Numérique et médias

Numérique et action sociale : entre espoirs d’inclusion et crainte de déshumanisation

Tribune Fonda N°265 - S’engager contre l’Autre - Mars 2025
Victor Baysang-Michelin
Victor Baysang-Michelin
Et Emmaüs Connect
Au printemps 2024, Emmaüs Connect a réalisé avec l’aide de la Fonda, l’UNAFORIS, l’UNIOPSS et la Mission Locale de Charleville-Mézières une enquête auprès de plus de 2 500 professionnelles du secteur de l’action sociale et de l’insertion sur leur usage quotidien du numérique et leurs visions de l’avenir. À l’occasion de la journée mondiale du travail social, les cinq associations publient les résultats de cette enquête qui interrogent les effets du numérique sur les métiers de l’action sociale, mais aussi sur les limites de la dématérialisation dans un contexte de fracture numérique.
Numérique et action sociale : entre espoirs d’inclusion  et crainte de  déshumanisation
Médiation numérique dans les locaux d’Emmaüs Connect © Jimmy Beunardeau

 

Un numérique transformateur

Sans surprise pour quiconque connaît le secteur, le numérique a profondément modifié les métiers de l’action sociale et de l’insertion. Selon les résultats de l’enquête menée courant 2024 par Emmaüs Connect avec le soutien de la Fonda, l’UNAFORIS, l’UNIOPSS et la Mission Locale de Charleville-Mézières, les répondantes1  observent des effets considérables du numérique sur leur travail quotidien. 

58 % des répondantes soulignent que la diffusion des outils numériques a transformé leur métier sur le plan organisationnel. Le numérique a ainsi fluidifié la circulation de l’information comme les communications internes et externes. 

La réduction des délais de traitement dans les démarches administratives, en particulier celles d’ouverture de droits, est aussi mise en avant. Les répondantes s’enthousiasment également de la levée de certains freins à l’accompagnement permise par le numérique : la visioconférence pour les publics isolés géographiquement ou les traducteurs automatiques pour les personnes allophones par exemple. 

Cet aspect facilitateur du numérique lui confère une perception globalement positive auprès des professionnelles du secteur. 

Dans le cadre de l’enquête, plus de 80 % des répondantes déclarent bien vivre la numérisation de leurs pratiques professionnelles. 

Les transformations induites par le numérique se ressentent également dans le rapport entre les professionnelles et les personnes en situation de précarité, et bien souvent d’exclusion numérique2 , qu’elles accompagnent. Elles sont plus de 80 % à déclarer agir quand elles font face à des personnes en situation de précarité numérique. La médiation numérique prend une importance croissante dans l’exercice de leur profession. 

Derrière les promesses d’accessibilité, une dégradation du lien humain

Derrière cette fragile perception positive, la numérisation croissante du secteur est source d’importantes difficultés et d’inquiétudes pour les répondantes. En effet, en « dématérialisant » les démarches et en supprimant dans le même temps un grand nombre de guichets humains, l’État a entraîné un report de la charge administrative sur l’usager. 

Un grand nombre de personnes précaires sont également en situation d’exclusion numérique et ne sont pas en mesure d’absorber une telle charge administrative par manque de connexion, d’équipement ou de compétences. 

Les témoignages recueillis dans l’enquête soulignent que cette charge s’est donc reportée sur les professionnelles de l’action sociale et de l’insertion qui compensent de nouvelles vulnérabilités créées par la puissance publique. Leur accompagnement est alors réduit à un rôle de médiation numérique ou d’assistance administrative au détriment du travail social qui était leur cœur de métier. 

Le numérique est ainsi pointé du doigt par les répondantes comme ayant pour conséquence de réduire le temps consacré à l’accompagnement social. La promesse initiale d’un numérique émancipateur permettant de dégager plus de temps à la relation avec l’usager n’est pas tenue. 

Les professionnelles soulignent au contraire que la numérisation a contribué à alourdir la charge de travail en servant de prétexte à une hausse du nombre de tâches de reporting. Le numérique rend dans le même temps le contournement de certaines rigidités administratives plus difficile. 

Par ailleurs, s’ils ont permis de faciliter l’accompagnement de certains publics, les outils numériques ont également créé une distance avec certains usagers. Si la visioconférence peut être préférée à l’échange physique, l’écran peut aussi être perçu comme une barrière avec la travailleuse sociale. 

Les effets du numérique dans la relation qu’entretiennent les professionnelles de l’action sociale et de l’insertion avec les personnes qu’elles accompagnent sont d’autant plus importantes que ces professionnelles désignent le lien humain comme étant le cœur de leur métier, ce qui lui donne son sens. 

Il n’est ainsi pas surprenant qu’elles soient 51 % à estimer que la perte du lien humain est aujourd’hui le plus gros frein induit par le numérique dans leurs pratiques professionnelles. 

Des solutions identifiées malgré un futur qui inquiète

Plus que jamais d’actualité avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, l’évolution du numérique dans le métier semble encore être source d’inquiétude. 

Près de 60 % des répondantes associent le numérique de demain à une émotion négative comme la peur, la crainte, l’inquiétude, un sentiment d’isolement ou de déshumanisation. 

Seules 21 % des répondantes évoquent des émotions positives telles que l’espoir ou la curiosité. 

Les inquiétudes portent principalement sur le risque d’une exclusion accrue des publics précaires, alimentée par une approche technosolutionniste du travail social. L’intelligence artificielle serait alors vue comme une solution à tous les maux et risquerait d’éclipser l’accompagnement humain. 

La question de la sécurité des données est également un sujet de préoccupation récurrent, tandis que le manque de moyens freine l’adaptation des professionnelles aux évolutions technologiques. 

Interrogées sur leurs attentes autour du numérique, les répondantes préconisent un meilleur accompagnement des publics en situation d’exclusion numérique. Elles insistent sur la nécessité de réintroduire une dimension humaine dans les administrations et de mieux former les travailleuses sociales aux outils numériques. 

Loin du cliché d’un secteur social réfractaire à la technologie, les professionnelles ne rejettent pas le numérique, mais appellent à une réflexion sur son usage. Elles en proposent une vision alternative, celle d’un outil facilitateur qui améliorerait le travail social, libèrerait du temps pour un accompagnement de qualité et préserverait ce qui fait l’essence même de leur métier : le lien humain.

→ Lire l'étude complète

  • 14 personnes sur 5 qui ont répondu à l’enquête s’identifient comme des femmes, ce qui est cohérent avec la sociologie du secteur de l’action sociale et de l’insertion. Les résultats du rapport, tout comme cet article, sont donc rédigés au féminin universel.
  • 2Le lien entre exclusion numérique et précarité sociale est régulièrement documenté, notamment par le Baromètre du numérique. Lire à ce sujet, Arcep, Arcom, CGE et ANCT, Baromètre du numérique, 2023.
Étude