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Utilité des scénarios
Dans les principes de la prospective, le futur n’est pas déjà écrit ni donné. « Il n’y a pas d’outil magique pour dire l’avenir, on ne peut pas dire ce que sera demain », rappelle François de Jouvenel. En revanche, il est possible d’explorer les futurs possibles en étudiant des phénomènes présents et en les inscrivant sur le temps long.
Formalisés sous la forme de scénarios, ces futurs possibles nourrissent une réflexion commune en portant un regard différent sur la réalité d’aujourd’hui. Ils sont au service de l’aide à la décision et à l’action. Ces scénarios suscitent des réactions variées, d’adhésion ou de rejet, autant de raisons de s’impliquer pour demain. Ils permettent de déterminer ce sur quoi nous pouvons et voulons agir. C’est un tremplin pour l’action.
La société des engagements pluriels
Présentation du scénario par François de Jouvenel
Dans ce scénario, la société est structurée autour d’engagements répondant aux aspirations et aux envies des personnes de s’impliquer pour une cause ou une autre. L’engagement est moins lié à une appartenance aux institutions ou à des communautés qu’aux trajectoires des individus, en fonction de leurs valeurs et de leurs histoires de vie. Ainsi, les engagements sont moins permanents, de nature et d’intensité variables dans le temps.
L’engagement est structurant dans la vie des individus. Les causes d’engagement et la façon de le faire façonnent l’identité sociale. La somme des engagements permet de dire « qui je suis et je me définis par rapport à ça dans ma vie ».
En 2040, l’engagement est un mot à la mode. Tout le monde cherche à capter l’engagement, avec une concurrence entre les organisations, les partis politiques, les entreprises, les syndicats, les associations, etc. L’engagement devient un impératif.
Face au désengagement de l’État, se développent une offre et une demande croissantes d’engagement pour répondre aux besoins sociaux.
Dans ce scénario, les causes d’engagement et la façon de s’engager façonnent l’identité sociale.
Réaction de Corentin Larmoire-Roussel à ce scénario
Ce qui est positif…
Tout le monde peut trouver chaussure à son pied pour s’engager. Les personnes s’engagent en fonction de leurs envies et leurs besoins. L’engagement ne les définit pas de manière définitive : il est possible de s’engager facilement ailleurs, sans être jugé. La volatilité de l’engagement contribue à renouveler le tissu associatif. Cela évite d’avoir des structures figées, avec par exemple des Conseils d’administration vieillissants.
L’individu se construit à travers ses engagements pluriels. Il peut ainsi rencontrer différentes personnes, diversifier ses expériences, et ainsi, ses compétences et connaissances. Ce scénario permet à terme d’avoir une société plus engagée, ouverte et consciente de tous les enjeux clés et systémiques.
Ce qui est négatif…
Vu que les personnes s’engagent de façons plurielles, elles risquent de vouloir aller partout et de s’épuiser.
Chantiers stratégiques
- Créer des parcours d’engagement tout au long de la vie ;
- Reconnaître et valoriser les engagements ;
- Dégager du temps pour que les personnes qui s’engagent ne s’épuisent pas.
Retours des participants de l’Université à ce scénario
Ce qui nous réjouit
L’engagement devient une valeur centrale au sein de la société, avec plus de personnes engagées, pour des causes variées et à différentes échelles. Il existe une déhiérarchisation des engagements, avec une reconnaissance du pluralisme des engagements. Les valeurs d’engagement se développent ainsi dans les secteurs économiques et les dynamiques territoriales. C’est un scénario propice à la coopération et à l’enrichissement des connaissances.
Dans ce scénario, les engagements sont déhiérarchisés.
Ce qui nous inquiète
Dans ce scénario, il y a un risque de perdre la capacité à faire « commun », à avoir une vision globale des enjeux. Certaines causes pourraient être abandonnées quand la dispersion des engagements entraînerait le risque de ne pas agir en profondeur sur certains sujets, de rester seulement en surface. La pluralité des engagements risque par ailleurs de conduire à un épuisement des personnes.
Les associations risquent de ne pas réussir à s’adapter face à ces engagements pluriels et volatils. C’est un scénario où la vision à court terme, dictée par les aspirations personnelles, prime sur une vision de société partagée à long terme.
