La notion d'innovation sociale connaît un regain d’attention dans les milieux académiques, mais elle a un large écho à la fois auprès des acteurs de la société civile et des institutions politiques, nationales et internationales.
À titre d’exemple, ces dernières années, l’Union européenne a lancé au moins cinq projets de recherche sur l’innovation sociale, qui font suite à l’Open Book Of Social Innovation publié en 2008 et à l’étude de 2011 Stratégie Europe 2020 du Bepa (Bureau des conseillers de politique européenne). Dans ces publications, on préconise l’innovation sociale comme « une nouvelle solution à un problème social, qui a la particularité d’être plus efficace et soutenable » et comme « la création de nouvelles relations sociales et de partenariat qui impliquent les usagers dans la définition de l’offre de service ».
Il n’est pas anodin qu’une telle réflexion sur l’innovation sociale ait émergé en période de crise économique. On met ainsi l’accent sur la capacité de la société civile à répondre à des problèmes sociaux tout en donnant des dispositions afin que les États membres soutiennent ces initiatives. La preuve en France avec l’article 15 de la loi relative à l’Économie sociale et solidaire qui définit l’innovation sociale comme une recherche de solution à des problèmes non résolus par l’État ou le marché grâce à des projets alliant des objectifs et des moyens sociaux.
Dans cette perspective, l’innovation sociale est conçue comme un facteur de croissance mais cantonnée aux activités de service qui sont orientées vers la réduction du chômage, le développement humain, la cohésion sociale, la réduction des inégalités. Dans ce sens, l’intervention des initiatives portées par la société civile est considérée comme nécessaire afin d’imaginer des nouvelles solutions pour résoudre les problématiques sociales qui apparaissent avec la crise économique. L’innovation sociale, telle que « prescrite » par les pouvoirs publics européens aujourd’hui, véhicule donc un imaginaire vertueux quant à sa capacité à améliorer le bien-être des populations par les réponses apportées aux nouveaux besoins.
Retour sur les pratiques d’innovation sociale
Cette imbrication de l’innovation sociale dans un système d’innovation continuelle au service des finalités économiques ne va pas de soi, et il faut réinterroger les premiers écrits sur l’innovation sociale pour en proposer une lecture plus complexe, avec une toute autre connotation heuristique.
Dans un dossier spécial de la revue Autrement datant de 1981, on cherche à décrire toutes ces « révolutions minuscules » qui traduisent en pratiques les aspirations citoyennes exprimées auparavant dans la rue. Dans ces premiers écrits, on insiste sur l’invention de pratiques concrètes auxquelles l’on veut « conférer un sens », qui pourrait être celui d’une nouvelle conception de la démocratie par la création d’espaces d’autonomie. L’émergence de nouveaux modes d’implication, prenant en compte à la fois la subjectivité et les besoins personnels des acteurs ainsi que la pérennisation économique de leurs initiatives, amène aux premières conceptualisations de l’innovation sociale.
Dans deux numéros de la revue Informations sociales (n° 9-10 de 1976 et n° 9-10 de 1980), on propose une lecture des initiatives en lien avec les expérimentations autogérées issues de mai 1968, en les définissant comme des « innovations sociales qui expriment l’aspiration à des nouvelles valeurs susceptibles de mieux adapter la vie sociale à des besoins ignorés par les pouvoirs en place ».Ces innovations seraient de quatre types : les nouvelles pratiques de vie collective, la recherche de nouvelles formes de solidarité, les remèdes aux malfaçons du système économique et la citoyenneté active. Dans cette approche de l’innovation sociale, la dimension « subversive par rapport à un modèle social et aux pouvoirs installés » est mise en exergue pour montrer la force des engagements « hors normes ».
