Entretien croisé entre Maryline Filippi et Agathe Leblais, respectivement professeure d’économie et déléguée générale de Pro Bono Lab.
Propos recueillis par Yannick Blanc, la Fonda.
De plus en plus d’entreprises s’affirment comme engagées. À quel enjeu cela correspond-il pour elles ?
Maryline Filippi : Rappelons que le terme d’entreprise engagée s’est imposé dans un contexte de disjonction entre l’entreprise et la société. La logique du tout profit a démontré ses limites, elle a conduit à la financiarisation de l’économie et à un écart de plus en plus frappant entre la réalité des entreprises et les besoins de nos sociétés. Nous devons basculer vers un nouveau modèle d’entreprise.
Agathe Leblais : En tant que citoyenne, quand je vois qu’en 2021 les dividendes ont explosé1 alors que nous traversions la crise liée au COVID-19 et que nous applaudissons tous les soirs les métiers dits en première ligne, le manque de cohérence me semble criant.
M. F. : Tout à fait, cette question de la cohérence est centrale. L’engagement, présumé ou réel, des entreprises trouve ses racines dans une question simple: quel est l’objectif de l’entreprise ? Comment peut-elle répondre à des aspirations qui sont autres que celle de production, voire de maximisation du profit si on se réfère aux travaux de Milton Friedman2 .
Une entreprise engagée serait donc une entreprise qui va non seulement avoir une fonction économique, produire des biens et des services, mais qui va aussi, à travers son activité, participer à l’intérêt collectif. En ce sens, ce mouvement des « entreprises engagées » se rapproche de celui de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec ses textes de référence internationaux et la norme ISO 26 0003 . L’engagement dans l’entreprise est la seconde face de l’entreprise engagée. Cet engagement en interne cherche à réconcilier un contrat de travail, la rémunération des salariés, et cette demande émergente des salariés que l’entreprise participe à la construction d’une société plus juste.
A. L. : L’engagement des entreprises, en tout cas de celles qui se disent « entreprises engagées », repose beaucoup sur leurs salariés. Certaines sociétés à mission se donnent pour objectif, par exemple, d’atteindre un taux de 80 % de salariés engagés : cet engagement des salariés dépend justement des salariés, et non de l’entreprise en tant que telle.
L’effet de bord pourrait être le suivant : tout doucement, nous diriger vers une obligation à s’engager au sein de son entreprise. Dans un futur que je n’appelle pas de mes vœux, les salariés devront cocher la case de l’engagement pour pouvoir continuer d’évoluer professionnellement. La mécanique est similaire à celle de la responsabilisation des consommateurs.
Plutôt que de changer radicalement de système, on pointe du doigt les individus. Ce sont aux salariés d’être engagés à la place de l’entreprise, qui elle, ne change ni le cœur de son métier ni son organisation interne dont ses normes comptables, sa gouvernance, sa relation aux fournisseurs, etc.
L’engagement est-il vécu comme une injonction par les salariés ou comme une opportunité de développement personnel ?
Pour l’instant, l’engagement est souvent vécu comme une respiration. Un salarié m’a partagé un jour une expression qui m’a marquée : pour lui, le pro bono était « une bouffée d’oxygène» — sans quoi il ne respirait pas, donc. Ce souffle donne d’ailleurs souvent envie de découvrir autre chose, de confirmer un autre projet professionnel.
Quand je dirigeais une fondation d’entreprise dans le secteur touristique, une grande partie des salariés qui s’inscrivaient dans les projets de la fondation le faisaient en dernier ressort : ils appréciaient l’expérience puis ils quittaient le groupe. L’engagement est alors une variable de départ, un moteur de désengagement de l’entreprise.
M. F. : C’est loin d’être l’expérience d’une seule structure. Effectivement les salariés engagés sont parfois ceux qui, six mois après, ne sont plus là. Plus généralement, les salariés ne recherchent plus seulement un contrat longue durée ou un bon salaire, mais aussi que leur action ait du sens.
A. L. : Je pense que ces départs sont aussi liés au fait que l’engagement se fait en dehors de l’entreprise. L’entreprise engagée, dans ce que j’en ai vécu en tant que salariée de grands groupes, s’appuie énormément sur des structures annexes, typiquement les associations, pour faire preuve de son engagement.
Les entreprises qui se disent engagées font une journée de solidarité chez Unis-Cité, mènent avec Pro Bono Lab une réflexion sur l’engagement des salariés, organisent une collecte de déchets sur une plage grâce à Surfrider. C’est un engagement qui est tourné vers l’extérieur, s’appuie sur des organisations tierces et surtout ne chamboule pas l’entreprise de l’intérieur.
M. F. : Alors qu’au contraire, quand une structure veut sincèrement endosser sa responsabilité, elle doit se pencher sur le réacteur de l’entreprise, son cœur. Les conséquences d’une logique très individuelle comme elle l’est actuellement sont le social et le green washing4 .
