Après avoir travaillé sur la nature et les effets de l’engagement dans les associations, un comité de réflexion de la Fonda a estimé qu’il était important de rencontrer des associations regroupant des populations partageant une même culture, qu’elle soit d’origine religieuse ou autre, ou des populations dont la venue en France est plus ou moins récente, appartenant ou non à ce qu’il est convenu d’appeler les « minorités visibles ».
Au départ, l’interrogation portait sur la place et le rôle de ces dernières associations ouvertes à des populations françaises issues d’une immigration plus ou moins récente. Il était constaté que l’engagement dans ces associations participe d’un besoin ou d’une demande d’affirmation, de construction ou reconstruction de l’identité ; l’appartenance à des associations de ce type est indéniablement facteur d’identité et d’insertion.
Au fil des auditions et des réunions, ce questionnement de départ – à savoir l’appartenance à l’association comme facteur d’identité et d’insertion – a évolué pour devenir : pourquoi l’identité en France aujourd’hui, fait-elle problème ? En effet, ces associations que l’on qualifie parfois rapidement d’« identitaires » se sont aussi développées ou maintenues en réaction à ce qui apparaît comme un déni d’insertion et d’intégration qui perdure aux yeux de certaines d’entre elles ou de certains de leurs membres.
Identité d’origine et intégration
Les populations immigrées, à leur arrivée en France durant le XXe siècle, ont été d’abord dans une posture de survie : gagner leur vie, s’installer en France le moins mal possible et y cultiver leurs racines essentiellement par des sociabilités avec d’autres ressortissants de leur pays d’origine. Les générations suivantes ont été généralement dans une autre situation, dans la mesure où les processus d’insertion dans le pays d’accueil se mettaient généralement peu à peu en place. La société française, contrairement à d’autres pays, prône un système républicain qui ne reconnaît pas officiellement les minorités. Après la première intégration réalisée par les parents, les générations suivantes doivent se normaliser, adopter les comportements de la société qui les entoure, se fondre en quelque sorte dans l’environnement qui est désormais le leur, c’est ce qu’on a appelé la politique d’assimilation, avant de parler ensuite d’insertion ou d’intégration. Les parents, ayant trouvé, souvent difficilement, une place, ont tendance à dire à leurs enfants : « Vous êtes en France et maintenant foncez ».
Face à ces exigences de normalisation, un malaise réel peut s’installer dans ces générations. On fera l’hypothèse que plus la réussite dans l’insertion économique et sociale est difficile, plus il y a, à ce niveau, un sentiment d’échec, plus le malaise est grand sur le plan de l’identité. Pour ceux qui se sont intégrés sans grande difficulté, la question de l’identité se pose néanmoins. Leur origine, l’histoire de leurs parents les marquent profondément ; ils ont parfois du mal à se situer à la fois dans une continuité et en même temps à assumer une certaine rupture pour adopter les comportements de la société ambiante.
On constate que l’équilibre se fait, lorsque, dans le même temps, les conditions sont réunies à la fois du maintien d’une identité explicite en rapport avec l’origine et d’une appartenance à la société française : se sentir d’autant plus français qu’on a bien conscience d’être aussi portugais, berbère, marocain ou juif…
En rupture explicite avec un « intégrisme républicain » qui constitue le fond culturel de la droite et de la gauche, le Conseil représentatif des associations noires de France prône la construction de « l’universel par la reconnaissance de la différence ». Construire un socle de valeurs partagées, non par une assimilation qui est la négation de la différence, mais par la reconnaissance des différences. L’identité est à concevoir comme une identité d’arrivée et non de départ, une identité nationale à composer.
L’influence des pays d’origine
Laissons de côté les cas limites de pays qui s’immiscent dans la vie des associations impulsées par leurs ressortissants, quelle que soit leur proximité historique, ainsi des Portugais fuyant la guerre coloniale et faisant l’objet d’une surveillance à distance. Il est avéré que le pays d’origine – même pour les générations nées en France – est l’objet de fantasmes : le rêve d’un retour est souvent illusoire, même s’il se nourrit de visites régulières au pays, de la propriété d’une maison de famille que l’on entretient comme un possible refuge. Il en est ainsi d’Israël pour les juifs, du Maroc pour les Marocains ou du Portugal pour les Portugais. Ils savent qu’ils resteront vraisemblablement en France et que leur vie est à construire ici.
On constate que certaines associations essaient de resituer cet attachement à l’identité, à la culture et/ou au pays d’origine dans un espace plus large. Ainsi, les Portugais de France parlent d’un grand espace lusophone, les Berbères de France renvoient à l’importance de l’espace transfrontalier peuplé par les berbères, sur toute l’Afrique du nord et au-delà.
