Sollicités par la Fonda pour réagir aux quatre scénarios d'avenir des associations qu'elle avait proposé en 2011, Philippe Durance et Philippe Destatte sont intervenus le 15 janvier 2013 à Paris dans le cadre d'un cycle de quatre séminaires de prospective, organisés en partenariat avec la Macif.
Philippe Durance s'est notamment exprimé sur « les innovations et créativités en France » et Philippe Destatte sur « les innovations et créativités en Europe », relecture d’un exercice de prospective mené dans les années 1990 ».
Deux discutants ont également participé au débat : Hugues Sibille (alors vice-président du Crédit coopératif et président de l’Avise) et Denis Stokkink (président du think-tank Pour la Solidarité).
Innovations et créativités en France
Innover est devenu un nouvel impératif global. La notion d’innovation vient du monde de l’entreprise, où elle visait à dépasser une notion de concurrence liée au prix, et s’est progressivement étendue à d’autres secteurs. Nous vivons actuellement une période de transition qui fait naître un besoin d’innover et de tout réinventer. Ce besoin illustre une évolution du rapport au progrès qui dépasse la dimension technologique.
Qu’est-ce que l’innovation ?
Il faut veiller à ne pas mélanger les notions de découverte, d’invention et d’innovation. L’innovation permet la diffusion de l’invention dans la société. Elle naît de la confrontation d’idées et de la capacité à penser différemment. Sa gouvernance repose sur la participation, la décentralisation et l’expérimentation.
Les pays occidentaux se caractérisent par un modèle descendant de l’innovation, qui repose sur l’investissement de fonds publics dans la recherche fondamentale. Celle-ci alimente la R&D, qui permet l’apparition de nouvelles technologies et favorise l’innovation.
Ce modèle présente toutefois certaines limites, liées à la non prise en compte de l’imitation comme facteur d’innovation, au défaut d’appropriation des innovations par la société, à son caractère exclusivement technologique et à la faible importance qu’il accorde au facteur humain et à l’intuition. Face à ces limites, de nombreuses alternatives émergent dans l’entreprise et dans les territoires.
L’open innovation
Également dénommé « innovation collaborative » ou « innovation en réseau », le concept d’open innovation est un nouveau paradigme selon lequel l’entreprise s’ouvre complètement à son environnement externe, ce qui lui permet d’être plus à même d’occasionner des ruptures dans son secteur d’activité.
L’open innovation repose sur une dynamique d’ouverture à deux niveaux : l’Outside-In vise à faire entrer dans l’entreprise des parties prenantes externes voire des entreprises concurrentes pour favoriser l’innovation ; l’Inside-Out vise à sortir de l’entreprise et à l’enrichir par des pratiques telles que l’essaimage ou la mise à disposition de ressources R&D. Par ce double mouvement, les frontières entre l’environnement interne et externe de l’entreprise tendent à disparaître.
Ce modèle d’innovation s’inscrit dans la société de la connaissance et repose sur un foisonnement propice à la créativité. Parmi ses avantages, on peut souligner : une plus grande attention portée aux besoins et aux usages, l’accès à un plus large éventail de connaissances et d’idées, une réduction du coût de l’innovation et une accélération des processus.
La mise en œuvre de l’open innovation suppose un décloisonnement des fonctions et des acteurs et un changement d’attitude en faveur d’une logique d’échange : il faut savoir donner pour pouvoir prendre et recevoir. Ce modèle présente toutefois un risque lié au difficile respect de la propriété intellectuelle et industrielle dans une économie ouverte et collaborative (notamment dans le cas de pratiques de rétro-ingénierie1 ou mash-up2 ).
L’innovation sociale
L’innovation sociale est un concept flou et éclaté, qui recouvre les principes d’élaboration et de mise en œuvre des politiques sociales et concerne plus largement les principes et modalités d’action publique. Ce « flou » est notamment alimenté par un complexe de l’innovation sociale vis-à-vis de l’innovation technologique, qui s’inscrit dans le dur car elle se situe au cœur du système concurrentiel. L’innovation sociale cherche toutefois à répondre à un enjeu qui n’est ni flou ni périphérique, à savoir la réponse aux besoins fondamentaux de la société (éducation, santé, logement, etc.).
On différencie trois modèles d’innovation sociale :
- Un modèle descendant dans lequel l’innovation sociale est le résultat d’une action conçue et diffusée de façon centralisée, ce qui pose un enjeu d’appropria- tion par la société. C’est notamment le cas du modèle français fondé sur un mythe égalitaire qui renie la diversité et ignore voire freine l’initiative locale. Ce modèle tend à alimenter un décalage entre le cadre institutionnel défini par l’état, qui revendique le monopole de l’intérêt général, et les initiatives à l’œuvre sur les territoires, qui sont socialement innovantes et alimentent un changement de la société par elle-même et pour elle-même en dehors des institutions. La notion d’open innovation peut-elle permettre un dépassement de ce modèle et un rapprochement entre la puissance publique – en particulier l’administration – et les initiatives portées par une société civile innovante ?
