Enjeux sociétaux

Choisir l'inclusion pour éviter la ségrégation

Tribune Fonda N°242 - Favoriser l'accès de tous à l'éducation - Juin 2019
Marie-Aleth Grard
Marie-Aleth Grard
Beaucoup d’adultes en situation de grande pauvreté ont été orientés vers des filières hors de la scolarité classique. Leurs enfants connaissent le même sort. À partir de ce constat, ATD Quart Monde a entrepris une recherche participative pour tenter de comprendre cette corrélation. Cet article en explique le déroulement, la méthode et son impact.
Choisir l'inclusion pour éviter la ségrégation


Le constat reste inchangé depuis que le mouvement ATD Quart Monde existe, soit soixante ans : beaucoup d’adultes en situation de grande pauvreté, qui participent d’une manière ou d’une autre à la vie et aux actions du mouvement, n’ont pas suivi une scolarité normale. Ils ont été orientés vers des sections qui s’appelaient alors sections d’éducation spécialisée (SES), classes pré-professionnelles de niveau (CPPN), classes de perfectionnement, mais aussi instituts médico-éducatifs (IME), instituts médico-professionnels (IMPro). Faut-il le préciser, ces mêmes adultes ne montrent aucune déficience intellectuelle.
 
Cette situation perdure car beaucoup de leurs enfants vivent la même exclusion. Lorsqu’ils ont des difficultés scolaires sérieuses, ils partent vers l’enseignement adapté — sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) ; établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA) — ou vers l’enseignement spécialisé — unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) ; pour troubles intellectuels et cognitifs ; IME ; instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques...

Les chiffres de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse (DEPP) sont éloquents : il y a en SEGPA 72,1 % d’élèves de milieux défavorisés et en ULIS 80 %. En plaçant ces enfants hors du cursus scolaire ordinaire, on les met d’emblée dans une formation dont les ambitions sont bien moindres comparées à celles de l’école (socle commun de connaissances, de compétences et de culture et choix d’orientation). Devenus adultes, ces jeunes ont de très grandes difficultés à trouver un emploi et à pouvoir participer pleinement à la vie de notre société. Cette scolarité hors norme est l’une des causes de la reproduction de la grande pauvreté.

Pour aller au delà de ce constat, et après avoir écrit en mai 2015 l’avis du Conseil économique, social et environnemental « Une école de la réussite pour tous », qui montre les parcours scolaires des enfants de milieux défavorisés, il apparaîssait donc nécessaire d’entreprendre une recherche participative qui poserait clairement la problématique.

Comment ne pas en rester à une observation de la corrélation entre grande pauvreté et orientation vers l’enseignement adapté ou spécialisé ? Quelle est l’origine de cette corrélation ? Et, dans  la mesure où l’enseignement adapté ou spécialisé ne correspond pas au profil des enfants dont il est question : quelles sont les évolutions structurelles et pédagogiques dont l’école a besoin pour être pleinement inclusive avec tous les enfants qui lui sont confiés, dès la maternelle, afin d’éviter une grande partie des orientations vers les structures de l’enseignement adapté ou spécialisé, et de maintenir les enfants dans les classes ordinaires, avec tous les autres ?


Une recherche participative


1ère étape : une enquête

Elle s’est déroulée sous forme d’entretiens menés auprès de diverses personnes : professionnels de l’Éducation nationale concernés par la question, universitaires, représentants syndicaux, parents d’enfants orientés vers l’Adaptation et la scolarisation des élèves handicapés (ASH) et en situation de grande pauvreté, éducateurs. Un groupe de travail a analysé ces entretiens et dégagé 136 thèmes, regroupés en trois chapitres :

  • Que se passe-t-il avant l’orientation vers les dispositifs de l’ASH ?
  • Quel est le processus d’orientation vers l’ASH?
  • Quels sont les leviers sur lesquels s’appuyer pour éviter ces orientations ?


Ce travail a donné lieu à la publication d’un document : « Grande pauvreté et exclusion du cursus scolaire ordinaire : une réalité incontournable ? »


2ème étape : la constitution de l’équipe des acteurs-chercheurs

Avec ce document et les questions à l’origine de la recherche, nous sommes allés rencontrer les partenaires suivants :

  • des syndicats d’enseignants (SNES-FSU, SNUipp-FSU, SGEN-CFDT, SE-UNSA) ;
  • des organismes de réflexion autour de l’éducation et de la pédagogie (CRAP-Cahiers pédagogiques, AGSAS, ICEM-pédagogie Freinet, Groupe français d’éducation nouvelle) ;
  • des représentants de parents d’élèves (FCPE, PEEP, APPEL).


Tous ont donné leur accord pour participer à la recherche.

Nous avons également contacté des chercheurs ayant publié des travaux concernant cette question de l’orientation vers l’ASH. Dix ont donné leur accord pour participer à tout ou partie de la recherche.