Ce que nous avons à gagner
Les personnes peuvent facilement s’engager, en fonction de leurs aspirations, et changer d’engagements sans jugement. De fait, plus de personnes s’engagent et permettent une mixité sociale. Une grande variété d’engagements, dont ceux informels, est reconnue et valorisée.
Ce que nous avons à perdre
Le risque d’épuisement des personnes et des organisations est identifié. Cela suppose de penser aux enjeux de transmission au sein des structures. À cela s’ajoute un risque de perte de qualité et d’intensité des liens entre les individus, en raison de la volatilité des engagements.
Plus généralement, la somme des engagements individuels — sans structuration ni médiation — ne va pas nécessairement permettre de réaliser les missions relevant de l’intérêt général.
Chantiers stratégiques
- Comment allons-nous assurer la transmission et la pérennisation des projets associatifs dans un contexte d’engagement plus volatil ?
- Comment allons-nous construire des imaginaires mobilisateurs et désirables partagés pour s’engager collectivement autour d’une vision partagée de l’avenir et ainsi garantir l’intérêt général ?
- Comment allons-nous articuler les différents engagements ?
La société des engagements identitaires
Présentation du scénario par François de Jouvenel
Dans ce scénario, l’engagement est lié au sentiment d’appartenance à une communauté. Ces communautés sont d’une grande diversité : religieuses, ethniques, professionnelles, territoriales, ou encore mémorielles. Dans un contexte de recul et de dégradation des services publics, les communautés se développent et s’organisent autour de solidarités de proximité. Elles permettent de répondre à des besoins essentiels : se nourrir, se loger, se vêtir, etc. Cette logique de survie renforce le sentiment d’appartenance et l’engagement au sein d’une communauté.
L’État prend acte de cette évolution majeure. Il s’appuie sur les communautés pour répondre aux différents besoins. Elles sont plus ou moins exclusives ou coopératives. Les entreprises ont des stratégies variables. Certaines endossent les identités communautaires de leurs salariés ou clients, tandis que d’autres prennent leurs distances pour ne pas s’aliéner des parts de clientèle et imposent des règles pour garantir leur neutralité.
En 2040, les personnes s’engagent au sein des communautés. Ces dernières peuvent s’allier sur des sujets transversaux. Cependant, la situation sociale est instable, et les choix politiques percutent les intérêts communautaires. L’engagement rend la société inflammable.
Dans ce scénario, l’engagement rend la société inflammable.
Réaction de Matthieu Fontaine à ce scénario
Ce qui est positif…
Les communautés s’organisent et mettent en place des projets de solidarité de proximité pour faire face au désengagement de l’État-Providence. L’engagement des individus devient structurant dans les communautés, et donc dans la vie sociale. Certaines entreprises et associations contibuent à une société plus inclusive et harmonieuse.
Ce qui est négatif…
En cas de dégradation, voire d’effondrement de certains services publics, comme la Sécurité sociale, les solidarités communautaires prennent le relai. Cependant, elles sont plus ou moins exclusives, risquant de laisser certaines personnes de côté.
Des affrontements violents peuvent apparaître autour des sujets de société, notamment l’avortement, le vieillissement, etc. Une polarisation et une radicalisation identitaire sont possibles.
Chantiers stratégiques
- Repenser le rôle de l’État et sa capacité à agir : quelles relations avec la diversité des communautés ? Comment préserver l’intérêt général ?
Retours des participants de l’Université à ce scénario
Ce qui nous réjouit
Dans ce scénario, les individus peuvent se sentir davantage en sécurité en appartenant à une ou plusieurs communautés. La communauté est un vecteur très puissant d’engagement, grâce à la force du collectif. Elle a une capacité à agir plus réactive et plus complète. L’engagement est plus spontané et naturel, car il s’exprime avec des pairs, partageant la même identité.
Dans ce scénario, l’engagement est plus spontané et naturel.
