme d’organisation de ce « mouvement » est nécessaire : c’est la société civile organisée. Concernant les associations, c’est à partir de la fin des années 1970 et des travaux de la Dap qu’a émergé l’idée d’une forme d’organisation regroupant l’ensemble des grandes familles associatives. La Fonda est née en 1981 des initiatives pour concrétiser cette volonté de rassemblement. Il ne s’agit alors pas de créer une superstructure, mais une structure catalyse, un cadre de rencontre et de confrontation « pour prendre un certain recul, pour situer la pratique associative dans un champ plus vaste ». Concrètement, il s’agit de favoriser l’élaboration de positions communes et de diffuser ces positions en direction du Parlement, du Gouvernement, des syndicats, des média et des organisations internationales. Enfin, d’être reconnu comme interlocuteur des pouvoirs publics. Mais ce projet, émanation de la société civile, porté par un grand nombre d’associations, n’est qu’en partie mis en œuvre. Il butte d’abord sur les réserves exprimées par le nouveau ministre du Temps libre aux propositions de la Fonda, principalement celles concernant les relations État/associations où l’on retrouve le clivage apparu en 1979 lors du congrès de la Dap. À cette opposition vient s’ajouter une ambiguïté avec la création du Conseil national de la vie associative en 1983. Alors que cette création répond aux vœux exprimés par les dirigeants de la plupart des grandes organisations, elle porte en elle, dès l’origine, les germes d’une confusion : ses membres n’étaient « que » proposés par les grandes familles associatives, mais désignés par le gouvernement, ce qui ne lui permettait pas d’assurer une fonction de représentation. Au fil des ans la confusion est devenue manifeste du côté des pouvoirs publics (on peut supposer que cela n’était pas pour leur déplaire) mais aussi de la plus grande partie des dirigeants associatifs qui, dans une période de forte croissance et d’explosion de la commande publique, ont été moins attentifs à la nature des liens avec les pouvoirs publics. Si le projet initial de la Fonda avait vu le jour en tant qu’organisation représentative – non exclusive – autonome et indépendante des pouvoirs publics, le même Cnva aurait vraisemblablement assumé plus naturellement une fonction d’expertise pleinement légitimée parce que complémentaire de la fonction de représentation. La naissance de la Cpca en 1990 n’est pas sans lien avec la prise de conscience qu’un organe dont les membres sont désignés par la puissance publique ne peut exercer une fonction de représentation. Mais il faudra encore attendre la fin des années 1990 pour que la question de l’autonomie de la Cpca soit véritablement posée, ce qui fut fait lors des premières Assises nationales de la vie associatives en 1999. C’est enfin la Cpca (à partir d’un texte fort, élaboré par la Fonda), qui a proposé au gouvernement la « Charte des engagements réciproques, État/associations » signée le 1er juillet 2001. N’est-il pas écrit dans le préambule de ce document important : « Cet acte, sur la base d’engagements réciproques, reconnaît et renforce ainsi des relations partenariales fondées sur la confiance réciproque et le respect de l’indépendance des associations […] Le secteur associatif, dans la diversité et l’indépendance qui sont sa richesse […] Par cette charte l’État reconnaît l’importance de la contribution associative à l’intérêt général dont il est le garant. » Parmi les principes d’action partagés par les associations et l’État « approfondir la vie démocratique et le dialogue civil et social ».

