Cet article est une contribution de la version numérique enrichie de la Tribune Fonda n°234.
Il ne figure pas dans la revue papier.
Le community organizing désigne une variété d’organisations collectives visant la participation des habitants à l’échelle locale. Les politiques sociales et urbaines aux États-Unis reposent largement sur ces associations. Elles renvoient cependant à des projets politiques et des pratiques différentes. Celles-ci vont de la coopération entre associations et pouvoirs publics, dans une perspective de développement économique du quartier, à l’auto-organisation des quartiers populaires pour constituer un rapport de force avec les décideurs politiques locaux : le community organizing « radical » (Talpin, 2015).
Derrière cette diversité de pratiques, ces associations partagent des modèles organisationnels similaires. Elles reposent sur des démarches bottom-up (mouvement ascendant de la société civile), des community builders (experts en mobilisation qui font un travail « d’architecture sociale ») et une volonté d’empowerment (élévation du pouvoir d’agir des habitants pour les aider à s’en sortir par leurs propres moyens). L’orientation américaine se distingue ainsi de la politique de la ville en France, marquée par une approche territoriale, où l’État décline ses orientations générales. (Donzelot et al., 2003).
Ce « modèle américain » a inspiré des acteurs associatifs français - de la politique de la ville, du travail social et de l’urbanisme – pour renouveler les modes d’intervention dans les quartiers populaires 1
. Créée à partir de 2010, l’Alliance Citoyenne de l’agglomération grenobloise – anciennement projet ECHO - est une association où des militants professionnels (community organizers) soutiennent l’organisation d’habitants à l’échelle d’un quartier. Ensemble, ils construisent des campagnes pour interpeller les pouvoirs locaux et obtenir des améliorations concrètes de leurs conditions de vie.
LA FORMATION DES BÉNÉVOLES AU SERVICE DU POUVOIR D’AGIR
Dans cette association, le rôle des militants salariés - organizers - est d’abord d’aller à la rencontre des habitants d’un quartier populaire. À travers un travail de porte à porte, ils écoutent et recueillent colères et sentiments d’injustice du quotidien. L’identification de revendications communes, sur des questions de logement, d’urbanisme ou d’accès à des services publics, permet ensuite de susciter l’organisation d’un collectif.
À la tête de ces collectifs, les organizers identifient et mettent en avant des leaders bénévoles, personnes issues de minorités, influentes dans la vie sociale du quartier, mais habituellement difficiles à mobiliser. Les organizers développent ensuite des formations internes à destination de ces leaders et des habitants bénévoles impliqués dans le collectif.
Ce projet de formation répond d’abord d’une volonté politique. Les formations portent ainsi sur les outils de mobilisation et d’organisation de collectifs, ou sur les négociations avec les décideurs publics. Ces techniques développent concrètement le pouvoir d’agir des habitants des quartiers populaires contre les oppressions qu’ils subissent.
Toutefois, au sein de ces organisations, les tensions internes existent entre les organizers professionnels et les leaders ou membres bénévoles issus des quartiers populaires. Les formations internes cherchent à éviter qu’un petit groupe de militants salariés et diplômés concentre le pouvoir de décision. Dans cette optique, former les bénévoles à prendre des décisions stratégiques pour l’organisation permet d’être transparent pour éviter les asymétries de pouvoir. L’objectif visé est bien ici la lutte contre la reproduction de la domination sociale et politique qui peut exister au sein des associations.
Devant l’intérêt d’un certain nombre de structures associatives pour ces méthodes de mobilisation, l’Alliance Citoyenne a développé des formations au community organizing.
Dans ces formations, les équipes salariés et/ou bénévoles se forment à des méthodes permettant d’aller chercher la parole d’habitants de leur territoire, et d’accompagner leur organisation. À travers des mises en situation, des débats, et l’appropriation d’outils, les équipes questionnent ainsi leurs postures professionnelles.
Les marches de l'organisation ©Alliance Citoyenne de l'agglomération grenobloise
CONNAÎTRE ET RECONNAÎTRE LES INITIATIVES DES HABITANTS
Malgré sa visibilité médiatique, le « développement du pouvoir d’agir », n’est pas toujours évident à appliquer au quotidien dans les structures socio-culturelles. En effet, la notion de « projet » est-elle vraiment compatible avec le pouvoir des usagers ou d’habitants dont on souhaiterait valoriser l’action ? Quelle est la marge de manœuvre des habitants dans l’élaboration d’un projet associatif ? Quels sont les espaces où se réfléchissent ce qui est à entreprendre ?
Aussi la formation au community organizing outille-t-elle les acteurs pour mener un travail relationnel sur leur territoire d’action, dans l’objectif de valoriser la parole des habitants, et de les intégrer aux décisions de la structure.
