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Les quatre facettes de l’économie

Tribune Fonda N°229 - Les associations dans un monde en transition – Écologie et économie - Mars 2016
Christian Lemaignan
Christian Lemaignan
La crise économique actuelle serait une crise de transition, le passage d’un modèle de croissance forte à un autre modèle de développement à la croissance incertaine. Peut-on en qualifier les contours ? Nous pensons que plusieurs directions se dégagent qui semblent plutôt devoir à l’avenir coexister entre elles plus que de s’affronter. Nous en déduirons les possibles conséquences sur le travail et les associations.

Rappels historiques


Les évolutions récentes de nos sociétés ont produit des transformations profondes. La majorité des gens vit désormais en milieu urbain ou péri-urbain et a une occupation professionnelle dans le cadre d’une division du travail très segmentée. Une minorité peut produire l’alimentation nécessaire à l’ensemble de la population. On se déplace beaucoup, en voiture, en avion, en transports en commun, pour des raisons professionnelles ou de loisirs. Le système éducatif est développé ; on passe aisément une vingtaine d’années de sa vie en formation. La promotion des règles d’hygiène et le développement de la médecine moderne ont entraîné une importante réduction de la mortalité, notamment infantile, et l’espérance de vie à la naissance s’est fortement allongée.

De fait, la fécondité s’est réduite, permettant aux femmes d’accéder au travail rémunéré et entraînant du même coup une redéfinition des rapports homme/femme.

Cet état de nos sociétés, selon les approches classiques souvent retenues, est la conséquence de ce qu’on a appelé les deux premières révolutions industrielles :

  • la première, celle du charbon et de la machine à vapeur, aurait été celle de l’amorçage de cette révolution industrielle, avec un PIBen croissance lente ;
  • la seconde, à laquelle on associe l’électricité, les hydrocarbures et le moteur à explosion, aurait permis l’expansion très rapide de l’économie.


L’internationalisation des échanges a amplifié l’économie mondiale, ce qui a permis aux pays émergents de devenir des acteurs économiques à part entière, et à des continents entiers d’entrer dans des ères de croissance économique. Mais l’interdépendance constatée des économies a conduit à amplifier la diffusion des crises (cf. celle des subprimes de 2008) et à fragiliser les pays « vieillissants » comme ceux de l’Europe. La prise de conscience des limites de la planète à faire vivre une population de neuf milliards entraîne avec elle une réflexion sur les problématiques écologiques.

Apparaît donc aujourd’hui l’idée qu’à côté de la révolution numérique en cours, une troisième révolution ou transition, « verte » pour l’occasion, commencerait maintenant et devrait permettre au minimum la stabilisation du Pib voire sa progression, rendant le fonctionnement de la société soutenable d’un point de vue écologique. Sur ce terrain s’affrontent les tenants de la décroissance et ceux d’une croissance renouvelée.

Dans ce contexte, une réflexion portant sur la transition économique est pertinente car elle permet de dépasser le concept même de croissance économique qui, en se focalisant sur la seconde phase de la révolution industrielle, ne permet pas de comprendre la phase dans laquelle nous entrons. Nos analyses de la littérature économique nous permettent d’essayer de qualifier quatre facettes du système économique en marche.


L’économie de marché dans le brouillard


La première facette est celle où l’économie capitaliste se transforme par régulation spontanée. Elle s’illustre par le discours des grands patrons français sur leur stratégie d’entreprise. Dans un entretien avec L’Usine digitale, Jean-Paul Agon, Pdg du groupe l’Oréal, explique vouloir s’adapter à ce qu’il identifie comme étant les trois grandes tendances de transformation du monde : la globalisation, la digitalisation et la responsabilisation.

Selon Christophe Jourdain, « avec la globalisation, il s’agit d’aller chercher la croissance là où elle est, de capter le ou les milliards de consommateurs supplémentaires issus de la classe moyenne émergente de Chine, du Brésil, d’Indonésie ou d’ailleurs. L’enjeu essentiel est de déployer sa marque, de la rendre désirable sur d’immenses marchés où les attentes et les motivations d’achats sont souvent spécifiques. Un des leviers est alors l’innovation « frugale » : le lancement de nouveaux produits avec pour contrainte de limiter au strict minimum le prix de vente unitaire pour pouvoir s’adresser au plus grand nombre. »

La priorité des entreprises reste donc l’optimisation de leur production, notamment en limitant les gaspillages. Mais elles ne remettent pas en cause, dans leur grande majorité, leur modèle économique, qui repose toujours sur la vente de biens neufs, dont la durée de vie et la « réparabilité » sont limitées afin de garantir leur renouvellement fréquent.