Le contexte national et international
L’importance de l’engagement associatif, lié au maintien ou à la reprise d’une identité d’origine, dépend aussi des contextes national et international. Ainsi l’Union des étudiants juifs de France a eu un recrutement relativement faible jusqu’à l’Intifada. Des jeunes qui n’avaient jamais milité jusque là se sont alors inscrits, à la recherche d’un lieu où partager un certain nombre de choses. Ce phénomène a entraîné un grand développement de la vie associative juive, accompagné d’un certain repli communautaire, alors même qu’une partie des générations nées en France n’avaient plus de culture juive proprement dite. Ceci dit, l’identité juive se vit dans des lieux sociaux divers : associations culturelles, club de vacances, associations de cadres, de patrons, de solidarité, etc.
Lorsque la société française s’est mobilisée et a affiché son rejet de l’antisémitisme, il y a eu, au sein de la communauté juive, une prise de conscience de ce qu’une attitude de repli ne serait pas bénéfique pour l’intégration : des militants sont alors repartis à la conquête des espaces publics délaissés afin de les transformer. Ils se sont investis dans des associations en faveur de populations en difficulté en France ou à l’étranger. Ils le font pour des raisons morales et politiques, mais aussi pour donner une autre image de la communauté juive.
L’environnement social joue donc un rôle non négligeable. L’image que la société renvoie à ces populations d’« origine étrangère », française depuis souvent plusieurs générations, est fondamentale pour leur permettre à la fois d’exprimer leur identité et de participer à la construction de la vie sociale. à cet égard, le regard que portent sur eux les associations de leur environnement est facteur ou non d’insertion. On ne peut cependant minimiser les difficultés d’ouverture des uns aux autres. C’est ainsi que les associations qui regroupent des populations de même origine se posent la question de s’ouvrir à d’autres. à quelles conditions peuvent-elles s’ouvrir, tout en permettant à leurs membres de construire une identité en s’insérant dans la société ? Une association juive par exemple se demande jusqu’où peut aller son recrutement de personnes non juives, pour que l’association ne perde pas son identité juive. Dans le cas d’associations de service qui ont besoin d’un personnel nombreux, la question se pose avec une certaine acuité.
Le contexte international tient aussi un rôle important. Dans les quartiers difficiles, où la mixité sociale ne posait pas vraiment problème jusque là, les conflits et les tensions du Moyen-Orient ont engendré un antisémitisme rampant qui a renforcé le lien à Israël et provoqué une montée de l’intégrisme. Le culturel est alors en quelque sorte remplacé par le religieux. La situation internationale pèse également sur les juifs comme sur les musulmans.
Les Portugais, pour beaucoup hostiles au régime de Salazar que certains avaient fui, étaient maintenus en communauté par un encadrement interne et une surveillance des fonctionnaires du consulat, mais aussi par un sentiment d’injustice au regard de la situation économique et sociale qui était la leur en tant que travailleurs. La timidité des militants syndicaux français vis-à-vis de la défense des ouvriers portugais exploités ont amené ceux-ci à créer leurs associations de défense, mais aussi des associations culturelles et sportives. Longtemps marginalisés, les Portugais se donnaient des associations entre eux, alors que l’intégration aurait pu passer par une réelle mixité des associations sportives ou culturelles des quartiers. La chute du régime de Salazar, l’amélioration de leurs conditions de vie ont permis une ouverture sur la société française.
À les entendre, les associations de Berbères de France n’ont en général pas de problèmes importants d’intégration : les Berbères ont toujours eu un lien très fort avec la France ; ils ont toujours été influencés par elle et les valeurs qu’ils prônent, en particulier la discrétion, a peut-être aidé à cette intégration.
Le cas des Noirs est particulier. Le Conseil représentatif des associations noires de France affirme que du fait de l’esclavage et de la colonisation, il existe moins un problème noir en France qu’un problème de la France avec ses populations noires. Cette population est majoritairement perçue comme un corps social étranger à la société française et appréhendée sous le prisme réducteur du couple immigration/intégration, malgré l’ancienneté de la présence en France de la plupart de ses membres.
Les rapports avec les pouvoirs publics
Ils sont fluctuants selon les périodes et ambigus. Dans certaines collectivités locales à forte minorité d’origine étrangère, certains élus locaux ont appris à tenir compte de ces populations, d’autant plus qu’elles deviennent progressivement électrices. Ainsi, les Portugais qui ont été auditionnés ont affirmé qu’après des rapports conflictuels avec la municipalité, ils ont réussi à s’imposer lors d’un changement de majorité et, depuis lors, ils ont des rapports satisfaisants avec la collectivité locale. La politique municipale de soutien et de reconnaissance de la communauté portugaise a facilité son intégration dans la société française.
