Associations et entreprises

La nouvelle économie en partage

Tribune Fonda N°217 - Association et entreprise : quelles alliances pour transformer le monde ? - Mars 2013
Roger Sue
Roger Sue
Il y a de nombreuses raisons à l’intensification des relations entre associations et entreprises. C’est, je crois, l’un des mérites de cette livraison de La tribune fonda n° 217 que d’en détailler les multiples facettes. Le mouvement est lancé et ne fera que se renforcer car expérience et interconnaissance aidant, chacun y trouve son compte et pourquoi pas un intérêt commun. A fortiori quand il s’agit de l’implication des mêmes personnes dans le cadre du mécénat ou du bénévolat de compétences par exemple.

Mécénat ? Le terme reste hélas la référence puisque telle est encore l’expression consacrée dans l’opinion et les medias pour désigner les relations associations/entreprises. Mais il est aussi daté pour au moins trois raisons : unilatéral, il désigne surtout l’initiative de l’entrepreneur et non l’action réciproque, inégalitaire, par l’asymétrie induite de la relation, mais aussi réducteur par sa connotation monétaire ou matérialiste. Mieux vaudrait parler d’alliance, voire de partenariat, dont les conséquences suivant des chemins, différents, par- fois antagoniques, n’en produisent pas moins des effets positifs sur l’économie globale. Là se trouve l’essentiel pour la collectivité dans son ensemble.


Faire connaissance


Ce premier point me paraît « capital ». En effet, si l’on adopte une vision large, cette alliance renforcée entre associations et entreprises concrétise et participe de l’émergence de cette nouvelle économie de la connaissance dont nous n’avons pas encore pris la mesure, tout à la fois cause mais aussi réponse incontournable à la crise de notre modèle de croissance. Autant dire que le sujet engage une réflexion plus profonde sur le rôle respectif des acteurs économiques et sur la nature de leur coopération. Dans cette perspective plus générale et plus ambitieuse, il faut prendre l’expression « faire connaissance » dans toutes ses dimensions, c’est-à-dire d’abord comme un renforcement du lien social et de ses interactions par l’apport et l’échange des savoirs originaux de chacun, du glissement progressif de la seule connaissance formelle vers les savoirs informels, les compétences ou les « capabilités », pour reprendre l’expression d’Amartya Sen. Une illustration des plus frappantes de ce déplacement vers cette nouvelle économie de la connaissance extensive se trouve dans le fabuleux succès de Wikipedia, devenu le nouveau « grand livre » de l’univers, encyclopédie enri- chie jour après jour par beaucoup plus « d’anonymous » que de savants. Le crowdsourcing, faisant appel à la multitude des savoirs disséminés au sein de la communauté des internautes pour résoudre les questions les plus complexes sur lesquelles buttent les meilleurs chercheurs du monde entier, va dans le même sens. Déplacement dont le slogan actuel : « Faire entrer la société dans l’entre- prise », donne également une certaine idée dans le monde du travail.


Face à cet enjeu majeur de l’économie de la connaissance comme nouveau modèle de croissance et de développement, les associations possèdent à l’évidence des atouts majeurs. D’une manière ou d’une autre, elles participent pratiquement toutes de la promotion d’une « éducation populaire » revisitée, bien au-delà du périmètre institutionnel des associations à vocation éducative. Même une association atypique comme Attac s’en réclame très ouvertement.


Chaque année les enquêtes barométriques que nous menons au sein de Recherche et Solidarité confirment que le développement et/ou l’acquisition de nouvelles compétences figurent toujours parmi les trois premiers motifs de l’engagement dans le bénévolat associatif. Éducation populaire, lien social, savoirs informels et expérientiels, compétences matricielles, intelligence collective et réseaux sociaux : mis à part le renouvellement des contenus et des modes de diffusion, rien qui semble très révolutionnaire pour le monde associatif. Justement la nouveauté vient plutôt des nouveaux besoins des entreprises, précisément à la recherche de ces caractères d’engagement, d’initiative, de sens relationnel et de créativité (etc.). En ce sens, ce ne sont pas les associations qui auraient délibérément investi dans l’économie, mais plutôt l’économie qui vient à elles quand le « social » devient une ressource majeure de la performance économique. Les grandes écoles ou les Directions des ressources humaines (DRH) accordent aujourd’hui tout autant d’importance à une expérience associative qu’à un stage en entreprise. Une tendance déjà repérée avec la substitution de la valorisation des acquis de l’expérience (VAE) à celle limitée au secteur professionnel (VAP).


En se dématérialisant 2), le travail devient une manipulation de signes, de symboles, un travail sur l’information, sur la mise en œuvre et l’exploitation de réseaux internes et externes à l’entreprise, réclamant l’implication de la personne dans la diversité de ses « connaissances » et compétences. Telle est du moins la tendance de fond et la méthode (Knowledge management) qui réussit aux entreprises les plus performantes. Cette transformation en profondeur du travail n’est pas sans rappeler le propos prémonitoire d’un Gabriel Tarde (1843-1904) écrivant : « L’ouvrier sera remplacé soit par la machine soit par l’artiste. »


Mais qui forme les « artistes » d’aujourd’hui et de demain ? Qui et dans quelles conditions peut se produire ce « capital humain » dans ses multiples dimensions ? Là se trouve une des modalités essentielles de l’échange entre la « production » associative et la production de l’entreprise qui n’a ni le temps, ni les moyens, ni les ressources pour produire ce qui lui est paradoxalement de plus en plus indispensable à sa propre activité et performance. Dans cette évolution de fond où le travail sur la personne, ou sur son « employabilité », deviennent au moins aussi important que le travail « effectif » de la personne dans l’entreprise, on comprend l’intérêt croissant de ces dernières pour les associations mais aussi le rééquilibrage en cours de leurs rapports, et enfin la raison pour laquelle l’emploi dans le secteur non marchand a progressé beaucoup plus rapidement (x 1,5 environ) que dans les entreprises dans la dernière décennie.


