Engagement Prospective

Compte-rendu du 1er dialogue « Fragmentation sociale » - Journée d'étude prospective #2

La Fonda
Et Marion Ducasse, Laurence De Nervaux, Christine Duval
Ce premier dialogue s’inscrit dans le cadre de la 2e journée d’étude de la Fonda « Vers une société de l’engagement ? Dynamiques & Ruptures ». Animé par Charlotte Debray, déléguée générale de la Fonda, il a réuni Marion Ducasse, artisane de justice sociale chez AequitaZ, Laurence de Nervaux, directrice de Destin commun et Christine Duval, cheffe de projet Méthode & coopération dans la mission Grande équipe de la réussite républicaine de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).
Compte-rendu du 1er dialogue « Fragmentation sociale » - Journée d'étude prospective #2
Compte-rendu du 1er dialogue « Fragmentation sociale » - Journée d'étude prospective #2 © Anna Maheu / La Fonda

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La fragmentation sociale se traduit par la persistance, voire le creusement d’inégalités de tous ordres. Elle trouve ses racines dans l’histoire, et se voit accentuée par un accès inégal aux services de base, comme par les conséquences inégales du dérèglement climatique ou de la numérisation de la société. Quelles sont les différentes facettes de cette fragmentation ? Quelles implications pour les acteurs de l’engagement ? Peut-on agir à la racine de cette fragmentation ? 
 

Une fragmentation non reconnue 

Charlotte Debray : Avec le Secours catholique, Aequitaz a récemment publié un rapport qui pointe l’obsolescence du système de protection sociale en France. Pouvez-vous préciser ? 

Marion Ducasse : L’idée d’un 1  est née pendant les confinements, où l’on s’est tous interrogés sur la notion de « biens et services essentiels ». En France, l’emploi salarié est la clé de voûte de notre système de protection sociale. Par les salaires, on cotise et on a accès à des droits tels que la formation, le chômage ou encore la retraite. 

Le système de protection sociale français est précieux, mais il laisse sur le bord de la route les personnes qui travaillent, mais en dehors de l’emploi. En effet, les personnes en situation de précarité sont actives, n’en déplaise à la statistique qui classe nombre d’entre elles parmi les « inactifs ». Néanmoins leur travail est invisibilisé : entraide de voisinage, soins à un parent ou à un enfant, bénévolat et solidarité, tâches ménagères et familiales… 

Le travail hors emploi est essentiel, et les personnes en précarité ont aussi une fonction qui, loin de coûter un « pognon de dingue », est utile à l’ensemble de la société. 

Elles forment une sorte de protection sociale de proximité. On ne sait pas la reconnaître, alors que sans elle, c’est toute la société qui s’effondrerait. En cela, les personnes en précarité vivent une triple injustice : le manque d’argent, le mépris social, et la non-reconnaissance de leur contribution. 

Christine Duval : Cette injustice concerne tout particulièrement les habitants des Quartiers de la Politique de la Ville (QPV), dont 44 % vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il existe aussi des inégalités entre QPV : dans le nord de la France, des zones pavillonnaires, en Île-de-France, des barres et des tours. Les misères sociales y prennent différentes formes, et ce qu’on observe, c’est que les habitants qui s’y installent sont encore plus pauvres que ceux qui en partent. 

La Politique de la Ville avait été pensée pour compenser ces inégalités, en leur apportant des moyens supplémentaires par rapport aux autres territoires. 

Dans les faits, dans les QPV, les dotations sont utilisées à la place du droit commun, et non en plus. 

Finalement, on les maintient tout juste la tête hors de l’eau. C’est la source du supposé dysfonctionnement de la Politique de la Ville, auquel s’ajoute l’absence de la mixité sociale. Au passage, je souligne que les valeurs et les revendications des habitants des QPV rejoignent celles du reste de la population : plus de sécurité, de justice et de santé. 

Polarisation du débat public et fragmentation de la société

Destin commun travaille justement sur les systèmes de valeurs qui nourrissent la polarisation du débat public et la fragmentation de la société. En quoi cela permet-il de renforcer l’engagement et la participation citoyenne ? 

Laurence de Nervaux : En étudiant ces systèmes de valeurs, nous cherchons à comprendre les ressorts des divisions, qui peuvent être explosives. L’assassinat de Jo Cox, députée britannique, en 2016 à la veille du référendum sur le Brexit en est un exemple. 

Il s’agit d’apporter de la nuance, de permettre aux acteurs de l’engagement et de la participation démocratique de comprendre « à qui je parle ». Pour nourrir leurs stratégies de mobilisation, notre approche repose sur la psychologie sociale, où l’on prend en compte la singularité des parcours individuels, le vécu et les ressentis, en plus de critères sociodémographiques plus classiques (genre, âge, catégorie socio-professionnelle…). 