Un espoir déçu
Ce texte établi et signé par les parties il y a dix ans répond aux principales questions posées dans ce document. Suffirait-il de trouver l’explication de sa non application par les changements successifs de gouvernement ? Certes non. Cependant une question se pose concernant la continuité de l’État, celui-ci ne serait-il pas engagé par la signature d’un gouvernement ? Il s’agissait pourtant pour la première fois dans l’histoire de la naissance d’une politique associative fondée sur des principes partagés sans confusion des rôles de chacune des parties, un vrai partenariat en construction. Si ce texte n’est plus aujourd’hui une référence, il serait regrettable d’en jeter l’entière responsabilité sur l’État, les grands réseaux associatifs n’ont pas mené le combat de leur autonomie et de leur indépendance par rapport à la puissance publique. Les relations ont repris comme avant, avec des hauts et des bas, des moments de reconnaissance précédant des périodes d’instrumentalisation galopante, des moments caractérisés par l’abondance d’éloges suivis par des périodes d’ignorance cruelle ! De l’éloge au soupçon ! Précisément, c’est dans cette période de pénurie de moyens financiers publics qu’un véritable partenariat mériterait d’être : moins de soupçon d’un côté, plus de clarté de positionnement de l’autre, moins de regard tutélaire, affirmation plus forte d’une identité. Si le mouvement associatif, c’est-à-dire l’organe de sa représentation, se contentait des fonctions temporaires de défrichage de secteurs émergeants ou plus durables de lutte contre les exclusions, s’il se cantonnait dans le colmatage des brèches sociales, il se situerait bien loin du statut d’institution légitime ayant pleinement acquis droit de cité. Et cela n’empêcherait nullement, au contraire, des célébrations temporaires des vertus de l’association en matière de lien social ou de solidarité… mais ces hommages récurrents occulteraient un ostracisme persistant.

 

Les enseignements de l’histoire et des évolutions récentes

Tout travail de prospective conduit à prendre des risques en formulant des hypothèses de ce que sera la réalité, compte tenu des variables identifiées et retenues, des interférences entre elles. Le but est de tenter de réduire les marges d’incertitudes et de déterminer, chaque fois qu’il est possible, les principaux leviers permettant de réduire les effets des facteurs défavorables pour parvenir au souhaitable.

C’est ce qui nous conduit, à partir de l’histoire de la société civile, et des évolutions récentes, à repérer les principaux éléments qui seront déterminants pour l’élaboration des hypothèses d’évolution.

Une remarque s’impose au préalable : peut-on parler des associations comme s’il s’agissait d’un ensemble soumis aux mêmes règles et à égalité devant les aléas de l’histoire ? Puisqu’il est évident qu’il n’en est pas ainsi, à titre d’exemple, autant l’extension croissante de la présence d’acteurs privés lucratifs, dans des champs où jusque-là des associations gestionnaires de solidarité étaient seules présentes, constitue une préoccupation majeure pour elles, autant cette même présence ne concerne pas une association de défense des droits. C’est pourquoi, d’une manière quelque peu arbitraire, nous devrons faire la distinction entre associations gestionnaires et associations d’expression, sachant que des facteurs favorables pour les unes peuvent se révéler négatifs pour les autres, et vice versa.

En tête, ce qui ressort de l’histoire, c’est la conception de l’intérêt général et sa détermination qui ont joué un rôle dans les relations entre l’État central et les corps intermédiaires ; mais au sein même du mouvement associatif des conceptions différentes se sont affrontées qui ont eu pour conséquence des approches distinctes concernant l’autonomie. Alors que la décentralisation est largement entamée, que les collectivités territoriales voient leur compétence s’accroître – ainsi que leur rôle dans la détermination de l’intérêt général – les corps intermédiaires, notamment les associations, auront-elles vis-à-vis des pouvoirs publics locaux une attitude semblable à celle qu’elles ont eue vis-à-vis de l’État ? Leur rôle de « collaborateur de l’intérêt général » en bénéficiera-t-il ? Autrement dit, la décentralisation favorise-t-elle l’émancipation de la société civile ?

Une autre question essentielle et récurrente c’est celle de la représentativité. Historiquement elle n’a cessé d’être posée, et avec une insistance grandissante au cours des quarante dernières années. C’est une autre manière d’alimenter le soupçon de « collaborateur de l’intérêt général » ! Or, appliqué aux associations, l’instrument de mesure de la représentativité en régime démocratique étant l’élection, nous avons souligné qu’il n’était pas opératoire. C’est pourquoi on lui substitue le nombre d’adhérents, celui des implantations, ou encore la notoriété des fondateurs ou des membres. Parce que la notion de représentativité – concernant les associations – peut conduire à des débats sans fin, quel qu’en soit l’instrument de mesure, les associations sont de plus en plus contraintes à faire la démonstration de leur légitimité et de leur créativité sociale : ce qui revient à s’écarter des « litanies des qualités exclusives » qui n’auraient nul besoin d’être démontrées parce que consubstantielles au statut ! Cette justification de la légitimité est d’autant plus nécessaire que les associations rencontrent de plus en plus sur les mêmes champs des acteurs privés ou publics, et qu’il ne saurait s’agir pour elles de se contenter de proclamer leurs « spécificités méritoires » ! Cette confrontation à l’économie marchande peut avoir un double effet : stimuler les acteurs à revisiter leur projet pour en démontrer la spécificité, ou tout simplement disparaître parce qu’incapables d’apporter une plus-value de nature humaniste.