Mais, en dépit des discours sur l’importance du capital humain, de l’éducation, de la dynamique associative, de la multiplication de toutes sortes de contrats aidés dont les récents emplois d’avenir, le déplacement du centre de gravité de l’économie vers la « production » de la richesse humaine(3) reste aussi mal compris que perçu. Quand il n’est pas simplement relégué au rang d’assistance aux publics en difficulté ou destiné à masquer le niveau dramatique du chômage. Comment faire comprendre cette transition majeure, comment l’organiser, comment convaincre que la performance de l’entreprise et la croissance dépendront de moins en moins du travail (au sens du travail industriel taylorien) et de plus en plus de la mise en œuvre d’une intelligence collective à laquelle contribuent largement les activités associatives ? Cela reste un défi, que devrait relever le mouvement associatif organisé en interpellant tout autant la doxa économique qui n’a guère dépassé les bornes de l’économie mixte, que les politiques qui continuent après tant d’années d’échec à relayer leurs croyances et leurs discours dans un vide sidéral.


Au-delà de la partition des rôles entre associations et entreprises, on assiste également à une interpénétration des cultures. Sans que la mesure de la performance soit réglée sur les mêmes indicateurs, les associations peuvent gagner en efficacité et en gestion. A l’inverse, la performance de l’entreprise dûment chiffrée et comptabilisée, dans une économie à base d’information et de connaissance et donc d’innovation, suppose une nouvelle culture de l’associativité, de l’écoute, de l’échange quels que soient les niveaux hiérarchiques, qui ont d’ailleurs été réduits en moyenne de 6 à 3 au cours des vingt dernières années. Ceci avait été déjà annoncé et préconisé dès les années 1970 par le pape du new management américain, Peter Drucker, qui recommandait : «Si vous voulez la réussite de votre entreprise, traitez là comme une association…» Sans aller jusque-là, l’enrichissement mutuel ne fait plus de doute.


Changer d’échelle


La conséquence de l’importance stratégique des rapports associations/entreprises pour l’économie, et plus largement pour le renouveau de ce qui fait « l’économique » en régime de connaissance, nous conduit à réfléchir à un changement d’échelle. Au déplacement majeur de ce qui produit la richesse par un travail sur le capital humain doit correspondre un déplacement des moyens et des modes de fonctionnement. Si ce « capital » devient une externalité pour les entreprises, tout en leur ouvrant un nouveau chemin de croissance, il appartient à la puissance publique d’en assurer le développement, et d’en fixer les règles de redistribution, y compris monétaire, vers les associations d’intérêt général. Autrement dit, on ne peut en rester au seul face à face entre une entreprise et une association, ni à la seule volonté contractuelle, ni aux seuls avantages fiscaux accordés dans le cadre des dons.


Une révision du modèle du financement de la formation professionnelle s’impose ici, soit en fléchant des financements, soit par un prélèvement spécifique. Ce qui représenterait une juste contrepartie, non seulement de ce qui produit la richesse réelle, mais de la régression du travail « classique » et de la montée d’une flexibilité qui, pour reprendre le propos de Gabriel Tarde, rapprochera toujours plus les salariés des « intermittents du spectacle ». Un tel financement pourrait transiter par de grandes fondations multipartite (collectivités publiques, entreprises, associations, personnes qualifiées) évitant certaines des dérives des fondations d’entre- prise, libérant une part du financement de la tutelle publique et d’une dépendance excessive des associations à l’égard de telle ou telle entreprise pour survivre. Danger qui se précise aujourd’hui à proportion du désengagement relatif de l’État à l’égard du financement des associations et au recours de plus en plus fréquent aux appels d’offre. Tout ceci n’interdit évidemment pas les accords de gré à gré entre une entreprise et une association, mais élargirait le nombre des contributeurs aujourd’hui assez concentré sur les grandes entreprises, tout comme l’engagement accru des associations vers des missions d’intérêt général mieux reconnues et soutenues. Bien d’autres formules pourraient être envisagées. Si elles prennent appui sur cette transformation de ce qui produit la richesse autour du capital humain, et non plus seulement de ce(ux) qui la captent et « s’enrichissent en dormant », et si de surcroît elles contribuent à mesurer autrement ce qui fait le développement réel et non le seul résultat d’une comptabilité marchande (Pib), elles iront alors dans le bon sens. Ces réflexions en forme de propositions n’engagent pas la Fonda sur un programme déterminé à l’avance, mais visent à nourrir les réflexions et les échanges entre les acteurs institutionnels, ceux du terrain. Nul doute que les réactions des lecteurs aidant, d’autres suivront.


2. Une grande majorité de la population salariée travaille, pour partie au moins, sur écran.
3. La richesse des hommes. Vers l’économie quaternaire, Paris, Odile Jacob, 1997

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