Nos travaux ont mis en évidence six groupes homogènes, dont les valeurs s’opposent les unes aux autres, et vont être déterminantes sur le niveau et les formes d’engagement. Les plus désengagés sont généralement les plus défiants. Si la confiance envers la science, les médias, ou autrui est détruite, c’est très dur de mobiliser. 

Si la polarisation idéologique se réduit depuis la fin de la guerre froide, la polarisation affective, c’est-à-dire l’animosité envers l’autre, progresse. 

C’est un effet des réseaux sociaux, des bulles de filtre, de la prédominance du discours binaire et extrême. Les clivages portent de plus en plus sur des sujets sociétaux, relevant des valeurs intimes. 

Marion Ducasse : Un exemple emblématique de l’existence de différents systèmes de valeurs sur le plan politique est la réforme du Revenu de solidarité active (RSA). Il est de 607 € par mois pour une personne qui vit seule ; autant dire qu’elle survit. À partir de 2024, il va être conditionné à la réalisation de 15 heures d’activité obligatoires. L’idée sous-jacente est que le travail permet de sortir la précarité. 

On voit bien pourtant que ce n’est pas le cas : le halo du chômage augmente, travailler ne veut pas dire réussir à boucler ses fins de mois. C’est inquiétant, car on se prépare à ce que de plus en plus de personnes n’aient rien, car elles ne pourront pas démontrer qu’elles le méritent. 

Il est donc nécessaire d’avoir un revenu garanti et inconditionnel pour favoriser l’insertion de tous dans la société. 

Cela peut nous amener à de grosses tensions comme lors des Gilets jaunes. Quels signaux prendre en compte ? 

Laurence de Nervaux : Les Français sont pessimistes sur la situation du pays avec 70 % des Français qui considèrent le pays comme divisé, contre 50 % des Allemands et 54 % des Britanniques. 

Trois facteurs permettent d’expliquer cette nouvelle équation de la défiance : l’incertitude qui devient constante dans un contexte de multiplications des crises comme le COVID-19, l’inflation, la guerre en Ukraine ; le sentiment d’impuissance qui est particulièrement important dans les populations les plus précaires ; le sentiment de complexité du monde. 

Ces ingrédients accentuent la défiance et amènent vers des lectures complotistes. Moins l’on a l’impression d’être entendu et compris, plus on a tendance à glisser vers une autre interprétation de la réalité ! 

Leviers d'action pour les acteurs de terrain

Dans un tel contexte, comment les acteurs de terrains peuvent-ils agir ? 

Christine Duval : Malgré les difficultés et le manque d’attractivité des métiers, les professionnels restent très engagés, que ce soit au sein de collectivités territoriales, de services de l’État ou d’associations. Dans les QPV, leur engagement quotidien est conjugué à celui des « mamans ». Souvent en situation de monoparentalité, elles sont victimes d’injonction contradictoires : elles tiennent les liens sociaux du quartier et elles sont menacées de suppression de prestations sociales en cas de défaillance. 

Les quartiers qui n’ont pas flambé lors des émeutes de juillet 2023 sont ceux où le tissu associatif est riche et le maillage des professionnels engagés bien orchestré. 

Marion Ducasse : Toute une part de la société s’engage dans les activités du prendre soin, en dehors du travail-emploi. Si on monétisait les activités parentales et domestiques, elles correspondraient à un tiers du Produit intérieur brut (PIB) en plus. 

Autre fait marquant, la France compte 10 millions d’aidants dans notre société qui soutiennent 20 millions de personnes. On devrait sécuriser ces activités-là, essentielles à la société. 

Laurence de Nervaux : Sans en avoir forcément conscience, les Français ont des engagements informels divers. Par exemple, ils prennent part à des groupes d’entraide et de collaboration sur les réseaux sociaux. J’appelle cela la société du tuto. 

Quels sont les autres leviers pour contrer la fragmentation à l’avenir ? 

Christine Duval : Il est temps d’arrêter des métiers en tuyaux d’orgue pour avoir beaucoup plus de transversalité. On a moins besoin de spécialistes que de couteaux suisses. Il faut avoir, comme le dit Yannick Blanc, à la fois une posture haute et une posture basse. Autrement dit, avoir la capacité de maintenir le cap stratégique et d’accueillir la parole des habitants. Pour cela, il faut repenser la formation des professionnels. 

J’ajoute également l’enjeu d’articuler, en termes de politiques publiques, le cadre général avec les spécificités locales. Cela suppose de développer des espaces de dialogue entre acteurs, État, collectivités territoriales et société civile. Il s’agit de construire une vision commune sur le temps long, sur les chemins de changement, tout en définissant des actions de court terme. On expérimente cette approche avec Quartier impact collectif à l’ANCT. 