Ces travaux font écho à d’autres recherches datant de la même période, qui axent la portée de l’innovation sociale sur les évolutions des formes d’organisation du travail, visant à une plus grande participation et représentation des salariés, et qui débouchent sur des formes coopératives et autogérées. Dans un « Que sais-je ? » dédié à l’innovation sociale, Chambon et alii (1982), proposent une analyse synthétique du débat en cours et notent tout d’abord « qu’innover n’est pas faire nouveau, mais faire autrement, proposer une alternative » en vue d’une transformation sociale. Or, dans le cas des innovations sociales portées par un groupe d’acteurs pour développer des actions à destination d’un public particulier (personnes en difficulté, populations exclues…), la façon d’agir autrement réside dans la place accordée aux publics.
Si ces initiatives naissent du repérage et de la prise de conscience d’un besoin précis, et cherchent à y répondre de la manière la plus adaptée, la « participation active de la population » à chaque étape du processus est envisagée comme nécessaire : l’innovation sociale traduit en pratique l’ambition que toutes ces initiatives collectives ont de renforcer le pouvoir d’agir et d’autodétermination des publics marginalisés, ainsi que de porter un projet de transformation sociale et démocratique.
On l’aura compris, dans ces travaux pionniers, les innovations sociales sont des pratiques alternatives qui proposent une organisation plus participative et égalitaire des espaces de production des biens et des services, et qui produisent d’autres modèles normatifs, alternatifs à l’État et au marché. Pour autant, la crainte du risque d’institutionnalisation traverse ces travaux. Ainsi, dans un écrit de 1976, Belorgey s’exprime ainsi : « Les inventeurs professionnels ou non devraient progressivement parvenir à imposer une certaine dénormalisation comme propre de leur action et de leur fécondité. »
Pour tous ces observateurs, les initiatives collectives des femmes, celles des habitants dans les quartiers populaires, les initiatives d’éducation alternative, ne sont que des exemples du « caractère subversif et utopique » des innovations sociales.
La question de la transformation sociale
Cependant, la question de la transformation sociale questionne les modalités d’interaction avec les pouvoirs publics ainsi que la capacité de l’institution à se transformer sous l’impulsion citoyenne. Pour certains, les initiatives de pratiques innovantes portent en elles un projet de société qui a vocation à fonctionner comme un modèle d’action et de changement, alors que pour d’autres, cette capacité d’intervenir dans un processus de changement politique et social est inconciliable avec le caractère innovant.
Comme le souligne Chambon , en résumant les enjeux du débat, « la question reste de savoir jusqu’où les pouvoirs publics, les institutions traditionnelles et les spécialistes sont prêts à aller dans la concession partielle de leur pouvoir, et dans quelle mesure les promoteurs acceptent de jouer les doublures de talent » (1982). Les innovations sociales sont identifiées comme des formes de protestation en actes qui visent à répondre, certes, à des besoins, mais par l’affirmation d’autres modalités de production, distribution et consommation de biens et de services, dont l’aspiration est de changer le paradigme dominant en faveur d’une démocratisation de l’économie.
Le rôle canalisateur des institutions politiques
Les institutions voient davantage dans les innovations sociales un rôle de substitution de la société civile aux défaillances des acteurs publics en termes de réponse aux besoins. En masquant la portée politique intrinsèque à une certaine conception de l’innovation sociale, les pouvoirs publics insistent davantage sur la nécessité d’un traitement social des dégâts engendrés ou accentués par la crise.
On voit donc apparaître un appel très explicite à la créativité et à la capacité d’expérimentation des organisations de la société civile, qui vise à solliciter leur implication directe dans les nouvelles politiques de soutien de l’innovation sociale et à valoriser leur rôle décisif dans le cadre des politiques de protection sociale, d’insertion professionnelle et de promotion de l’égalité pour les populations les plus démunies . Trois critères en particulier sont mis en exergue pour caractériser l’innovation sociale : concevoir et implanter des services susceptibles de satisfaire des besoins non couverts antérieurement, introduire de nouvelles pratiques démocratiques dans l’organisation, et créer de nouvelles interfaces avec les destinataires des services. L’innovation sociale consiste donc à fournir des services sociaux d’une autre façon, pour répondre aux défis actuels et futurs dans la société.
