Numérique et médias

La transition numérique du monde de la santé

Tribune Fonda N°244 - Les invisibles de la santé - Décembre 2019
La Fonda
Pour une transition numérique utile, éthique et durable des associations du secteur social, sanitaire et médico-social.
La transition numérique du monde de la santé

Cet article est la synthèse d’une table ronde organisée par Nexem et la Fonda le 8 juillet 2019 avec pour objectif d’approfondir la réflexion prospective et stratégique en matière de transition numérique. Cette table ronde réunissait Olivia Lejosne Lilette, coordinatrice Nord-Est chez HelloAsso, Jacques-François Marchandise, délégué général de la Fing, Lisa Neddam, de la direction RSE d’IBM, Nils Pedersen, au titre de vice-président du Social Good Accelerator et Christian Viallon, expert du numérique auprès de Nexem. La table ronde était animée par Charlotte Debray, déléguée générale de la Fonda, et Sabine Poirier, chargée de projets Innovation chez Nexem.

La synthèse est proposée par Claire Rothiot, chargée de communication de la Fonda.

 

La transformation numérique de la société soulève de nombreuses questions d’ordres éthique, social, économique et politique. L’impérieux encouragement à cette évolution a produit des effets ambivalents. Dans ce cadre, de quels leviers les organisations, souvent associatives, du secteur social, sanitaire et médico-social, disposent-elles pour engager une transition numérique à la fois utile, durable et responsable ?


La transition numérique : enjeux, usages et pratiques


Pour Jacques-François Marchandise, la transition numérique porte en elle des enjeux politiques, économiques et sociaux, ambivalents et stratégiques. La transition numérique est au croisement de questions technique, de gouvernance (organisation centralisée ou distribuée des services) et de modèles économiques (gratuits ou payants, impliquant l’usage ou non des données). La transition numérique peut être une dynamique « agie » ou « subie ». Avec l’essor du numérique ces vingt dernières années, les jeux d’acteurs ont été bousculés : le numérique peut favoriser le contrôle comme le développement du pouvoir d’agir. Deux grandes articulations permettent d’appréhender le phénomène : le rapport entre individu et collectif, et l’échelle, mondiale à locale.

Dans la transition numérique, la vitesse est un élément discriminant ; il y a un effet d’accélération et d’injonction qui peut produire le sentiment « d’être dépassé ». Si les usages numériques se sont démocratisés, il n’en demeure pas moins que leur multiplication et leur prééminence posent question. Selon les cas, en effet, le numérique peut s’avérer « capacitant », facilitant ou empêchant.

Enfin, la « massification » des usages numériques s’est accompagnée d’un accroissement des difficultés et des peurs : autour de l’usage des données personnelles, autour des contenus diffusés, ou encore porteuses de menaces sur la sécurité, le travail, la santé.


Les usages du numérique en santé


Le secteur sanitaire, médico-social et social est principalement composé d’organismes de droit privé - notamment des associations - agissant en « délégation de service public » (DSP) avec un financement de l’État. On recense dans le secteur : des établissements sanitaires, de protection de l’enfance, d’accueil et d’hébergement de personnes âgées ou en situation de handicap, et des établissements sociaux (aide à l’insertion, accès aux droits, lutte contre l’exclusion…).

C’est un monde très « atomisé », rappelle Christian Viallon : parmi les quatre mille structures présentes en France, 80 % ont moins de cinquante salariés. D’autres comme l’APF France handicap ou la Croix-Rouge française ont des milliers de salariés et des milliers de bénévoles.

Le secteur est assez ancien et s’est développé pour l’essentiel à partir d’initiatives parentales et bénévoles avec, à la fin des années 1950, une forte création d’établissements. Depuis 2009, le développement des structures s’intègre dans un schéma régional piloté par les agences régionales de santé, qui déploient la politique de santé publique et régulent l’offre de santé, à travers l’attribution des financements notamment.

Aujourd’hui, les politiques publiques incitent à la fusion des organismes et au développement d’une offre de parcours de soin et d’accompagnement individualisé. Corollaires de cette évolution, le passage à une logique de « plateforme » et la transition numérique des organisations du secteur sont fortement encouragés par l’État. Une trajectoire bien souvent ressentie comme « à pas forcé » par les acteurs du secteur, et sans que les moyens financiers et humains ne soient réunis pour que celle-ci s’effectue dans de bonnes conditions. Dans ce cadre, la tête de réseau joue un rôle majeur dans l’accompagnement de ses structures adhérentes et sur les territoires pour réussir cette transition.

La transition numérique du secteur s’effectue non sans difficultés. À la hauteur des enjeux (le secteur manipule quotidiennement des milliers de données personnelles et sensibles) s’ajoutent les freins rencontrés par les structures associatives pour prendre à bras-le-corps la question numérique1 . Les années 2010-2015 marquent l’essor de l’informatisation du secteur, avec l’apparition de logiciels métier. Les établissements ne disposent alors pas, ou peu, de ressources humaines dédiées et de vision stratégique dans le domaine ; aussi cette informatisation se fait-elle dans une forte dépendance vis-à-vis des prestataires externes, notamment des « Gafam », et loin de tout pilotage et accompagnement gouvernemental.

