Sur le tableau de bord mondial de la démocratie, tous les voyants sont au rouge. Les grands pays traditionnellement despotiques, la Chine, la Russie, gagnent en arrogance et se voient un avenir de puissance dominante.
Les grands pays qui ont connu une expérience démocratique significative, l’Inde, la Turquie, l’Égypte, l’Indonésie, le Venezuela, le Brésil, sont en pleine régression autoritaire.
L’Afrique et l’Amérique latine stagnent. Les pays qui ont inventé la démocratie, le Royaume- Uni, les États-Unis, ont été déstabilisés par le populisme.
Quant à l’Union européenne, pourtant bardée de traités, de chartes et de garanties, elle s’avère incapable de se faire respecter par les gouvernements réactionnaires « illibéraux » de Pologne et de Hongrie.
La pandémie de COVID-19 a sur les institutions démocratiques un double effet toxique : elle tend à installer durablement des mesures sanitaires restrictives de liberté, elle suscite dans une partie l’opinion, et d’abord dans les classes populaires, un mouvement de défiance particulièrement délétère pour la qualité du débat démocratique.
Ce moment de dépression démocratique se décompose en trois phénomènes distincts.
Le premier, analysé par Steven Levitsky et Daniel Ziblatt à propos du trumpisme1 , est l’affaiblissement des valeurs, c’est-à-dire des règles non écrites, du système démocratique : le respect du processus électoral et de sa régulation, la tolérance et la retenue dans les discours et les comportements.
Le récent arrêt de référé de la Cour suprême des États-Unis validant la loi antiavortement du Texas montre que cet affaiblissement s’étend désormais à la sphère juridique : la défense du droit comme construction continue a cédé devant les allégeances partisanes.
Derrière l’effacement des valeurs, c’est un processus de longue durée qui est à l’œuvre, celui du déclin de l’institution2 .
Il ne s’agit plus du champ politique proprement dit, mais de l’ensemble de l’armature institutionnelle de la société. Pour que cette armature tienne, il faut que les différents champs institutionnels (l’État, la religion, l’éducation, le social, la santé, la famille…) s’emboîtent les uns dans les autres ou partagent une grammaire commune.
J’ai essayé de montrer3 que la grammaire en voie de disparition était celle de la puissance tutélaire, c’est-à-dire d’un système de domination tempéré par des processus de prise en charge, de protection, de promotion hiérarchique et d’émancipation.
L’emboîtement des institutions est assuré par la détention simultanée ou ordonnée du savoir et du pouvoir : c’est parce que je détiens du savoir (scientifique, technique, juridique, médical, mais aussi des informations de toute nature…) que je peux exercer le pouvoir au bénéfice de ceux que je domine.
Cette mécanique institutionnelle s’est déréglée au cours du dernier demi-siècle avec l’élévation du niveau d’éducation, la dérégulation de l’accès aux savoirs et la revendication des droits subjectifs. Or, il y a une corrélation étroite entre ce dérèglement et l’affaiblissement de la démocratie représentative, tant parce que les représentants élus exercent une forme de domination légitime que parce que les processus de décision ne sont plus protégés par la légitimité du savoir.
La légitimité démocratique repose non seulement sur des garanties juridiques, mais aussi sur la capacité d’action des démocraties. C’est parce que les démocraties ont gagné la guerre contre le nazisme puis la guerre froide que Francis Fukuyama a pu croire à la fin de l’histoire4 alors même que l’architecture qui avait permis la double victoire était en train de s’effriter.
Le troisième phénomène, longuement analysé par Pierre Rosanvallon5 , est la perte de dynamique de la démocratie. Celle-ci n’est jamais un état stable, mais repose sur une dialectique permanente entre des idéaux incarnés (justice, égalité, liberté) et l’exercice concret de la domination tutélaire.
La démocratie est toujours inachevée, mais tant que cette dynamique permet de croire au mouvement vers les idéaux, elle dispose d’une puissante force d’attraction, ce qui explique le prestige dont ont pu jouir les États-Unis, le Royaume-Uni et la France comme terres de liberté et d’émancipation alors même que leurs systèmes sociopolitiques étaient profondément inégalitaires et que leur prospérité reposait sur des politiques coloniales ou néocoloniales.
La vitalité démocratique suppose un alignement ou quasi-alignement entre des idéaux, des règles et des moyens d’agir. Mais cet alignement doit aussi pouvoir répondre aux besoins de l’action.
Nous sommes de ce point de vue en situation de rupture en raison de l’émergence de nouveaux besoins d’action en vue desquels nos institutions déréglées n’ont pas été conçues. Le premier est la crise écologique.
L’histoire du GIEC montre que la mobilisation de la science dans un cadre institutionnel intergouvernemental n’a pas suffi à organiser la prise de conscience et l’action collective pertinentes pour faire face au changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Au-delà du jeu des lobbies industriels qui l’ont soutenu et encouragé, le négationnisme climatique est l’effet le plus tragique de l’impuissance démocratique.
La transition écologique nécessite une articulation des échelles d’action en rupture totale avec le schéma pyramidal traditionnel savoir-stratégie-logistique- tactique-exécution. La stratégie est nécessaire à toutes les échelles, du global au local et à l’individuel et la mise en cohérence de ces stratégies nécessite des cadres de coopération tels que ceux que la Fonda expérimente avec son programme Faire ensemble 2030.
Le second besoin d’action est la conséquence du déclin de l’institution : comment instituer les personnes pour faire société ?
L’égalité homme-femme, la fluidité des identités sexuelles, le refus de l’assignation identitaire, notamment par la race, l’exigence d’une société inclusive, notamment pour les personnes en situation de handicap, la reconnaissance des droits subjectifs et plus largement l’émergence d’un droit universel des singularités sont autant de déclinaisons de cette question.