- Un modèle ascendant qui repose sur une logique d’induction, l’enjeu étant l’identification et la valorisation des innovations sociales par les pouvoirs publics. L’Office of Social innovation and civic participation aux Etats-Unis illustre ce modèle qui repose sur les principes de participation, de réalité et de responsabilité. Selon ce modèle, « il faut identifier les graines et les aider à pousser, sans chercher à créer de nouvelles espèces ».
- Un modèle hybride qui repose sur la co-conception de l’innovation sociale par les acteurs sociaux et la puissance publique dans le cadre de projets partagés. Ce modèle est illustré par le Social Innovation Laboratory for Kent – Silk – ou le National endowment for science, technology and the arts – Nesta – au Royaume- Uni. Selon ce modèle, les citoyens doivent s’approprier les enjeux et trouver des solutions par eux-mêmes dans un cadre proposé par la puissance publique (concours, appels à idées, etc.).
Les associations face aux enjeux en matière d’innovation
Les associations doivent décomplexer et assumer leur rôle en matière d’innovation sociale, dont elles n’ont toutefois pas l’exclusivité. Il leur faut livrer une bataille des idées pour montrer que l’innovation sociale constitue un investissement aussi productif que l’innovation technologique (comme par exemple l’insertion par l’activité économique).
Les associations doivent trouver les moyens d’investir dans l’intelligence non lucrative pour dépasser leur posture de suiveur et définir par elles-mêmes les indicateurs de mesure d’impact social qui leur permettront de valoriser leurs innovations sociales. Les associations doivent passer de l’innovation sociale à l’innovation socio-économique. Elles doivent faire preuve d’une grande capacité d’innovation pour inventer les modèles économiques qui leur permettront de financer leur capacité d’innovation sociale, notamment en passant d’une logique de subvention à une logique d’investissement.
L’open innovation constitue une opportunité pour les associations, qui doivent développer des alliances avec d’autres acteurs, en particulier le monde de l’entreprise et de la recherche, les usagers ou les jeunes. La notion d’intérêt général telle qu’elle est habitée par les hautes sphères n’est plus d’actualité ; ces logiques alimentent la notion de production collective du bien commun.
Les associations peuvent avoir vocation à développer, industrialiser et dupliquer leurs innovations ; elles ne peuvent multiplier à l’infini les laboratoires. Se posent toutefois les questions de rentabilité et d’innovation organisationnelle qu’elles ne savent guère traiter.
Le monde associatif est en retard sur ce plan : il reproduit les systèmes verticaux institutionnalisés, ne s’approprie pas suffisamment les technologies de l’information et de la communication – TIC – pour introduire de l’horizontalité dans les fonctionnements et peine à développer de nouveaux schémas organisationnels.
Dans ce contexte, la logique économique capitaliste et les catégories telles que définies par la puissance publique deviennent inadaptées et inopérantes. Les innovations sociales ne peuvent toutefois remplacer les grands principes du droit et du vivre ensemble. L’État et la société civile doivent être des barres parallèles, qui apportent de façon complémentaire une responsabilité collective et un dynamisme innovant.
Innovations et créativités sociétales en Europe
Retour sur la prospective
L’être humain est au cœur de la prospective. La prospective a pour vocation la transformation systémique et requiert une véritable volonté stratégique. Un processus de prospective repose sur un cycle, qui inclut une phase exploratoire (élaboration de scénarios) permettant de définir des enjeux de long terme ; il faut ensuite construire une vision collective de l’avenir, puis désigner des axes stratégiques pour passer du rêve à la réalité et définir des mesures et des actions concrètes dans une dynamique de changement. La prospective est une construction sociale qui est au cœur de la politique. Le pouvoir politique, pour être en capacité de faire des arbitrages en cas de conflit ou de désaccord, doit faire appel à la prospective.
La prospective en Europe souffre aujourd’hui d’un handicap majeur qui est l’inertie. L’Europe n’est plus porteuse de changement ; elle souffre d’immobilisme et tend à annihiler les initiatives porteuses de sens. Elle est par ailleurs réticente au conflit et fonctionne par le consensus mou. Or, le cycle de transformation débouche nécessairement sur le conflit, qui permet une médiation et une légitimation sélective conduisant à une rupture de sens et à un nouveau cycle de transformation.
L’Europe se caractérise par un affaissement de la démocratie représentative et une montée en puissance des exécutifs face aux parlementaires. Pourtant, des innovations telles que le développement durable, la gouvernance ou l’intelligence collective tendent à remettre en cause ce cadre institutionnel.
Trois innovations sociétales encore porteuses de changement :
→ Le modèle de la gouvernance a été développé par le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD), puis valorisé par l’OCDE3
et la Commission européenne. Il repose sur l’articulation et la capacité d’alliance entre l’état, la société civile et le secteur privé lucratif. Il positionne en son centre une gouvernance, qui inclut la prospective, l’évaluation des politiques publiques et le dialogue avec les différents acteurs, alimentant de fait la notion de bien commun. Il a notamment engendré une prise de conscience du rôle de la société civile et de l’importance de la responsabilité sociétale des entreprises.
