LES INJUSTICES ENVIRONNEMENTALES
De part et d’autre de la planète, les fractions les plus pauvres de la population sont les plus exposées aux risques environnementaux. Elles ont des moyens moindres pour y faire face alors qu’elles ont un impact écologique bien inférieur à celui des plus aisées. Ces injustices environnementales viennent se greffer aux inégalités persistantes de revenu et de cadre de vie.
Bien qu’à l’origine de divers mouvements civiques revendiquant la protection des milieux ou l’arrêt d’exploitations portant atteinte au vivant et aux milieux de vie, les populations marginalisées restent exclues des espaces de production des savoirs et des politiques publiques. En effet, elles sont plutôt confrontées à la dévalorisation et l’invisibilisation de leurs savoirs et expertises1 . Il est donc essentiel de déjouer ces représentations et de reconnaître la part active des savoirs des plus pauvres aux enjeux écologiques.
LE LABORATOIRE D’IDÉES ÉCOLOGIE DU MOUVEMENT ATD QUART MONDE
Le Laboratoire d’idées Écologie, au sein du Département Écologie et Grande pauvreté du Mouvement ATD Quart Monde, crée les conditions d’une conscientisation et d’une mise en mots des injustices vécues par les personnes, mais surtout de leurs propres compétences concernant l’écologie. L’objectif de ce dispositif réflexif est de donner une visibilité aux savoirs propres des personnes ayant l’expérience de la pauvreté sur les questions écologiques.
Le Laboratoire d’idées peut être considéré comme un groupe de pairs, une arène discursive2 , se constituant comme un safe space3 . Il est composé d’une quinzaine de membres4 et de deux à trois animateurs. C’est à partir de ce groupe qu’un savoir sur la question écologique est fabriqué afin de pouvoir alimenter le plaidoyer d’ATD Quart Monde.
DÉCONSTRUIRE DES REPRÉSENTATIONS FAUSSÉES
La valorisation du savoir propre des membres du groupe s’est faite, tout d’abord, par un travail de déconstruction des représentations faussées qui existent sur la relation entre personnes en situation de pauvreté et question écologique, en questionnant les représentations existantes à l’égard de la pauvreté, mais également la façon dont celles-ci déterminent les postures des personnes elles-mêmes.
Les membres du groupe ont commencé par déconstruire ensemble l’assignation des personnes en situation de pauvreté au grade de pollueurs. Pour faire cela, elle a été mise à l’épreuve du calcul de l’empreinte carbone de chaque membre du groupe et il est apparu qu’ils ont une empreinte bien inférieure à la moyenne française. Cela a influencé la posture de certains membres qui ont fini par se considérer comme légitimes dans le débat écologique, tout autant que les autres fractions de la population.
Dans ce sens, certains écogestes ont été discutés, notamment les plus culpabilisants à l’égard des personnes en situation de pauvreté, qui sont confrontées à une impossibilité d’agir et de choisir. En effet, les classes moyennes et supérieures peuvent procéder à un reparamétrage de leurs aspirations écologiques. Leurs marges de manoeuvre sont amples et leur permettent de faire évoluer leurs vies dans le sens de leurs engagements écologiques : en intensifiant leurs engagements associatifs, en réorientant leur carrière professionnelle, en changeant leur mode de vie. Or, réduire son empreinte carbone en agissant sur sa consommation énergétique ou en améliorant son alimentation se révèle difficile, sinon impossible, pour la plupart des membres du Laboratoire d’idées Écologie.
Concernant le chauffage, par exemple, il est presque impossible d’agir lorsque l’on habite une passoire thermique. Pour se déplacer, il est difficile d’accéder aux transports publics et de posséder une voiture classée non polluante, puisque les coûts sont trop importants. Non seulement l’on n’a pas la possibilité d’agir, mais on est jugé et contrôlé, voire isolé. Ainsi, l’horizon écologique peut être vécu et interprété comme un horizon de renoncement. Pour éviter cet écueil, il a été question de valoriser un certain nombre de pratiques qui se déploient sans bruit et qui relèvent de la « débrouillardise » : réemployer les vêtements, récupérer les invendus alimentaires, arroser avec l’eau du bain, chauffer une seule pièce, etc.
Ce bricolage du quotidien, ces microsolutions écologiques5 constituent une expertise certaine. Néanmoins valoriser uniquement ces formes de débrouillardise du quotidien signifierait risquer de tomber dans une tension difficile à solder entre sobriété subie et sobriété choisie.