Maryline, vous avez dirigé récemment un ouvrage sur la responsabilité territoriale des entreprises. Pensez-vous que ce concept puisse éviter ces travers ?
M. F. : Effectivement nous avons travaillé pendant un an avec un groupe de chercheurs et un groupe d’acteurs sur cette idée de Responsabilité territoriale des entreprises (RTE)5 , dans le prolongement de la RSE. Notre question fondamentale était: qu’est-ce que la responsabilité ?
Et plus précisément, qu’est-ce que la responsabilité territoriale ? Les travaux que nous avons menés soulignent deux différences fondamentales avec la RSE : partir de besoins concrets et basculer d’une responsabilité très individualisée à une responsabilité territoriale qui, elle, est collective.
Réengager, que ce soit dans le politique ou dans la société, nécessite d’être au plus près des besoins des citoyens.
L’expérimentation Territoire zéro chômeur longue durée en est un bon exemple : les entreprises à but d’emploi sont coconstruites en fonction des besoins des habitants6 .
Nous avons défini la responsabilité territoriale comme étant l’entreprendre en responsabilité pour le bien commun. Cela ne va pas sans une prise en compte du vivant. Ce vivant est composé à la fois des salariés, mais aussi des habitants du territoire et de l’environnement. Cette prise en considération de chacun est nécessaire pour pouvoir construire une société qui soit plus juste et plus solidaire.
A. L. : C’est beau, mais dans les entreprises que je côtoie le plus, je ne vois pas cette responsabilité territoriale. Les entreprises du CAC 40 sont tellement grandes que le lien au territoire est invisibilisé.
M. F. : Nous sommes confrontés à une réelle fragmentation, pas tant liée à la taille, mais aux caractéristiques de l’entreprise. La propriété de l’entreprise n’est pas la même avec des associés coopérateurs ou des actionnaires.
Je pense par contre que de grandes entreprises peuvent sincèrement prendre à bras le corps leur responsabilité. Certaines l’ont fait avec la loi Pacte. Des petites entreprises, des associations, des fondations, mais aussi des coopératives ou des banques coopératives peuvent être des entreprises de l’Économie sociale et solidaire (ESS). Certaines structures bénéficient d’une propriété spécifique qui modifie considérablement la façon dont elles vont insuffler leurs valeurs.
A. L. : Je partage complètement cette idée que la taille des entreprises ne définit pas leur engagement, mais ce sont tout de même les plus grosses qui ont les moyens d’imposer leur vision. Ce sont les grandes entreprises qui posent aujourd’hui les termes du débat en matière d’engagement dans les entreprises.
M. F. : Oui, n’occultons pas l’existence du social washing. Des structures ont de jolis indicateurs, collectent des données extrafinancières, mais ne sont pas vraiment engagées. Je ne mets pas en doute la sincérité de toutes les entreprises qui s’engagent dans une démarche de RSE, mais cela reste souvent du registre du déclaratif.
A. L. : Et si nous voyions loin ? Quand est-ce que les comptes de résultat et les bilans des entreprises vont permettre de comprendre, de mettre en valeur et de peser la création de valeur autre que monétaire ? Quand est-ce que les normes comptables vont refléter l’engagement pour la société? Personnellement, je m’appuie beaucoup sur les cinq critères identifiés par l’économiste Kate Raworth pour savoir si une entreprise est sincèrement en train de s’engager7 .
M. F. : Plus globalement, nous avons besoin d’un changement radical dans nos indicateurs pour voir quand une ou des structures créent de la valeur, la partagent et répondent à nos grands défis collectifs.
- 1Selon le calcul de l’Observatoire des Multinationales, les dividendes versés ont atteint un montant record de 57,5 milliards d’euros en 2021. Observatoire des Multinationales, Les principaux bénéficiaires des dividendes du CAC 40 en 2021, 2022.
- 2Si le concept de maximisation des profits a irrigué les travaux de l’économiste américain, sa position est résumée dans son article du New York Times Magazine du 10 septembre 1970, « A Friedman doctrine — The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits » : « l’entreprise n’a qu’une responsabilité sociale, celle d’utiliser ses ressources et de mener des activités visant à maximiser ses profits. »
- 3Lire à ce sujet France Stratégie et Plateforme RSE, Texte de référence sur la responsabilité sociétale des entreprises partagé par les membres de la Plateforme RSE, novembre 2014, [en ligne].
- 4La première occurrence de ce terme est attribuée à David Bellamy, dans son article de 1987 dans Sanity « Turning the tide : the world according to David Bellamy ». Depuis le début des années 1990, le terme s’est généralisé et a été décliné en social washing, mais aussi impact washing pour désigner des engagements non sincères de la part d’entreprises.
- 5Maryline Filippi (sous la direction de), La responsabilité territoriale des entreprises, Éditions le bord de l’eau, 2022.
- 6Lire à ce sujet Alexeï Tabet (La Fonda), Territoires zéro chômeur de longue durée : quelle création de valeur?, 2022, [en ligne].
- 7Kate Raworth, Doughnut Economics : Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist, Random House Business, 2017.