Enfin, il était évidemment nécessaire d’inclure dans cette recherche des militants Quart Monde. Ce sont des personnes qui ont subi ou subissent encore la grande pauvreté au quotidien. Ils ont choisi de rejoindre le combat du mouvement ATD Quart Monde pour l’égalité des droits. Un groupe de militants, eux-mêmes ayant vécu cette orientation hors du cursus scolaire ordinaire, dont les enfants vivent maintenant cette exclusion, a été constitué avec des personnes de Reims, Toulouse et de l’Île-de-France.
 

3ème étape : le croisement des savoirs

La pédagogie du « Croisement des savoirs et des pratiques » avec des personnes en situation de précarité, formalisée par ATD Quart Monde, est une philosophie, une manière d’être et d’agir, qui se concrétise dans des projets et actions de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. C’est une recherche continue des conditions à établir pour permettre à des personnes en situation de pauvreté d’être réellement partenaires et actrices, avec d’autres, de la construction d’une société plus juste. Cette démarche consiste à croiser et confronter trois savoirs : les savoirs académiques de la recherche, les savoirs d’actions des professionnels concernés par la question abordée et les savoirs de vie, d’expérience, des personnes en situation de grande pauvreté. À partir de ces trois savoirs, entre lesquels n’existe aucune hiérarchie, se construit un nouveau savoir commun.

Nous avons constitué cinq groupes de pairs regroupant des militants Quart Monde: des parents d’élèves de tous milieux ; des enseignants (dont syndicats et mouvements pédagogiques) ; des professionnels non enseignants (inspecteurs, psychologues...) ; des chercheurs. Ces cinq groupes ont travaillé d’octobre 2017 à février 2018, à l’occasion de trois séminaires de deux jours :

  • 1er séminaire : accord de tous les participants sur ce qui permet ou ce qui freine la réussite des enfants de milieux défavorisés ;
  • 2ème séminaire : écriture des obstacles à la réussite et des différents éléments qui amènent au processus d’orientation ;
  • 3ème séminaire : finalisation du texte commun et approbation générale . Le texte commun porte sur le système éducatif (en quoi contribue-t-il à la mise en échec ?), la norme (imposée par le système scolaire et dans laquelle tout le monde ne rentre pas), les moqueries et leurs conséquences, les malentendus entre les familles et l’école.


4ème étape : les ateliers de confrontation entre la recherche et le Croisement des savoirs

En avril 2018, pendant deux jours, des ateliers ont réuni une centaine de personnes, dont des militants Quart Monde et une dizaine de chercheurs. Nous avons rencontré chaque chercheur avant les ateliers pour leur demander une intervention de dix minutes à partir du texte issu du Croisement des savoirs et à la lumière de leurs travaux universitaires. Ils devaient veiller à s’exprimer de telle sorte que tous les participants puissent pleinement profiter de leur intervention, y compris des personnes peu ou pas habituées aux colloques universitaires.

À l’issue des deux jours d’ateliers, les participants ont réalisé des affiches synthétisant leurs travaux. C’est à ce moment qu’est apparu le mot « injustice ».
L’orientation des enfants de familles en situation de grande pauvreté vers l’enseignement adapté ou spécialisé est une injustice. Telle est l’affirmation principale de ces ateliers. Ils ont également permis de dégager des pistes possibles pour une école plus inclusive, cherchant à éviter au maximum les orientations vers l’ASH pour cause de pauvreté.

Tous les partenaires, acteurs-chercheurs, ont considéré qu’ils ne pouvaient en rester au constat de l’injustice sans mettre en œuvre des moyens de la combattre. Une tribune signée par tous a été publiée le 7 novembre 2018 sur le site cafepedagogique.net : « Pauvreté et ségrégation scolaire, ça suffit ! » Un appel y est lancé aux écoles et collèges volontaires pour expérimenter des évolutions structurelles et pédagogiques permettant qu’aucun enfant ne soit exclu du cursus scolaire ordinaire pour cause de pauvreté.

Cette recherche apporte des connaissances nouvelles sur les processus d’orientations. Elle éclaire les émotions des familles et des enfants, et celles des enseignants, lors du processus d’orientation. Elle éclaire les malentendus, les tensions qui pèsent sur les relations entre les familles et l’école. Elle éclaire enfin les conséquences sociales de ces décisions et pose de nouvelles questions : en quoi les difficultés rencontrées par ces élèves sont-elles distinctes de celles des élèves pour lesquels les parcours ASH sont pertinents ? Comment les prendre en compte ?

À ce jour, une vingtaine d’écoles primaires et de collèges ont répondu à l’appel à expérimenter. Nous leur avons fourni un cahier des charges directement issu du Croisement des savoirs et des ateliers d’avril 2018. Celui-ci guidera le projet que chacun des sites s’engage à écrire pour commencer l’expérimentation avec les moyens que nous mettons à leur disposition (coordination par l’Institut français de l’éducation, chercheur-accompagnateur, temps d’analyse de pratique...).
 

 

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