Le schéma ternaire État / société civile / secteur privé a été vulgarisé par différents chercheurs à partir de trois fonctions : une fonction d’opérateur économique ; une fonction sociale de mobilisation de la société civile ; et une fonction politique liée à la transparence et à l’accountability4
. Or, les associations, et plus largement les organisations non lucratives, assument plusieurs de ces fonctions et ne peuvent être envisagées selon un prisme uni-fonctionnel. Elles évoluent par ailleurs dans leurs relations avec l’état (dont elles s’émancipent progressivement) et des entreprises (dont elles se rapprochent). L’administration a pour sa part tendance à être oubliée, notamment en raison du devoir de réserve du fonctionnaire vis-à-vis du politique. Ce constat renvoie aux limites de la démocratie participative et à la nécessité de privilégier une démocratie « délibérative ».
→ Le modèle du développement durable a été introduit par le rapport Brundtland (1987) ; il pose les bases d’un équilibre entre générations et d’une harmonie entre l’Homme et la nature. Il invite également à une attention particulière aux besoins des plus démunis, à l’établissement d’un système politique assurant une participation effective des citoyens et à l’élaboration de solutions collectives aux dés- équilibres systémiques. Aux trois piliers écologique, économique et social, ce modèle ajoute la culture et la gouvernance. Ce modèle est opératoire et repose sur une harmonie entre les différentes composantes du système politique, administratif, économique, social, écologique, technologique et international.
Répondre aux enjeux de demain est une opportunité pour actualiser le discours des acteurs de l’ESS et le projeter dans l’avenir. À titre d’exemple, les Agendas 21 et les emplois verts constituent des outils de développement au service de l’innovation sociale et du développement territorial dont doit s’emparer le secteur de l’ESS.
→ Le modèle de l’intelligence collective est notamment illustré par le Système territorial d’innovation qui repose sur des interactions entre acteurs et réseaux (institutions, gouvernance, réseaux formels et informels, partenaires de la gouvernance). À la différence de la prévision, la prospective s’inscrit dans la nouvelle gouvernance qui associe les parties prenantes et les citoyens afin d’at- teindre ses objectifs.
Le couple « démocratie-efficacité » est le couple maudit du management associatif. Comment les associations peuvent-elles sortir de la double approche : moins d’efficacité pour plus de démocratie ; ou moins de démocratie pour plus d’efficacité ? Les logiques de co-construction impliquant l’ensemble des parties prenantes sont parmi les pistes à explorer pour un renouvellement de la gouvernance associative. Cette perspective pose le défi aux associations de passer à un échelon plus large et de mobiliser des compétences qui ne sont structurées ni sur le plan sectoriel ni sur le plan hiérarchique. Dans un modèle d’intelligence collective, associations, entreprises et état assument chacun une part de responsabilité politique mais aucun n’en a le monopole.
L’expérimentation : le Collège régional de prospective de Wallonie
Créée en 2004, cette initiative repose sur la conviction qu’il est nécessaire de construire un avenir collectif qui sera seul capable d’induire une dynamique de changement et de porter les mutations et transitions institutionnelle, économique, écologique, énergétique, technologique, sociale et culturelle en Wallonie. Ce collège réunit 10 chefs d’entreprise, 10 représentants de la société civile, 10 représentants des pouvoirs publics, ainsi que des personnalités qualifiées. Il a tenu différentes rencontres qui lui ont permis de dialoguer avec plus de 200 acteurs et décideurs autour d’un modèle d’analyse qu’il s’est construit.
Parmi les éléments du système qui ont été identifiés comme majeurs, il est important de mentionner :
- la « Sherwoordisation », idée liée à la disparition statistique de personnes en situation précaire ou absorbées par des réalités virtuelles dans un contexte de montée de la pauvreté ;
- l’équité et la cohésion sociale et territoriale, dans l'objectif d'un rééquilibrage des relations entre élus et citoyens et de l’établissement d’un pacte sociétal en Europe ;
- le partenariat social des entreprises, dans une perspective d’affirmation de la société civile et de contractualisation avec les entreprises et la puissance publique.
Pour conclure
L’innovation sociale a été remise au goût du jour dans le contexte actuel de crise économique, financière, sociale et environnementale.
La crise représente une opportunité pour l’ESS ; dans le contexte de crise, le secteur associatif ne pourra se financer que par la mise en évidence du fait qu’il est porteur d’innovation sociale. Il lui faut pour cela sortir fondamentalement du couple maudit subvention / appel d’offre et développer de nouvelles alliances, notamment avec l’entreprise.
L’innovation sociale est devenue un critère discriminant qui favorise les associations dans l’accès aux fonds européens.
- 1Activité qui consiste à étudier un objet pour en déterminer le fonctionnement interne ou la méthode de fabrication.
- 2Superposition de deux images provenant de sources différentes ou de données visuelles et sonores différentes, par exemple dans le but de créer une expérience nouvelle.
- 3Organisation de coopération et de développement économiques.
- 4Responsabilité dans l’utilisation des ressources et la reddition des comptes.