Enjeux sociétaux

« Le Laboratoire d’initiatives alimentaires expérimente d’autres façons de faire ensemble. »

Tribune Fonda N°253 - Travail social : faire réseaux - Mars 2022
e-graine
Et Anna Maheu
Depuis 2019, l’association e-graine Nouvelle-Aquitaine impulse un véritable écosystème dans le quartier de la Benauge, à Bordeaux : le Laboratoire d’initiatives alimentaires (LIA). Gabrielle Rodriguez, chargée de développement du LIA et Emilie Mathey, référente famille de l’un des centres d’animation de Bordeaux qui y participe, reviennent sur cette expérience.
« Le Laboratoire d’initiatives alimentaires expérimente d’autres façons  de faire ensemble. »
Micro-trottoir sur le thème de l'alimentation dans le quartier de la Benauge à Bordeaux, France. © e-graine Nouvelle-Aquitaine.

Propos recueillis par Anna Maheu, La Fonda.


Pourquoi l’association e-graine Nouvelle-Aquitaine a-t-elle choisi de lancer un Laboratoire d'initiatives alimentaires (LIA) à la Benauge ?

Gabrielle Rodriguez : E-graine Nouvelle-Aquitaine existe depuis 2016. Notre association d’éducation populaire rayonne sur la métropole bordelaise, particulièrement sur les quartiers dits prioritaires. Nous créons des dispositifs éducatifs : des actions de rue, des ateliers, des formations…

Depuis 2018, l’alimentation est un axe fort des actions de notre association. 

Dans le quartier de la Benauge, les besoins sont colossaux : le taux de pauvreté est de 44,6 %. L’offre alimentaire y est très peu développée.

Nous avons commencé par mener des actions en lien avec l’Atelier Santé Ville (projet local porté par la Ville de Bordeaux) et des micros-trottoirs. Ces actions dans le cadre du contrat de ville conclu avec l'État nous ont permis d’identifier un vrai besoin non satisfait autour de l’alimentation dans le quartier.

Nous avons commencé par comprendre les habitudes alimentaires et les envies des habitants.


Existe-t-il des problématiques particulières concernant l’alimentation à la Benauge ?

Emilie Mathey : Pour commencer, le quartier de la Benauge est très enclavé par rapport à Bordeaux.

G. R. : Oui, et cela s’observe dans l’offre alimentaire durable. Il y a très peu d’options : le quartier ne compte qu’un supermarché qui, malgré tous les efforts, ne correspond pas à tous les habitants du quartier.

Certains doivent ainsi se rendre à Bouliac ou au marché de Saint-Michel pour trouver des produits à petit prix et de qualité.


En quoi l’alimentation est-elle un sujet transversal ?

G.R. : Les inégalités font système : l’accès à une alimentation peu équilibrée a des répercussions sur la santé —par exemple sur le taux d’obésité ou de maladies cardio-vasculaires.

Mais aussi sur la capacité de travail, sur l’accès à l’emploi, ce qui fait que l’on peut encore moins accéder à des produits sains. Bien sûr, ce sont toujours les mêmes qui sont concernés par ce cercle vicieux.

L’enjeu de l’alimentation est un besoin vital, mais bien chahuté par les crises sociales et environnementales : c’est pourtant la base de tout. Il y a une réelle urgence à considérer de façon transversale notre alimentation.


Comment e-graine Nouvelle- Aquitaine a-t-elle initié ce projet sur l’alimentation ?

G.R. : Nous avons commencé par le diagnostic territorial : les actions de rue donc, dont une enquête citoyenne auprès des habitants du quartier dans la continuité de nos micros-trottoirs, mais aussi l’analyse des indicateurs socio-économiques du territoire et la rencontre des possibles partenaires.

Par exemple, l’association Vers un réseau d’achat en commun (VRAC) développe des groupements d’achats pour rendre accessibles des produits alimentaires de qualité et issus d’une agriculture biologique à prix coûtant.

E.M. : Effectivement, différentes structures présentes dans le quartier étaient déjà toutes assez liées sur les questions d’alimentation.

Par exemple, le centre d’animation accueille les distributions VRAC tous les mois. Ils sont aussi partenaires de nombreux événements du quartier comme Bouge ta santé, où ils viennent avec leur cuisine portative.


Le centre d’animation avait-il déjà des activités autour de l’alimentation ?

E.M. : Oui, notre centre d’animation avait déjà quelques projets sur les questions de l’alimentation comme des confitures solidaires à partir de fruits biologiques non vendus.
Nos adhérentes, qui sont majoritairement des femmes, cuisinent et sont demandeuses de produits sains et de qualité.

G.R. : Tout le monde a envie de bien manger ! Beaucoup de mères de famille nous disent vouloir que leurs enfants mangent bien, et pouvoir dédier un budget conséquent à l’alimentation. Mais elles sont rattrapées par le quotidien et les ressources limitées, et elles doivent faire des concessions.