Par ailleurs, dans un contexte de croissance économique molle dans les pays européens, malgré l’augmentation des dépenses contraintes des individus, leur consommation de biens neufs demeure une dimension structurante des modes de vie en tant que source de plaisir, de loisirs et de distinction. Le renouvellement fréquent de biens neufs reste la norme bien que de nouvelles pratiques de consommation (y compris collaborative) apparaissent, en réponse à l’évolution des attentes, des contraintes et des valeurs.

La dynamique ici n’est pas celle d’une remise en cause du modèle dominant, mais plutôt d’une adaptation de celui-ci. Partant du constat que « la crise actuelle résulte de dérives malheureuses, […] il suffit en quelque sorte de “ moraliser le capitalisme ” pour faire repartir la machine et retrouver un régime de croissance » . Cette approche, si elle peut prôner une transformation de nos systèmes, n’en remet pas en cause les principes fondamentaux, notamment la recherche d’une croissance continue. Sa limite tient alors à ce qu’elle ne « tient pas compte d’autres grands bouleversements en cours », et reste aveugle aux conséquences néfastes que ce modèle dominant entraîne, en termes notamment de croissance des inégalités.

Ainsi que l’a rappelé l’Ong Oxfam , les richesses dans le monde se concentrent de plus en plus aux mains d’une petite élite fortunée. 1 % les plus riches possède 48 % des richesses et parmi les 99 % autres, 20 % d’entre eux capitalisent la plus grosse partie des richesses restantes. Il reste 5,5 % pour 80 % de la population (5,6 milliards). Thomas Piketty a indiqué que l’on se retrouve dans la situation de 1920, alors qu’après la crise de 1929, les inégalités avaient baissé, pour finalement augmenter à partir de 1980. Depuis cette date, le management supérieur s’est aligné sur les actionnaires, donnant à la finance un poids prépondérant qu’elle n’avait pas auparavant.


Vers l’économie « verte », la transition écologique


La seconde facette est celle de la transition « verte » ou écologique. Elle est caractérisée par la recherche d’une régulation de maintien. Plusieurs écoles existent qui n’ont pas la même démarche : l’écologie industrielle, l’écologie culturelle, l’écologie urbaine, l’écologie rurale. (Cf. article de Christian Lemaignan sur la question écologique).


L’économie de la connaissance


La troisième facette est liée à ce que d’aucuns appellent l’économie de la connaissance ou le capitalisme cognitif, fortement lié au développement du numérique.
Christophe Jourdain souligne que « le digital pousse les entreprises à revoir l’intégralité de leur chaîne de valeur. Il fait émerger de nouveaux marchés, de nouveaux acteurs, de nouveaux business-models et redistribue complètement les cartes dans certains secteurs.

De façon transverse, c’est un moyen pour les entreprises d’accroître leur efficacité à tous les niveaux – dans l’innovation, la production, la distribution, la vente, etc. –, de développer leur dimension de service et de déployer avec les consommateurs une relation beaucoup plus proche : en contact continu, sans intermédiaire, personnalisée. »

Pour Gilles Babinet, évoquant le rôle croissant du big data dans les années à venir, il est à peu près certain que « cette forme d’intelligence artificielle va entraîner une nouvelle révolution industrielle qui fera passer l’humanité à une nouvelle ère » . Va-t-on alors vers une disparition du travail ? Telle est l’inquiétude actuelle concomitante avec la croissance molle de l’Europe et le fort chômage de certains de ses pays dont la France.

Les études disponibles aujourd’hui sont contradictoires. Même Jeremy Rifkin qui avait supputé « la fin du travail » dès 1999 est revenu sur cette idée prospective. Cependant on sait d’ores et déjà que tous les métiers et tous les secteurs vont être touchés par la robotisation. Avec quelle force ? Dans quels délais ? Certains y pressentent la disparition du travail et prônent d’ouvrir une réflexion sur un nouveau modèle de fiscalité et de redistribution avec, par exemple, un revenu de base assuré à chacun.

La nouveauté de ce modèle est l’abolition de la frontière entre travail et temps libre, production, duplication et consommation. Dans ces conditions, l’entreprise de demain doit faire l’objet de nouvelles formes d’organisation. Pour répondre aux nouvelles attentes des individus notamment en termes de conciliation entre vie privée et vie professionnelle, contrer les cas de souffrance au travail, et sortir du « brouillard » dans lequel, selon les mots de François Dupuy, ils se trouvent, les managers sont sommés de penser des nouvelles formes de relations entre employeurs et salariés.