Ce qui nous inquiète
Il existe un risque d’essentialisation des identités. Les personnes n’appartenant pas à des communautés risquent d’être exclues et laissées pour compte. Repliées sur elles-mêmes, ces communautés risquent d’être en concurrence identitaire. Elles peuvent être instrumentalisées et être en conflit les unes avec les autres. Le risque de dérive sectaire s’accentue. Plus globalement, comment bâtir l’intérêt général face à une pluralité de communautés ?
Ce que nous avons à gagner
Ce scénario permet de créer de nouvelles solidarités et de renforcer les coopérations entre les communautés. Cela suppose de créer les conditions pour que les identités existent côte à côte sans s’étouffer et d’identifier un régulateur pour favoriser le développement harmonieux des communautés.
Ce que nous avons à perdre
Ce scénario risque d’affaiblir le travail interréseau existant entre les organisations. Des conflits entre communautés peuvent apparaître sur un même territoire, conduisant à une perte d’unité. Certains sujets risquent par ailleurs de devenir orphelins.
Chantiers stratégiques
- Comment allons-nous favoriser la coexistence entre les différentes communautés ?
- Comment garantir un cadre partagé et accepté par tous ?
- Comment allons-nous préserver les droits universels et le pacte républicain ? Comment allons-nous réussir à faire ensemble entre communautés ?
La société de l’engagement administré
Présentation du scénario par François de Jouvenel
Dans ce scénario, l’État a un rôle dominant dans la structuration des engagements. Cela s’explique par un enchaînement d’événements : une dynamique de repli sur soi des individus, une multiplication des crises, et une rétractation des moyens de l’État-providence. Face à cette situation complexe, l’État choisit de rendre une partie de l’engagement obligatoire et initie un grand programme de développement de l’engagement. Chaque citoyen doit donner une partie de son temps, par exemple neuf mois, aux actions d’engagement au cours de sa vie.
En 2040, l’engagement est civique, organisé et obligatoire pour répondre aux besoins sociaux et apporter de la sécurité (matérielle, relationnelle, physique, etc.). L’État en parallèle organise son propre désengagement dans l’élaboration et la mise en place des services publics.
Dans ce scénario, l’État a un rôle dominant dans la structuration des engagements.
Réaction de Marion Ben Hammo à ce scénario
Ce qui est positif…
Dans ce scénario, l’engagement concerne toutes les générations et est partie intégrante des parcours de vie.
Ce qui est négatif…
L’engagement devient un devoir. Mais comment reconnaître, notamment financièrement, la contribution de chacun ? Comme l’engagement repose sur les compétences des engagés, cela ne risque-t-il pas de recréer des inégalités sur la base des compétences et non de la citoyenneté ?
Il n’y a pas d’engagement émancipateur dans ce scénario. Par ailleurs, l’engagement est vu comme une réponse à des besoins immédiats, sans perspective à long terme. D’ailleurs, il n’y a pas de définition collective de l’intérêt général. Enfin, les associations sont des pourvoyeuses de services dans ce scénario. Elles ne font que répondre aux demandes de l’État, réduisant ainsi les libertés associatives et leur capacité d’innover. Ce scénario accentue une logique déjà présente de contrôle et de performance.
Chantiers stratégiques
- Penser et renforcer le rôle des philanthropes : comment peuvent-ils assumer ce rôle d’explorateur de l’intérêt général, de nouvelles formes de société, de recherche et de développement (R&D) sociétale ?
- Tirer les enseignements des précédentes crises, où des initiatives inspirantes et coopératives ont vu le jour, bien que rapidement oubliées : nous avons besoin de capitaliser et de tirer les enseignements de ces différentes expériences.
Retours des participants de l’Université à ce scénario
Ce qui nous réjouit
Ce scénario permet d’optimiser les ressources, de mieux identifier les besoins et y répondre. Le rôle des associations est reconnu. Elles bénéficient d’un cadre réglementaire et financier sécurisant.
Le sens de l’intérêt général innerve la société. La culture de l’engagement se transmet dès le plus jeune âge. L’engagement est encouragé.
Dans ce scénario, la culture de l’engagement se transmet dès le plus jeune âge.
Ce qui nous inquiète
Ce scénario risque de fragiliser les libertés associatives et la liberté d’engagement, avec de possibles sanctions en cas d’engagement pour des causes non homologuées, ou en cas de désengagement.