E.M. : Cela fait partie de ma mission, et en tant que référente famille, et en tant que travailleur social, d’assurer un accès à une alimentation équilibrée. Pourtant même sur ces sujets, la mobilisation du public est excessivement difficile, elle repose beaucoup sur des rencontres.

Il suffit pourtant d’une seule habitante ou d’un partenaire avec une belle énergie pour faire bouger tout un quartier. C’est ce qui a fait la différence pour le LIA : avoir accroché avec Gabrielle.

Ce sont les rencontres qui permettent aux projets de durer dans le temps.

Une fois le besoin évalué, quelles ont été les étapes de création de ce qui est devenu le Laboratoire d’initiatives alimentaires ?

G.R. : À l’issue du diagnostic, nous avons imaginé un lieu dédié à l’alimentation sur le quartier. Notre métier étant l’éducation populaire, nous voulions partir du vécu du quartier, de celui des habitants, des acteurs professionnels et des acteurs institutionnels.

Nous les avons donc réunis dans différents cercles avec pour objectif de dessiner ce lieu en se projetant dans 10 ans.

Le cercle habitant propose à ceux qui vivent dans le quartier de participer quand ils le veulent. Nous créons des espaces pour que chacune et chacun exprime ses besoins et ses préoccupations en matière d’alimentation.

Une dizaine d’habitants est particulièrement investie dans la première action démonstrative du LIA : un marché dans le quartier.


Pourquoi cette action plutôt qu’une autre ?

G.R. : Lorsqu’on parle d’alimentation, on peut facilement tomber dans l’injonction, les fameux 5 fruits et légumes par jour. Nous voulions partir des envies des premiers concernés, en leur laissant la place de l’exprimer. Et surtout ne pas parler à leur place.

E. M. : Oui, si la demande vient d’en haut, comme dans le cas d’un appel à projets, cela ne marchera pas.

Ce que fait Gabrielle avec ce projet, c’est partir de l’essentiel, des besoins des habitants et leur laisser toute la place. Ce qui est aussi l’objectif premier d’un centre social : partir des habitants.


Qui participe aux deux autres cercles ?

G.R. : Le cercle pilotage compte une vingtaine d’acteurs institutionnels et professionnels, dont la région Nouvelle- Aquitaine, le département de la Gironde, la métropole de Bordeaux via le Conseil Consultatif de gouvernance alimentaire durable (CCGAD), la Ville de Bordeaux, l’Instance régionale d’éducation et de promotion santé (IREPS), et même une diététicienne-nutritionniste indépendante.

Le dernier cercle, que nous appelons le cercle des agitateurs, compte actuellement une vingtaine d’acteurs qui travaillent quotidiennement sur le quartier. Ils en connaissent les problématiques, avec un regard professionnel en matière d’alimentation.

E. M. : Ce cercle est un lieu d’échanges très riches : le travail de terrain de Gabrielle m’a par exemple servi dans les accompagnements que je peux faire au sein des familles.

Cela me permet aussi de rencontrer d’autres acteurs de quartier que je connais sans connaître. Nous pourrons ainsi impulser d’autres projets ensemble par la suite.

G.R. : Oui, il y a une volonté de monter en compétences ensemble. Le travail en commun et la découverte mutuelle garantissent de créer des projets pérennes.


Quels sont les freins que vous rencontrez dans cette montée en compétences commune ?

G.R. : Le financement des actions d’intervention sociale notamment dans les quartiers dits prioritaires de la ville est court-termiste.
Or, cela revient à demander à des acteurs qui sont déjà engagés et qui font face à des détresses psychologiques et sociales de faire du résultat, ce qui contribue à essouffler tout le monde.

Au contraire, arriver sur un quartier demande de construire des relations d’être humain à être humain. Cela nécessite une présence régulière et des espaces informels pour se comprendre et construire la confiance. 

Le Laboratoire d’initiatives alimentaires est aussi une expérimentation d’autres façons de faire ensemble, en partant de la réalité et en valorisant le temps long. Pour créer des liens avec les personnes, ce temps est indispensable.

E.M. : Il y a encore quelques années, le travailleur social menait un travail de terrain. Au fil du temps, ses missions se sont politisées et institutionnalisées.

Aujourd’hui, le travailleur social est derrière son bureau, répond à des appels à projets et comptabilise le nombre de personnes reçues en entretien, par tranche d’âge, etc. Il doit rendre compte aux financeurs de toute action engagée (ou non).

Nous avons perdu avec cette charge administrative l’essence même du travail social : aller à la rencontre, au parc, boire un café.

Cela n’a rien d’une fatalité : des initiatives comme le LIA me permettant d’aller à la rencontre d’habitants et d’acteurs et de sortir de mon enfermement institutionnel. C’est possible !
 

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