Cet article est une reproduction de la tribune de Viviane Tchernonog et Hugues Sibille parue dans le journal le journal Le Monde du 15 octobre 2019 (cliquer ici pour télécharger l'article du Monde au format PDF).
Les référentiels et indicateurs pour analyser et comprendre le secteur associatif vont devoir s’adapter au monde actuel. Peut-on considérer les associations comme un continent national homogène ou doit-on le parcourir comme un archipel de territoires inégaux, dans une société française qui se fragmente ? Quant à l’évaluation de l’impact des associations, peut-elle s’enfermer dans des indicateurs comptables et monétarisés à l’heure d’une transition sociétale qui cherche à inventer de nouveaux écosystèmes territoriaux durables et équitables ?
L’unité du continent associatif, c’est la loi de 1901. Il aura fallu un siècle pour que les progrès statistiques permettent d’en rendre compte. Le poids national consolidé des personnes morales associatives, non lucratives et non publiques, se situe aujourd’hui autour de 113 milliards d’euros de budget ; elles emploient 1,8 million de salariés (1 568 000 équivalents-temps-plein, ETP) représentant 7,6 % du volume total de l’emploi public et privé ; 22 millions de bénévoles y sont engagés, réalisant un volume de travail (1 425 000 ETP) équivalent à 91 % du volume de l’emploi salarié (source : étude « Lé bénévolat en France en 2017 », Lionel Prouteau).
L’observation dans le temps de ces indicateurs met en évidence une expansion importante du travail bénévole et une relative stagnation de l’emploi salarié et des budgets depuis quelques années. La longue « croissance » associative s’est arrêtée !
Modèles divers
Certes, on ne peut se passer de ces indicateurs de comptabilité nationale qui fleurent bon les« trente glorieuses », ne serait-ce que pour convaincre les gouvernements du poids d’un tiers-secteur non lucratif qu’ils ignorent ou sous-estiment. Mais la comptabilité par agrégats ne rend pas compte de la diversité des modèles économiques ou des ressources humaines des associations.
Par exemple, le secteur associatif de l’éducation dépend nettement plus de ressources publiques que le secteur sportif. L’étude réalisée par KPMG en 2016, à la demande du Mouvement associatif, a établi une typologie de modèles socio-économiques en fonction des besoins sociaux, des ressources privées ou publiques et des modes d’organisation. Cette typologie varie fortement selon les territoires, leurs populations et leurs besoins.
Les usagers qui, en 1999, apportaient 31 % des ressources des associations doivent en apporter 42 % aujourd’hui ! Le service associatif s’achète désormais. Comment font les territoires pauvres ? Ce qui frappe lorsque l’on regarde du point de vue associatif l’archipelisation de notre société, ce sont les conséquences du désengagement de l’État : il représentait 15 % des ressources associatives en 1999, il n’en représente plus que 10 % aujourd’hui. L’État contribue à hauteur de 17 % au budget des associations du secteur social et médico-social, et seulement à 3 % de celui des associations de sociabilité.
Départements mis à contribution
Le recul du rôle de péréquation des financements de l’État provoque mécaniquement un fort accroissement des inégalités territoriales. Face à ce désengagement, les collectivités locales ont pris le relais. Leur apport de ressources longtemps croissant est désormais stable à hauteur de 27 % des 113 milliards d’euros du budget associatif. Cet effort financier des collectivités est loin d’être négligeable : les financements en direction des associations représentent 14 % du budget de fonctionnement des communes, 23 % du budget des régions et 24 % de celui des départements qui sont devenus les plus gros financeurs associatifs.
Sur le terrain, les associations subissent la fragmentation des politiques publiques et le syndrome du « à toi la patate chaude ». En 2014, la Charte d’engagements réciproques entre l’État et les associations a été élargie aux collectivités locales. Jusqu’au bout, celles-ci ont hésité à signer, tant elles craignaient la défausse de l’État.
Depuis 2014, seulement 50 chartes locales ont été conclues entre collectivités et associations, ce qui est bien peu ! La loi NOTRe 3 (loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République) n’a rien arrangé, en supprimant la clause de compétence générale, ce qui réduit les possibilités d’intervention des régions et des départements.
Les associations ne font pas partie des discussions des contrats de plan État-région. La confusion territoriale de la puissance publique crée un climat d’incertitude que les associations, comme les entreprises, n’aiment pas. Le caractère annuel des financements accroît leur fragilité. Dès lors, on comprend mieux pourquoi le Mouvement associatif revendique un programme de co-construction des politiques associatives entre État, régions, départements et communes.