Une transformation sociale en acte
Une grande majorité de ces innovations sociales a une visée d’ordre politique. Le but de leurs initiatives ne s’arrête pas à la satisfaction de besoins existants, mais vise à questionner le système économique et politique à travers la délibération collective dans des micro-espaces publics. La capacité de la société civile à trouver des solutions innovantes de type bottom-up afin de répondre à des problèmes locaux et aux intérêts et valeurs des communautés impliquées réside dans la mobilisation d’un débat entre les personnes concernées qui apportent des compétences et des savoirs.
Le potentiel d’innovation sociale se concrétise alors dans la mise en œuvre de modes de gouvernance capables de traduire la portée des nouveaux référentiels d’action (gouvernance élargie aux usagers, participation des salariés, autogestion) qui veulent être exemplaires et montrer qu’un changement est possible et viable. Dans ce sens, l’innovation sociale se spécifie à la fois par le caractère novateur d’une solution préconisée, induisant l’intensification des coopérations entre acteurs, et par le projet de société porté par les acteurs.
Faire valoir « un changement de société »
Les initiatives innovantes telles que les crèches parentales, les transports écologiques, les dispositifs d’accompagnement à l’insertion, l’habitat coopératif, le commerce équitable, les services de proximité, les épiceries solidaires, etc., supposent une prise de conscience de l’importance des finalités poursuivies et de la nécessité de les faire valoir dans l’espace public. Les engagements des acteurs dans ces initiatives impulsent un changement démocratique qui vise à proposer des alternatives.
La portée de l’innovation sociale dépend donc largement de sa capacité à influencer et agir sur les politiques publiques par un questionnement plus général sur la pertinence d’un système économique de marché généralisé, qui produit des inégalités sociales dans les champs environnemental, social et socio-économique. La visée démocratique et créatrice de ces initiatives s’inscrit dans un processus de transformation sociale, qui réside dans « la capacité à envisager d’autres options que la reproduction et contribue à la transformation des organisations et des institutions » .
Dans ce sens, il est possible de parler de co-construction d’un espace d’action publique, dans lequel les acteurs de la société civile et les pouvoirs publics sont parties-prenantes d’un processus de redéfinition des modes de gouvernance publique, capable de questionner le système en place. Ce processus de reconfiguration du cadre institutionnel, bien qu’inéluctable, peut être très lent : «
L’opposition entre les pratiques innovantes et l’adhésion prolongée à un modèle qui correspond de moins en moins à la réalité – ce qui révèle l’intransigeance de ses défenseurs – finit par s’effondrer, même si le modèle cohérent à mettre en place reste à inventer. » Le processus de transformation sociale et politique induit par les innovations sociales est donc à concevoir comme un processus de subversion, tel que théorisé dans les premiers travaux sur la question, mais également de confrontation et d’articulation avec les pouvoirs publics, dans lequel les innovations sociales ont un rôle central pour « instituer de nouvelles pratiques, normes et règles, qui sont fondées sur des valeurs de solidarité » (Bouchard, 2006).
L’innovation sociale : réparatrice ou transformatrice ?
Dans la première conception, on met davantage l’accent sur l’apport de l’innovation sociale en termes de réponses à des problèmes sociaux, notamment en temps de crise économique. Ainsi, les innovations sociales répondent à des demandes auxquelles ni l’État ni le marché n’ont su ou voulu apporter des réponses. C’est une vision réductrice dans laquelle se cantonne actuellement l’imaginaire européen de l’innovation sociale.
Dans la conception transformatrice, en revanche, on considère que la résolution de problèmes sociaux, apportée par les innovations sociales, s’inscrit dans une perspective plus large de transformation du cadre institutionnel. Ces innovations sociales portent en elles un projet de société qui questionne la nature de la crise et les raisons des problèmes sociaux qu’elle génère.