Si la notion de société civile a connu de fortes évolutions au cours de l’histoire, la société elle-même, depuis deux décennies, connaît des mutations importantes avec la croissance de l’individualisme, la chute des idéologies, la crise des institutions… Les corps intermédiaires, mais particulièrement les associations gestionnaires, qui se sont souvent constituées dans la période antérieure, en subissent de plein fouet les effets. Malgré l’attachement déclaré de nos contemporains aux associations pour « résoudre leurs problèmes », la confiance qu’ils leur accordent, constatée sondage après sondage, il n’en demeure pas moins que l’engagement que nécessite la réalisation de projets lourds s’inscrivant dans la durée est aujourd’hui plus rare, qu’il va de préférence à l’action immédiate et mesurable. À l’action plus qu’à l’association ! « Je contribue au projet à la mesure de ce qu’il m’apporte ». L’association doit réussir à valoriser des talents, plus qu’à formater.

C’est pourquoi le bénévolat se porte bien, alors que le militantisme traditionnel est plus en difficulté. Ce phénomène n’est pas contradictoire, au contraire, avec la vision qui se répand de plus en plus du monde politique35, son incapacité à maîtriser les grands enjeux de société, à réguler un marché qui n’obéit plus qu’à ses propres lois. Ce qui produit un effet démobilisateur nourrissant l’absentéisme lors des rendez-vous électoraux, une défiance grandissante vis-à-vis du politique, ou favorisant la fuite vers les extrêmes. Dans le même temps, la chute des idéologies conduit à des temporalités différentes, celle de l’immédiateté qui nous est servi continuellement par l’abondance et le renouvellement constant des informations planétaires, un zapping qui ne favorise pas l’élaboration de solutions à long terme. Le rapport au temps laisse peu de place à la mise en perspective mais favorise la valorisation ou le repli sur le local, la recherche du résultat concret sans délais, la satisfaction immédiate.

D’une manière générale, les associations en France, vivent dans une grande dépendance des financements publics, État, collectivités, institutions sociales. C’est pendant la période dite des Trente Glorieuses, avec la création de la sécurité sociale, l’industrialisation et la forte croissance, que l’État-providence a largement pris le relais dans le financement des initiatives privées associatives, dans les domaines de la solidarité, et a soutenu financièrement les activités socio-culturelles, sportives et éducatives. Cette forte participation de l’État a laissé des traces profondes dans les mentalités des responsables associatifs et de nos contemporains en général qui s’en remettent à l’État plus que dans la plupart des pays de l’Europe du Nord et anglo-saxons, pour résoudre les problèmes de financement. C’est pourquoi, au moment où s’installe la pénurie des fonds publics, le monde associatif gestionnaire, quelque peu désorienté et fragilisé, n’est pas dans la meilleure posture pour affirmer son autonomie.

Par ailleurs, pour les associations gestionnaires, troisième composante de l’économie sociale et solidaire, intervenant dans la plupart des secteurs, les gages de la légitimité des opérateurs sont désormais les compétences qu’elles mettent en œuvre, leur fonctionnement professionnalisé et leur capacité gestionnaire. Ainsi, depuis plusieurs années, ces associations n’ont eu d’autre choix que d’accroître sans cesse leurs ressources professionnelles pour se maintenir dans un environnement de plus en plus concurrentiel où elles se trouvent confrontées à des opérateurs publics ou privés lucratifs. Dès lors, les impératifs d’efficacité gestionnaire et de professionnalisation devenant prépondérants, le risque est grand qu’elles prennent le dessus sur les valeurs de réciprocité, de mixité des ressources, de solidarité et de participation citoyenne qui leur étaient propres. De plus en plus soumises aux exigences multiples des pouvoirs publics, à une législation complexe et parfois tatillonne, les professionnels deviennent une ressource plus importante que les bénévoles. Il ne s’agit cependant pas d’opposer les valeurs de compétence professionnelles aux valeurs de réciprocité ou de solidarité, mais au contraire, d’organiser la cohabitation harmonieuse entre elles, sans que les unes ne prennent l’ascendant sur les autres.