Plusieurs pistes existent à ce niveau, et sans aller jusqu’à la disparition du contrat de travail – que certains envisagent – on observe un dépassement des limites de l’espace physique de l’entreprise, rendu possible par le numérique, avec le développement du télétravail et l’émergence de tiers-lieux, espaces dédiés au co-working.


Apparition de l’économie collaborative


La quatrième facette est celle de l’économie collaborative, laquelle se signale et se renforce autour de trois grandes tendances : les nouvelles formes d’organisation du travail au sein des entreprises ; le développement de nouvelles formes d’organisation de l’économie et de la société qu’entraîne avec elle la révolution digitale ; la multiplication des logiques de pair à pair.

Le co-working est aujourd’hui un phénomène en extension, qui consiste en la création de lieux de travail collaboratifs où peuvent se regrouper les travailleurs indépendants, lesquels se sont ouverts également aux salariés en déplacement ou nomades, en vue par exemple des déplacements entre domicile et lieux de travail. Avec le développement du télétravail et le co-working, Fanny Bachelet souligne le fait que « l’entreprise voit son espace spatio-temporel traditionnel disparaître progressivement ».

Pour Pierre-Yves Gomez, « ces nouvelles formes d’organisation bouleversent la gouvernance des entreprises » . En effet, télétravail et co-working soulignent la volonté d’une meilleure prise en compte des besoins des salariés, pour leur permettre un plus grand épanouissement au travail – et par conséquent une meilleure productivité. La gouvernance ne peut alors se limiter aux seules attentes des détenteurs de capitaux : « Nous entrons dans l’ère du management du travail réel, qui mise sur les compétences spécifiques, les savoir-faire autonomes et les _“ tours de main ” des employés, plutôt que sur les normes générales prescrites par la hiérarchie. »

Le management du travail conduit à une plus grande fluidité dans les organisations, lesquelles vont davantage se structurer autour de projets et de réseaux créatifs qu’en fonction de la hiérarchie. L’enjeu est bien de créer de l’engagement des salariés dans un contexte d’incertitude, en leur donnant un droit à l’initiative, ce que signale le récent phénomène des « intrapreneurs sociaux », lesquels inventent des activités nouvelles au sein de leur entreprise pour « transformer “ de l’intérieur ” les comportements et les métiers de l’entreprise vers une meilleure prise en compte de son impact social ou environnemental ».

La révolution digitale entraîne donc avec elle des nouveaux rapports au travail, mais plus largement encore, elle conduit à de nouvelles formes d’organisation de l’économie et de la société.
Chris Anderson évoque ainsi dans Makers. La nouvelle révolution industrielle l’émergence d’un nouveau modèle de production, porté par les fablabs, espace où le rassemblement d’outils technologiques (imprimantes 3D, découpeuses lasers…) et de plans en open source, permettent à chacun de produire ses objets.

La production est ainsi le résultat de rassemblements entre individus, qui mettent en commun leurs connaissances, outils et compétences, sans s’inscrire dans des cadres traditionnels. La question étant alors soulevée de savoir si ce modèle conduit à une nouvelle révolution industrielle. Il se caractérise en tous les cas par « [l’émergence d’]une nouvelle façon d’agir, d’entreprendre et de consommer, qui rejoint (et doit certainement le faire plus encore) la logique du partage et de l’accessibilité à tous de l’économie collaborative et inclusive ».

Les pratiques collaboratives s’appuient sur des logiques de mises en relation. Comme le souligne Monique Dagnaud, « plus de 7 500 plateformes de par le monde organisent ces mises en relation, favorisant des externalités environnementales et sociales : co-voiturage, logement chez l’habitant, échanges de service… » . Tous ces nouveaux acteurs soulèvent des questions importantes, notamment quant à la mesure et à la répartition de la valeur qu’ils produisent, faisant de leur régulation un sujet d’actualité parlementaire.

Il importe au demeurant de distinguer les acteurs type Uber ou Airbnb, qui se contentent de capter la valeur produite par les usagers sans investir dans les outils de production, et les véritables dynamiques de pairs à pairs, qui fonctionnent sur la mise en commun, la création collective de valeurs et le partage des ressources, tels Wikipedia ou Linux.

Pour les associations, cette tendance vers la production collaborative invite à réfléchir sur la nécessité de développer des gouvernances plus souples, de manière à ce que chaque bénévole puisse engager des coopérations et intégrer au mieux ses compétences nouvelles qui ne sont pas encore très courantes et faire cohabiter des personnes qui ne vivent pas le même type de management au travail. Cela les incite également à réfléchir à la mise en place de coopérations inter-associatives, s’appuyant sur d’authentiques dynamiques de pairs à pairs.

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