Les mouvements réactionnaires, néoconservateurs et les intégrismes religieux peuvent être lus comme des tentatives de dénégation collective face à ces mutations anthropologiques qui n’ont sans doute pas fini de provoquer des tensions sociopolitiques majeures.
C’est dans ce contexte d’impuissance institutionnelle et de nouvelles exigences majeures d’action collective que l’on peut envisager l’avenir du fait associatif.
Face aux puissants mouvements réactionnaires, il existe une non moins puissante aspiration à l’action créative et coopérative qui donne lieu à de nouvelles formes d’associativité.
Esquissons trois scénarios de ce face-à-face, en rappelant qu’un scénario n’est pas une prévision ni une prophétie, mais une projection simplifiée des situations possibles.
Scénario 1 : Autoritarisme/résistance
Les régimes autoritaires se consolident et se légitiment les uns les autres ; les régimes démocratiques dérivent vers un autoritarisme défensif et protecteur. L’industrialisation d’une économie de services se conjugue avec le capitalisme de surveillance : les outils numériques optimisent les services rendus aux individus et permettent un encadrement préventif des comportements dans les domaines du travail, de la santé et de la consommation d’énergie. Cette dérive est rendue inévitable par l’enchaînement des crises climatiques, sanitaires et alimentaires.
Face à la servitude numérique de plus en plus serrée des individus, le monde associatif permet d’organiser des espaces de résistance qui peuvent aller du réseau d’entraide local, thématique ou communautaire à la ZAD antinumérique. Les associations de solidarité internationale ont investi le dark web pour organiser des liens avec les citoyens des pays les plus fermés, ce qui fournit régulièrement prétexte à leur criminalisation.
Pour échapper à la surveillance, on fouille dans la mémoire associative pour retrouver les vieilles recettes d’organisation de l’ère prénumérique. Le fait associatif, bien que très malmené, est néanmoins toléré par les autorités, car il rend des services dans des domaines abandonnés par le service public comme la santé communautaire, la lutte contre l’isolement social, l’entraide entre personnes précaires. Une « contresociété6 » parvient à se structurer dans le clair-obscur d’un maillage institutionnel que la dépendance à la technologie rend omniprésent, mais fragile en raison des bugs, des coupures d’électricité et des conséquences de la cyberguerre larvée qui règne à l’échelle planétaire.
Scénario 2 : Déclin/résilience
Le déclin de la démocratie représentative est compensé par un double mouvement. Au niveau de l’État, on voit émerger une démocratie de la régulation avec la multiplication d’instances de surveillance, de contrôle et d’arbitrage. Un nouvel équilibre des pouvoirs se construit entre des agences gérées comme des fonds d’investissement public et des juridictions chargées de la protection des citoyens, du respect des normes écologiques, techniques et sanitaires.
C’est au niveau local que l’on assiste au renouveau de la vitalité démocratique. Contrairement à ce que l’on avait d’abord pensé, la crise climatique ne se traduit pas par un réchauffement uniforme, mais par une multiplicité de phénomènes plus ou moins chaotiques qui bouleversent le cycle des saisons, le régime des précipitations, avec des impacts sanitaires imprévisibles sur les végétaux, les animaux et les humains.
La résilience, c’est-à-dire l’ensemble des actions de protection, d’adaptation et d’innovation nécessaires pour faire face à cette situation, s’organise localement. L’associativité, l’entraide, la coopération sont indispensables à la résilience et deviennent les valeurs clés de la politique locale. Ayant renoncé au monopole de l’action collective légitime, les élus locaux se consacrent pour l’essentiel à coordonner, accompagner et réguler les associations, collectifs et coopératives qui ne cessent de se créer et de se transformer en réaction à des crises multiformes.
Scénario 3 : Rebond/innovation
La multiplication des crises climatiques et sociétales a eu raison du modèle de l’État tutélaire, des certitudes technocratiques comme des coups de menton populistes. La génération née avec le siècle (millenials) arrive au pouvoir après avoir vécu des expériences d’engagement parfois très intenses, que ce soit dans la défense des causes ou des valeurs (féminisme, laïcité, antiracisme), les luttes écologiques contre les lobbies industriels ou les actions de solidarité (sans-domicile, migrants, victimes d’abus).
Le contraste entre la vanité des luttes d’influence sur les réseaux sociaux et l’impact réel des stratégies coopératives sur le terrain les conduit à renverser la pyramide institutionnelle : ce n’est pas « l’État stratège » qui éclaire et encadre les acteurs sociaux, mais « l’État garant » qui soutient et accompagne leur action.
Une nouvelle constitution consacre le pouvoir d’agir citoyen et réordonne à cette fin le droit, l’organisation administrative et les assemblées élues. Le code de commerce est remplacé par un code des organisations collectives et des entreprises, dont la société commerciale n’est qu’un des titres, à côté de l’association, de la coopérative et de l’établissement public.
Il y a mille autres hypothèses ou faits porteurs d’avenir qui pourraient enrichir des scénarios qui ne sont ici qu’esquissés. Mais l’exercice suggère qu’indépendamment de tout optimisme comme de tout pessimisme sur l’avenir de la démocratie, la vitalité associative est à la démocratie ce que la biodiversité est à la survie de l’humanité, indispensable.
- 1Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calman-Lévy 2019.
- 2François Dubet, Le Déclin de l’institution, Editions du Seuil, 2002.
- 3Yannick Blanc, Après le Léviathan, Fonda Éditions, 2016.
- 4Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
- 5Récemment dans Le Siècle du populisme (Seuil, 2020), où il renvoie lui-même à plusieurs ouvrages antérieurs.
- 6 Roger Sue, La Contresociété, Les Liens qui Libèrent, 2019.