Il reste que de leur part et de celle de l’état, une suspicion subsiste. La peur du communautarisme, opposé au modèle prôné d’« intégration républicaine » conduit les services responsables du soutien aux associations à une très grande prudence dans leur approche. Les militants d’associations musulmanes se plaignent d’être facilement assimilés à des associations intégristes, alors qu’elles se pensent françaises et musulmanes.
Les pouvoirs publics semblent également hésitants dans leurs rapports avec les associations noires. Celles-ci sont identifiées, non au travers de leur origine géographique mais par la couleur de leur peau. Comme l’indique, le Comité représentatif des associations noires, c’est finalement moins la couleur qui les identifie que la situation économique et sociale qui est la leur, situation souvent très défavorable, liée aux discriminations dans tous les domaines qui est leur lot. Il ne faut donc pas parler d’intégration en ce qui les concerne, mais d’acceptation. Pour ne pas être accusés de favoritisme, les pouvoirs publics ont tendance à traiter toutes les associations avec une certaine distance et sur le même pied sans chercher à savoir ce qu’elles recouvrent réellement. Ces associations ne se sentent pas insérées, au même titre que les autres, dans l’espace public français. Les rapports entre les pouvoirs publics et ces associations tentent de se situer entre deux pôles extrêmes : une distance soupçonneuse et une proximité qui risque d’être vécue comme un contrôle ou une récupération.
Le rôle des associations
Le rôle des associations dont il vient d’être question est capital. à la première génération, il ne s’agit pas forcement d’associations, au sens légal du terme, puisque les associations étrangères n’ont été autorisées qu’en 1981, mais de groupes d’inter connaissance et de même origine. Ces groupes sont d’abord d’entraide sur divers plans et d’expression culturelle, voire de défense, fortement identitaire. Chez les Kabyles, pour la génération des 40-60 ans, les réunions se transforment en groupes de parole où s’expriment la mémoire et les problèmes.
Pour les générations plus jeunes, elles jouent un rôle très important de transmission de la langue, de la culture, sans oublier la connaissance des origines. Mais, certaines d’entre elles, convaincues de l’importance de cette prise d’identité à partir de leur racines, sont conscientes du risque d’enfermement sur une culture passée, de fermeture par rapport à la société française, et donc de difficultés d’intégration pour les jeunes, écartelés entre deux cultures. Elles cherchent donc à s’ouvrir sur l’extérieur en accueillant des membres d’autres origines, en réalisant une certaine mixité en leur sein, en organisant des voyages, des compétitions ou rencontres avec d’autres groupes, etc. Il s’agit à la fois d’affirmer la richesse de la culture d’origine, de développer la fierté d’appartenir par ses parents à ces communautés, et sûrs de soi, de s’approprier tout ce que le nouveau pays peut apporter et de s’en sentir partie prenante.
Les associations sont un « sas » qui permet l’intégration de deux identités qui se fortifient au lieu de se combattre. Les associations sont un lieu d’appartenance pour les jeunes en particulier d’origine étrangère. Elles leur restituent la langue, les pratiques culturelles, un espace social et de solidarité. Elles luttent en même temps contre une possible ghettoïsation. C’est ainsi que la Coordination des associations berbères de France revendique la laïcité comme valeur de base, permettant à toutes les options de se vivre paisiblement au sein de l’association (lors des fêtes, alcool et porc cohabitent avec jus de fruit et viande hallal). L’Association portugaise de Pontault-Combault entraîne ses jeunes à Grenoble ou au Brésil. L’association juive Ose s’ouvre à des adhérents non juifs. Le Comité représentatif des associations noires, contrairement aux vœux de certains qui voulaient enfermer l’association dans la défense de la couleur de la peau, cherche à s’adresser, bien au-delà, à l’ensemble de la société française. Cependant, pour les communautés les mieux insérées, les associations sont confrontées à l’évolution des comportements et aux évolutions de la société française. Les adhérents ont souvent une attitude consommatrice. Ils recherchent un produit mais ne sont pas prêts à le prendre en charge.
La double question qui se pose reste la suivante : jusqu’où ces associations peuvent-elles s’ouvrir, sans perdre leur raison d’être et sans risquer d’entraver la possibilité, pour elles, d’œuvrer pour une reprise d’identité ? La société française, à travers ses pouvoirs publics et sa société civile, peut-elle progresser dans la connaissance fine et l’accueil des associations qui assurent à la fois une fonction de reprise d’identité et d’intégration ?