Pour les raisons rappelées plus haut, nombre d’associations gestionnaires ont connu une forte croissance qui s’est traduite dans le chiffre d’affaires et l’augmentation sensible du nombre des salariés. La question du statut de l’entreprise se pose alors parfois, l’association est-elle encore la formule la plus adaptée pour mener de pair la recherche d’efficacité économique et le respect des valeurs ? Encore faudrait-il, si un autre statut s’avère plus adapté, que le passage d’une forme juridique à une autre dans le cadre de l’Ess, en soit facilité. Si la porosité entre les trois familles de l’Ess était encouragée et couramment pratiquée, n’assisterait-on pas à un renforcement des solidarités au sein de cette grande famille ?

Les constats qui précèdent et le contexte économique et social qui favorise de plus en plus, y compris dans le domaine social36, la mise en concurrence, c’est-à-dire une pratique liée au marché, augurent mal d’un changement radical d’attitude des pouvoirs publics. Nous considérons qu’il s’agit là d’une tendance lourde qui bénéficie d’un environnement économique dominé au plan européen par l’économie libérale dont le marché assure la régulation. Dans ce contexte, très éloigné de celui qui a prévalu au cours des Trente Glorieuses, il ne s’agit pas d’opposer les associations et l’État, ni de condamner systématiquement la mise en concurrence, mais d’imaginer un mode de relation respectueux des savoirs-faire, des rôles et des fonctions de chacune des parties. L’enjeu étant de parvenir à un partenariat équilibré, ce qui suppose que chaque partie tienne compte des exigences légitimes de l’autre. Il n’est pas question de remettre en cause « l’État garant de l’intérêt général », ni son rôle de dispensateur des deniers publics, s’il y a dérive, c’est bien lorsque la frontière de l’instrumentalisation est franchie.

On assiste aujourd’hui à une révolution au sein de la société civile qui est la conséquence du prodigieux développement des techniques et des instruments banalisés de communication. Des informations instantanées susceptibles de mobiliser dans un temps très court des milliers de personnes, une communication multiforme dont il est difficile de contrôler les sources, pour le meilleur ou pour le pire. Risque de l’emprise de l’émotionnel sur les comportements, primauté de l’éphémère, mais également puissant facteur d’émancipation et de mobilisation telles les révolutions des pays arabes. Quelle société civile sortira-t-elle de ce phénomène puissant qui se joue des frontières les plus étanches ? Les regroupements traditionnels fondés sur des rencontres stables et durables, sur des projets lourds, à quelles conditions cohabiteront-ils avec les pratiques du numérique et d’Internet qui permettent de mettre en relation instantanément des individus où qu’ils se trouvent ? La sociabilité en ligne complètera-t-elle – ou se substituera-t-elle – aux interactions du face-à-face ? La proximité géographique qui favorise la sociabilité directe restera-t-elle le facteur prédominant dans la formation du lien social et des relations durables ? Le repli sur le local constaté par ailleurs, cohabitera-t-il avec une communication planétaire ?

La chute des idéologies signifierait-elle la disparition des clivages qui ont persisté une grande partie du siècle passé, notamment ceux qui ont alimenté les conflits opposant les courants démocrates-chrétiens et laïques ? L’histoire a montré que l’existence de ces deux pôles avait fortement structuré le mouvement associatif jusqu’à la fin des années 1970. Avec un clivage très net sur la conception de l’État et de là, sur la notion d’autonomie. Si la période actuelle semble démontrer que l’on s’achemine progressivement vers un dépassement – alors qu’en matière de représentation institutionnelle ce dépassement est encore loin d’être acquis – la nécessité s’imposera-t-elle à tous, notamment pour les associations gestionnaires, d’une reconnaissance mutuelle autour des valeurs originales de solidarité, de proximité et de lien social ? Et ces valeurs – plus petit mais fort dénominateur commun – contribueront-elles à accentuer et accélérer les rapprochements des organisations de l’Ess porteuses des mêmes valeurs ?

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