Associatif concentré dans les zones urbaines
L’approche des inégalités territoriales consiste à regarder l’emploi associatif salarié. Il constitue un indicateur synthétique des financements mis à la disposition des associations dans les territoires. Les statistiques d’emploi par département ou région montrent que l’emploi associatif est faible dans les zones rurales, au-delà même de la densité de population, qu’il croît avec la taille de la commune et qu’il est particulièrement important et concentré dans les grandes villes ou les agglomérations importantes.
Ces emplois sont générés à 86 % par les associations d’action sociale et de santé, d’éducation et de formation. Les activités de ces associations employeuses bénéficient donc principalement aux habitants des zones urbaines. Les communes isolées ou situées dans des territoires éloignés de pôles urbains n’ont souvent pas accès aux équipements associatifs de ces villes. L’emploi salarié en milieu rural concerne, lui, pour l’essentiel les aides à domicile pour les personnes âgées et les services d’accueil aux jeunes enfants.
L’indicateur d’emploi apparaît donc insuffisant pour apprécier les différences entre territoires : il ne résume pas l’entièreté de la vie associative, et il ignore la vie associative de secteurs reposant sur le bénévolat d’animation intense dans les territoires ruraux, dans les petites communes ou les petites villes.
Le taux d’adhésion y est plus élevé comparativement à la moyenne française (48 %), du fait de la participation plus forte qu’ailleurs des habitants aux associations des secteurs culturel, de loisirs et surtout sportif, avec un bénévolat important pour compenser l’absence de structures publiques ou privées. Les communes, et de plus en plus les intercommunalités, le favorisent. Ces inégalités territoriales, de financements publics et d’emplois sont préoccupantes pour les associations mais ne disent pas tout des mutations associatives à venir.
Territoires en « copropriété »
Le monde change vite, les territoires également. Au siècle dernier, les territoires ont d’abord été militaires (défense ou sûreté du territoire). Ils furent un périmètre d’administration publique de l’État puis des collectivités locales après les décentralisations. Ils sont ensuite devenus des espaces économiques de croissance compétitive, soumis entre eux à une concurrence sévère, passant du couple Etat-grandes entreprises à celui de collectivités-PME.
Nous entrons dans une ère nouvelle. Celle de nouvelles dynamiques de coopération entre collectivités publiques, entreprises, associations et citoyens. Celle de transitions écologiques et solidaires locales n’épuisant pas les ressources du territoire. Celle de recherche de résilience par la co-construction. Car menaces et risques sont de plus en plus nombreux. Où résiste-t-on le mieux à la canicule ? Là où la coopération fonctionne entre collectivités publiques, associations familiales ou de personnes âgées, médecins, citoyens…
Ces nouveaux « territoires en copropriété » incitent les associations à rechercher, au-delà de la collectivité publique, de nouvelles relations avec les entreprises et les citoyens, à valoriser leur capacité d’innovation sociétale et in fine à mieux rendre compte de leur impact territorial. Sa difficulté à s’auto-évaluer et à rendre compte nuit au monde associatif. Il a donc l’obligation de progresser sur ce sujet, en évitant pourtant de se laisser enfermer dans des approches purement comptables, monétaires, quantitativistes, de la mesure d’impact. Certains responsables associatifs redoutent à terme une « dictature de l’impact ».
Nouveaux outils à définir
Des travaux de recherche (Labo ESS, Avise, Fonda) appellent à un new deal de la mesure d’impact sociétal, à travailler sur une nouvelle approche de la création de valeur, en insistant sur les écosystèmes territoriaux. La contribution d’une association doit être d’abord considérée au regard de ce qu’elle apporte à ses parties prenantes sur un territoire donné.
Il devient de plus en plus réducteur de considérer le monde associatif comme un grand tout national. Il y a donc un fort enjeu à observer plus finement la typologie des diversités territoriales associatives, en termes d’implantation, de financement ou d’impact, et à rendre compte des inégalités qui se creusent. Il faudrait construire et faire vivre de nouveaux outils d’observation. De même les approches de l’impact, parfois réductrices, devront-elles être dépassées pour mieux rendre compte de la création associative de valeur sur les territoires.
Ce sont de beaux chantiers en perspective !