Le dernier enjeu porte sur la posture de l’État. Les délégués du préfet devraient davantage avoir une fonction d’animateur de territoire, et assurer la cohérence des actions, qui reposent sur l’engagement de tous. On sent dans les territoires frémir une appétence pour ces logiques de coopération. 

Marion Ducasse : Trop souvent, les solutions sont pensées sans tenir compte de l’expertise d’usage, de la parole des premiers concernés. Embarquer les personnes dans l’analyse de ce qui est en jeu, c’est leur permettre de participer pleinement à la résolution de sujets complexes. 

La reconnaissance de leur parole, de leur vécu, et de leur capacité à élaborer des réponses sérieuses et crédibles est nécessaire. C’est ce qu’on fait à AequitaZ : on part de la vie des gens pour faire remonter des sujets politiques et trouver collectivement des solutions. 

Laurence de Nervaux : Pour faire écho à ce que dit Marion, la question des émetteurs et des voix des personnes qui représentent est fondamentale. Nous avons établi une cartographie d’une soixantaine d’émetteurs sur les sujets climatiques et de justice sociale, comprenant des organisations non gouvernementales (ONG), des syndicats, des entreprises, des personnalités, etc. Ce sont les profils professionnels qui reçoivent le plus d’adhésion, devant les acteurs institutionnels et les personnalités. Il faut donc ouvrir l’éventail des émetteurs pour parler aux groupes qui ne se reconnaissent ni dans les corps intermédiaires ni dans les représentants élus. 

J’ajoute un sujet qui devrait être davantage abordé et soutenu, notamment par les fondations : le rapport à l’information. On voit la méfiance à l’égard des médias et des journalistes augmenter. C’est un objet d’engagement clé, car c’est le prisme par lequel on voit la société et l’on construit son rapport à l’autre. 

Qu’est-ce qui reste à réinventer dans une telle situation ? 

Marion Ducasse : Pour commencer, il faudrait garantir un revenu décent à chacun, un plancher social qui permette de se projeter sereinement, entre autres dans des activités du care. Et comme nous avons pu le faire pour le rapport Un Boulot de dingue, il faudrait mener sur les territoires un inventaire des activités utiles et vitales, qu’elles soient rémunérées ou non, qu’elles soient choisies ou non. 

Il s’agit d’élargir le spectre de la protection sociale aux activités utiles socialement et écologiquement, au-delà du travail-emploi, afin de les faire gagner en reconnaissance comme en droits. Ce serait un chantier démocratique qui pourrait s’expérimenter au niveau local. Ce sont les conditions pour dépasser les fragmentations qui nous séparent.

Ressources pour aller plus loin

  • Marion Ducasse, Célina Whitaker, Jean Merckaert, Daniel Verger (AequitaZ et Secours catholique), Un boulot de dingue, reconnaître les contributions vitales à la société, 2023, [en ligne]. 
  • François-Xavier Demoures, Lucie Monges, Maider Piola, Anaïz Parfait et Mathieu Lefèvre (Destin commun), La France en quête, 2020, [en ligne]. 
  • Raphaël Llorca (Fondation Jean Jaurès) et Laurence de Nervaux (Destin commun), Dans la tête des abstentionnistes, à l’écoute de ceux qui se taisent, 2022, [en ligne]. 
  • Pour en savoir plus sur l’expérimentation de l’ANCT intitulée « Quartiers à Impact collectif ».

Réaction de Yannick Blanc, grand témoin de la journée

Au regard de cette table ronde, on voit bien qu’il y a quelque chose à articuler entre l’engagement et la confiance. Laurence de Nervaux a expliqué que la polarisation des discours était reliée à des attitudes de défiance et provoquait attentisme et retrait. Inversement, nous ne pourrons pas rétablir la confiance dans les institutions sans la reconnaissance et la valorisation de l’engagement. 

À propos du revenu de base inconditionnel, il est encore question de faire confiance. Il y a aujourd’hui une institutionnalisation de la méfiance, dans la distribution des aides, qui est sans doute la principale source de non-recours aux droits. 

Enfin, ce qui m’a marqué, c’est que les quartiers les plus préservés des violences lors des émeutes de juillet dernier étaient ceux où il y avait le plus d’associations. Cela montre l’importance de créer les espaces où l’on sait qui est qui et sur qui on peut compter. En ce sens, les associations sont productrices de confiance, car elles permettent de faire vivre le lien entre les gens. Pour l’avenir, il est nécessaire de faire revivre l’intensité humaine et l’interdépendance entre nous. 

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Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti de la Fonda et relu par Yannick Blanc, Diane Bonifas, Marion Ducasse, Christine Duval, Charlotte Debray, Anna Maheu, Guillemette Martin et Laurence de Nervaux.  Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.


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  • 1Marion Ducasse, Célina Whitaker, Jean Merckaert, Daniel Verger (AequitaZ et Secours catholique), Un boulot de dingue, reconnaître les contributions vitales à la société, 2023, [en ligne].
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