Un restriction de l'espace civique s'installe
Le mouvement antisystème s’enracine aux États-Unis, les États autoritaires chinois et russe luttent pour le pouvoir mondial et l’État de droit s’affaiblit en Europe. Toutes ces dynamiques compromettent l’espace civique.
Selon l’Observatoire de l’espace civique de l’OCDE, l’espace civique est composé d’un « ensemble de conditions juridiques, politiques, institutionnelles et pratiques nécessaires aux acteurs non gouvernementaux pour accéder à l’information, s’exprimer, s’associer, s’organiser et participer à la vie publique. »1
Rappelons par ailleurs que la participation des citoyens aux affaires de l’État est un droit fondamental. Un espace civique est donc considéré comme ouvert quand l’État permet à tous les citoyens d’agir politiquement. Or, selon le dernier rapport de l’Observatoire, moins de la moitié des pays membres de l’OCDE assure une telle possibilité de participer à la vie de la Cité. L’espace est « réprimé », « entravé » ou « limité » dans les 58 % restants2 .
L’Institut de recherche Varieties of Democracy (V-Dem) indiquait dans son rapport de 2022 qu’à la suite de la restriction croissante des espaces civiques, 72 % de la population mondiale, soit 5,7 milliards d’individus, vivait sous des régimes autoritaires.
5,7 milliards d’individus vivent sous des régimes autoritaires.
Le nombre de personnes vivant dans des sociétés démocratiques dans le monde est donc revenu à son niveau d’avant la chute du mur de Berlin en 19893 . Comment expliquer une telle régression ?
D’après les recherches coordonnées par l’OCDE, plusieurs phénomènes contribuent à cette situation, notamment des exceptions aux libertés publiques et des lois obsolètes qui demeurent.
Il existe d’autres formes de limitations telles que la répression physique, les arrestations arbitraires, la persistance de la torture, ainsi que la surveillance des activistes et des ONG. Fait inquiétant, les acteurs de la société civile sont régulièrement présentés comme des « ennemis de l’État », des « agents étrangers » ou des menaces à la sécurité nationale, ce qui contribue à légitimer les attaques à leur encontre.
De plus, la participation publique est entravée par une fragilisation croissante de la liberté de la presse dans le monde. Ainsi, l’indice des libertés publiques de V-Dem montre un déclin statistique de plusieurs indicateurs, notamment ceux relatifs à la liberté de la presse, d’expression et d’association, dans environ 20 % des pays membres de l’Union européenne entre 2011 et 20214 .
Dans un contexte géopolitique tendu, marqué par le retour de la guerre sur le sol européen et au Moyen-Orient, les faiblesses démocratiques sont par ailleurs une cible pour les régimes autoritaires. Ces derniers exploitent et retournent les vulnérabilités des régimes démocratiques à leur encontre.
En effet, les dirigeants populistes prétendent représenter des « gens ordinaires » contre les « élites corrompues » avant d’arriver au pouvoir, selon une rhétorique qui est tout sauf nouvelle. Dans l’Antiquité, César a construit un pouvoir personnel au nom de la défense du « peuple romain » et des plus humbles. Une démarche autoritaire stoppée par Brutus, défenseur de la République.
Aujourd’hui, nous pouvons qualifier certaines des démocraties de dysfonctionnelles, du fait notamment d’une concentration des pouvoirs inquiétante. Selon l’Institut V-Dem, la désinformation et les niveaux toxiques de polarisation sont des tendances mondiales qui renforcent et aggravent la restriction de l’espace civique5 .
Aujourd’hui, nous pouvons qualifier certaines des démocraties de dysfonctionnelles du fait notamment d’une concentration des pouvoirs inquiétante.
Le monde est passé d’une globalisation effrénée à un émiettement6 . En son sein, se développent des forces étatiques et non étatiques de plus en plus dangereuses. Un monde nouveau se dessine ainsi, où la puissance des données est mise au service de diverses radicalités7 , engendrant une violence émiettée de bulles de filtres, qui nous incitent à nous méfier les uns des autres.