UNE LECTURE RADICALE DES ENJEUX DE TRANSITION ÉCOLOGIQUE
Ainsi, les membres du Laboratoire d’idées ont proposé une lecture critique, voire radicale, des enjeux de transition écologique et des orientations écologiques prises par les pouvoirs publics en mettant en exergue les contradictions et les injustices d’un modèle de société qui n’est plus durable, notamment en termes de surconsommation et de gaspillage. Ils se sont notamment demandé pourquoi ces gestes du quotidien ne sont pas considérés comme écologiques, dans la synthèse discursive dominante, alors qu’ils concernent le quotidien des plus démunis et qu’ils sont ancrés dans la sobriété et donc sont potentiellement plus en phase avec les exigences écologiques.
Cela se comprend par le fait que ces agissements et ces gestes écologiques du quotidien ne s’inscrivent pas dans la grammaire du discours dominant de la transition écologie, dont le paradigme sous-jacent reste un paradigme productiviste. En effet, le message institutionnel ce n’est pas « de ne pas consommer » ou « de consommer peu », mais de « consommer responsable » et donc de continuer à consommer.
RÉVÉLER CE SAVOIR COMPLÉMENTAIRE SUR L’ÉCOLOGIE
Pour intégrer de manière active les savoirs des personnes vulnérables dans le débat public et auprès des institutions, les membres du Laboratoire d’idées ont proposé une lecture critique des travaux Transition(s) 2050 réalisés par l’ADEME6 . Alors que l’agence nationale a dégagé quatre scénarii visant à conduire la France vers la neutralité carbone d’ici 20507 , les membres du groupe ont confronté ces propositions à leur vécu de grande pauvreté et ce qu’elles pourraient engendrer en matière d’externalités négatives et effets sociaux pour les plus pauvres8 .
Ces apports constituent un savoir complémentaire au point de vue situé des ingénieurs et des économistes qui ont rédigé ces scénarii et qui ne peuvent élargir le spectre des possibles à ce qu’ils ne connaissent pas. Même si le Laboratoire d’idées n’a pas terminé ses activités, cet espace de production de savoirs a déjà permis de déjouer les préjugés qui diminuent le niveau de crédibilité des personnes en situation de pauvreté auprès des décideurs ou des chercheurs.
Les savoirs des membres du groupe ont été intégrés comme des savoirs légitimes à prendre en compte, alors même que leur parole est constamment diminuée, dévalorisée et considérée comme illégitime. À plus long terme, vont-ils produire des connaissances pour de nouveaux imaginaires de la transition écologique ? Seront-ils audibles ? Leur intentionnalité environnementale et politique sera-t-elle reconnue ?
Cela nécessitera un réel déplacement épistémique, à savoir une conception du savoir élargie aux savoirs issus des plus vulnérables9 . Les populations directement concernées sur leurs expériences vécues de l’injustice environnementale pourront ainsi participer au débat public.
- 1Il persiste également un imaginaire qui considère ces populations comme peu concernées par la question écologique puisqu’elles n’auraient pas l’énergie pour y prêter attention, car déjà impliquées à résoudre leurs problématiques de survie économique. Cf. le postulat de la postmodernité de Ronald Inglehart. Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ? Presses Universitaires de Grenoble (PUG), 2018.
- 2Cf. « The parallel discursive arenas » de Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale, La découverte, 2011.
- 3Ce terme anglais, qui peut se traduire par « espace sûr », désigne un lieu, physique ou non, où les membres d’une communauté peuvent se retrouver et échanger sur leurs problématiques communes dans un cadre sécurisant.
- 4Tous et toutes sont militants de ATD et engagés dans des actions écologiques. On désigne comme « militants», les personnes en situation de grande pauvreté qui sont membres du mouvement ATD Quart Monde.
- 5Alex Roy et Gaëtan Mangin, « Sobriété : Et si on s’inspirait de ceux et celles qui la pratiquent au quotidien ? », The Conversation, 26 janvier 2023.
- 6ADEME, Transition(s) 2050 : Choisir maintenant, agir pour le climat, 2022.
- 7Ces travaux préconisent ainsi des transformations sur divers secteurs, dont l’alimentation, la mobilité et l’habitat.
- 8Le regard de militants Quart Monde sur les scénarii Transition(s) 2050 de l’ADEME, Département et Laboratoire d’idées Écologie et grande pauvreté. Projet réalisé de septembre 2022 à juin 2023 par les membres du Laboratoire avec le concours de Rozenn Hany.
- 9L’injustice épistémique consiste à nier la crédibilité d’un sujet en raison de certains attributs sociaux qui, en principe, ne devraient pas affecter son autorité cognitive, comme le genre, l’identité ethnique, le handicap, les vulnérabilités telle la pauvreté (Miranda Fricker, Epistemic injustice : power and the ethics of knowing. Oxford University Press, 2007). Pour le dire autrement, les personnes et leur parole peuvent ne pas être entendues ou crues, car elles appartiennent ou sont classées dans des catégories sociales discréditées.