Ainsi, le plan « Établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS) numérique » a été lancé en avril 2019 seulement, prévoyant vingt-cinq mesures et une enveloppe de trente millions d’euros, sans directives opérationnelles précises toutefois. Le secteur s’est longtemps retrouvé livré à lui-même avec, du point de vue des pratiques en établissements, un transfert des usages privés pour combler l’absence de dispositifs adaptés aux professionnels. Un grand nombre de structures utilisent ainsi Google Drive, Facebook et WhatsApp, ce qui n’est pas sans poser un problème en matière de protection des données.

Des inconnues demeurent aujourd’hui : comment les politiques publiques vont-elles évoluer sur la question des données de santé ? Quels seront les effets à long terme de l’injonction à la transformation numérique, associée aux politiques d’économie budgétaire ? La transformation numérique du secteur doit aussi passer par une structuration renouvelée du secteur, via l’évolution, par exemple, des conventions collectives et réglementations, et par la transformation des métiers.


Favoriser une transition numérique utile et responsable


Dans ce cadre, l’enjeu est de favoriser un passage au numérique en considérant autant les opportunités qu’il apporte que ses effets indésirables.


— Remettre l’« utilisateur » au cœur de sa stratégie numérique

Un des grands enjeux est de parvenir à placer les utilisateurs (personnes en contact avec une interface numérique : bénéficiaires, salariés, bénévoles, parties prenantes...) au centre du dispositif. Il s’agit, par exemple, de renforcer l’accès aux soins et de proposer un parcours d’accompagnement adapté aux besoins de chacun. Pour les salariés et bénévoles, le numérique peut servir la gestion, la collaboration interne. Pour Lisa Neddam, il faut valider la réponse au besoin avant de déployer la technologie, dans une démarche appelée design thinking, c’est-à-dire en impliquant les utilisateurs dans le processus de création des solutions, numériques ou non. De cette manière seulement, les nouvelles technologies peuvent résoudre des problèmes humains et fonctionnels.

L’efficience numérique est souvent considérée comme une menace par les salariés de l’entreprise (risque de voir la machine remplacer l’humain). Ainsi, permettre aux collaborateurs de prendre part à la stratégie numérique est également une manière de lever les résistances, en élaborant des solutions qui transforment les métiers dans une démarche sociale et de bénéfice pour l’employé. Le manque de temps est aussi un frein au changement : dans ce cas, le gain en compétences numériques peut permettre de convaincre.

Plus globalement, « l’animation d’une communauté d’échanges autour du numérique est un levier d’adhésion », confie Olivia Lejosne Lilette. Les têtes de réseau ont tout intérêt à développer le partage de bonnes pratiques et la « pair-émulation » entre les différents usagers de leurs établissements. L’idée n’étant pas d’imposer une solution mais de la co-construire.


— Développer une communauté entre acteurs de la « tech » et de la « good » 

Une autre piste pour encourager le développement de solutions numériques adaptées aux besoins des utilisateurs du secteur social et de la solidarité (le secteur de la good) est de sensibiliser davantage les acteurs du numérique (acteurs de la tech) aux réalités vécues par les personnes pour lesquelles ils développent des outils. « Il s’agit de faire évoluer les représentations que les deux mondes se renvoient », témoigne Nils Pedersen.

Pour cela, il faut créer des espaces de rencontre et faciliter les échanges, car acteurs de la tech et acteurs de la good ne partagent pas le même langage. L’enjeu est d’amener les premiers à s’interroger sur le sens qu’ils donnent à leurs innovations et les seconds à mieux considérer les progrès que la technologie peut apporter, puis de les inciter à travailler ensemble et en confiance. Cette évolution doit être encouragée localement mais également à grande échelle, car derrière ce phénomène se pose la question du financement des associations, qui peinent à faire reconnaître la capacité de transformation et d’innovation de leurs projets.


En conclusion, il est nécessaire de donner du sens à sa transition numérique. De nombreux défis sont à considérer : effets sur le travail et le bien-être, accès renforcé ou création d’une fracture, impact économique, pérennité des solutions déployées, mais également empreinte écologique... Pour les aborder sereinement, les organisations doivent solliciter l’intelligence collective et se doter de valeurs et de principes d’action communs. La transition numérique, avant d’être technique, est culturelle : elle pose la question du modèle de société que nous souhaitons, pour aujourd’hui et demain.

  • 1Des freins existent à la transition numérique des associations, comme en témoignent les travaux de Solidatech et de Recherches et solidarités (La place du numérique dans le projet associatif en 2019) : manque de temps, résistances internes, manque de compétences, manque de moyens…
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