La bombe climatique est le besoin d'un horizon commun
En somme, les sociétés modernes génèrent des radicalités extrêmes. Elles sont instables et difficiles à gouverner faute d’horizon commun, alors même que nous en avons désespérément besoin face à la guerre climatique vers laquelle nous sommes entraînés.
Si la protection de l’environnement, et de notre condition d’existence à tous, entraîne l’adhésion de la majorité des personnes en Europe, elle peine à devenir un projet de société. En effet, l’écologie est l’une de sciences8 qui remet en cause la triade Progrès, Paix, Prospérité.
Interrogée en 1987 sur sa conception de l’État, Margaret Thatcher déclarait : « La société n’existe pas. Il n’y a que des hommes et des femmes […] Aucun gouvernement ne peut faire quoi que ce soit si ce n’est par l’intermédiaire des individus, et chacun doit d’abord s’occuper de soi-même. »9
Ceci fait un monde invivable. Or, Jean-Marie Guéhenno conclut dans son ouvrage Le premier XXIe siècle « pour que la démocratie soit possible, il faut une société »10 avec un horizon commun. Mais comment porter un combat commun dans une telle désunion ? Nous vivons en effet un clivage générationnel, social et international qui conduit à une radicalisation de l’espace démocratique.
Ce clivage ne fait qu’augmenter avec l’accès de plus en plus étendu à Internet. Si la connaissance est un bien commun qui gagne à circuler, monte la sensation sourde qu’une grande part en est manipulée.
Néanmoins ces clivages — générationnel, social et international — ne se recoupent pas complètement et donnent une impression de chaos général, d’archipélisation inconnue jusque récemment11 . Ceci peut conduire certains individus à adopter des idéologies radicales comme moyen de contester l’ordre établi.
De la radicalité à la marginalité, il n’y a qu’un pas, et les opinions politiques divergentes risquent alors de s’exprimer hors de l’espace civique. L’apathie de la majorité des citoyens se révèle alors par opposition à un activisme non conforme aux valeurs démocratiques d’une minorité d’individus.
De la nécessité de construire des espaces d'expression plutôt que de les annuler
Selon le rapport de l’OCDE sur le gouvernement ouvert12 , lorsque l’espace civique est protégé et promu, il permet aux citoyens et aux organisations de la société civile d’assurer le contrôle des activités gouvernementales et d’exprimer des voix dissonantes au sein de la démocratie et non en-dehors.
À l’opposé, limiter l’espace civique par des restrictions imposées de la liberté d’association, de réunion, de presse ou d’expression renvoie à un fonctionnement fragile de la démocratie.
Face à la radicalisation de l’espace démocratique, il est donc urgent d’intégrer la justice sociale au débat public et d’investir dans la démocratie à moyen terme. La justice sociale est en effet un socle du débat politique, sans lequel les personnes n’ont ni la maîtrise de leur vie ni celle de notre destin commun.
Pour une implication réelle des citoyens à la décision publique, il convient donc de mettre en place les recommandations de l’OCDE sur la promotion de l’espace civique, mais aussi d’amorcer des réflexions structurantes sur la déstabilisation en cours de l’espace démocratique.
- 1OECD, The Protection and Promotion of Civic Space -Strengthening Alignment with International Standards and Guidance, décembre 2022, [en ligne].
- 2OECD, Monitor Civicus, 2022, [en ligne].
- 3V-Dem Institute, Democracy Report 2023: Defiance in the Face of Autocratization, mars 2023, [en ligne].
- 4V-Dem Institute, Democracy Report 2022: Autocratization Changing Nature ?, mars 2022, [en ligne].
- 5V-Dem Institute, Ibid.
- 6Pour reprendre les termes de Jean-Marie Guéhenno, Le premier XXIe siècle : De la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, 2021.
- 7Jean-Marie Guéhenno, Ibid.
- 8L’écologie est la science de l’environnement, des relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent. Elle constate des effets marqués par la présence humaine et explore des pistes de remédiation.
- 9Douglas Keay, « Interview with Margaret Thatcher », Women’s Own magazine, 31 Octobre 1987.
- 10Jean-Marie Guéhenno, Ibid.
- 11Jérôme Fourquet, L’Archipel français : Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.
- 12OCDE, Le gouvernement ouvert : Contexte mondial et perspectives, 2016, [en ligne].