Un centre social situé à Paris (75) a ainsi réalisé son projet social 2017-2021 grâce à ces méthodes (voir encadré 1). Cela a ensuite amené le centre social à faire entrer de nouveaux habitants, notamment des femmes, au conseil d’administration et, à la demande des usagers, d’offrir plus d’autonomie dans l’accès et l’utilisation du bâtiment. L’équipe du centre social a également identifié avec les habitants certains difficultés récurrentes dans le quartier – par exemple des conflits entre parents et l’équipe éducative de l’école du quartier - et cherché à identifier des solutions collectives – en accompagnement ici la création d’une association indépendante de parents d’élèves.
1. Centre Social (75) : l’écriture du projet social 2017-2010 (extrait)
Nous avons souhaité aller chercher ceux qui n’avaient pas « voix au chapitre », ceux que l’on n’entendait pas, ceux qui ne participent pas aux conseils de quartier ni aux réunions institutionnelles. Nous sommes allés à la rencontre d’habitants, que nous ne connaissions pas. En tapant à leur porte. En les interpellant dans la rue. Nous nous sommes assis dans leur salon, dans leur association, même dans leur église. Nous avons écouté longuement leurs colères, leurs problèmes, leurs envies. […] Leur analyse des situations ne vaut pas moins que la nôtre, « spécialistes des diagnostics territoriaux », nous en avons acquis la conviction et avons tenté de nous faire « tout petits », de faire de ce nouveau projet avant tout, le leur.
L’AFEV Grenoble (38) a également formé des bénévoles résidents en Kolocs à Projets Solidaires (KAPS) dans des quartiers politique de la ville, à aller à l’écoute des habitants de leur quartier, pour sortir de « la méthodologie de projet », très présente dans le contexte du volontariat (voir encadré 2). Une Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) a également vu de l’intérêt à former les animateurs jeunesse à ces méthodes, pour les interroger sur leur posture (voir encadré 3) : « Ce qui est ressorti du bilan, c'est ce que ça avait bousculé les représentations et les postures positivement. Les professionnels avaient été bousculés sur certains réflexes, dans le fait de partir des besoins. D'être dans l'aller-vers, dans l'écoute, accompagner des actions de mobilisations.2
»
2. AFEV Grenoble (38) : la formation des résidents des KAPS au porte-à-porte
Le porte-à porte avait pour, objectif dans une première phase de l'année, d'aller à l'écoute des habitants, savoir quelle est leur vie dans le quartier, quelles sont leurs envies. […] Pour dans un deuxième temps, monter des projets à partir de ce diagnostic, avec les habitants, si possible, mais au moins à partir de la parole des habitants.
3. DDCS : exemple de mise en situation avec les acteurs jeunesse
Un groupe de jeunes demande un rendez-vous avec le maire, il leur a été proposé un rendez-vous avec le Directeur des Sports. L'animateur doit réunir les jeunes pour préparer le rendez-vous, en tout cas voir ce que le groupe choisissait de faire. Et assez rapidement sur cette mise en situation il y a eu un débat. Il y a eu des organisateurs qui ont considéré que par exemple, les jeunes ne pouvaient pas refuser d'aller au rendez-vous sous prétexte que c'était pas le maire. (…) Pour que le projet "réussisse", ils avaient du mal à concevoir que les jeunes puissent faire autre chose que ce qui leur paraissait le plus pertinent.
L’ACCOMPAGNEMENT COMME POSTURE PROFESSIONNELLE
La formation au community organizing traduit ainsi une inflexion des postures professionnelles vers « l’accompagnement », qui valorise la création d’une relation d’empathie et d’intelligence réflexive (Paul, 2004). On perçoit là un changement de logique professionnelle, non plus centré sur l’action d’expertise mais sur l’autonomisation de la personne. Derrière cette apparence informelle et subjective, se dessine un fondement professionnel : la nécessité de mieux s’ajuster à la singularité de l’Autre.
Toutefois, ce travail d’accompagnement doit encore gagner en termes de reconnaissance et de valorisation. En effet, si les partenaires institutionnels - notamment la CNAF - incitent à construire des projets avec les habitants, les moyens consacrés à cela sont faibles et le financement par actions nécessite un travail administratif qui éloigne bien souvent les salariés du terrain.
BIBLIOGRAPHIE
- Donzelot J. Wyekens A., Mével C., Faire société, La politique de la ville aux États-Unis et en France, éditions du Seuil, Paris, 2003
- Paul M., L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique, éditions L’Harmattan, Paris, 2004
- Talpin J., Community organizing : de l’émeute à l’alliance des classes populaires, éditions Raisons d’agir, Paris, 2015
- 1Voir Bacqué, M.-H., Mechmache M., Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, juillet 2013
- 2 Entretien avec un Conseillère Jeunesse Education Populaire d’une DDCS (avril 2017)