La capacité d’innovation sociale et démocratique est fragilisée. Certaines causes risquent de ne plus être soutenues, voire d’être criminalisées. L’État risque de ne plus avoir la capacité à identifier les nouveaux besoins dans la société.
Ce que nous avons à gagner
Ce scénario peut contribuer à structurer la vie démocratique, en soutenant les associations dans leurs actions. Cela suppose de bâtir des relations de confiance avec l’État et de renforcer la capacité à agir des collectivités territoriales.
Ce que nous avons à perdre
La liberté associative est limitée pour accéder aux financements, avec un système à deux vitesses. Certaines associations sont financées, car elles mènent des actions répondant aux demandes de l’État. Les autres ne le seront pas, en raison de leurs causes ou modes opératoires.
Chantiers stratégiques
- Comment allons-nous créer et transmettre une culture de l’engagement dès le plus jeune âge ? Comment créer les conditions pour l’engagement de tous ?
- Comment garantir la liberté associative ? Quid de celles de s’engager et de ne pas s’engager ?
- Qui va définir ce qui relève de l’intérêt général ou non ?
La société de l’engagement auto-organisé
Présentation du scénario par François de Jouvenel
Dans ce scénario, l’État est nettement moins présent et a réduit son rôle à des fonctions défensives et sécuritaires, et ce dans un contexte de montée des crises et donc des menaces globales. Face à l’importance des besoins sociaux non satisfaits et à l’extension de la pauvreté, la société civile se mobilise massivement. Les associations voient affluer un grand nombre de bénévoles. Quant aux entreprises, elles s’engagent à leur échelle, pour leurs collaborateurs et leurs clients, car elles sont conscientes que la prospérité du marché repose sur la vitalité sociale.
Cette situation risque de conduire à un épuisement d’un certain nombre de citoyens engagés. Les individus s’engagent pour ce qui leur semble bon pour la société. Les différents engagements peuvent être contradictoires, s’opposer, car il n’y a pas nécessairement de cadres de régulation. En 2040, la vie locale est extrêmement riche avec des engagements variés des individus. Ils peuvent donner lieu à situations d’affrontement et de concurrence. Sur les sujets touchant les valeurs profondes des individus, des conflits violents peuvent apparaître.
Réaction de Delphine Chomiol à ce scénario
Ce qui est positif…
Même si l’État n’est plus présent, la société civile est dynamique. L’entraide et la solidarité se renforcent au niveau local. Des mécanismes de solidarité se mettent naturellement en place en s’autoorganisant, à l’image de ce qui s’est fait pendant la crise liée au COVID-19. Des solidarités inter- générationnelles se développent, car tout le monde est obligé de s’engager, par intérêt ou par la force des choses.
Ce qui est négatif…
Dans ce scénario, l’auto-organisation peut être complexe à de multiples égards. Elle fait peser une lourde responsabilité sur les associations, alors qu’elles ne sont pas toutes dotées des ressources nécessaires. La question du financement est cruciale pour répondre de manière opérationnelle aux besoins sociaux, mais aussi pour impulser et animer des stratégies coopératives.
Il risque de se développer des concurrences entre les luttes et causes d’engagement. Mais, comment seront prises les décisions sur des sujets transverses, comme l’écologie ? Quelle articulation entre les différentes échelles locales entre elles, mais aussi aux niveaux nationaux et internationaux ?
Chantiers stratégiques
- Outiller et financer l’ingénierie de la coopération ;
- Financer les microcoopérations ;
- Veiller au financement équitable entre les différentes causes d’engagement ;
- Penser aux différentes formes de reconnaissance de l’engagement des individus.
Retours des participants de l’Université à ce scénario
Ce qui nous réjouit
Ce scénario se caractérise par une forte dynamique d’engagement citoyen avec des initiatives plus horizontalisées et territorialisées. Il existe un vent d’innovation pour répondre aux besoins sociaux.
Les acteurs coopèrent à l’échelle territoriale autour d’actions et de valeurs partagées. D’ailleurs, le modèle associatif revient en force !
Ce qui nous inquiète
L’affaiblissement du service public se poursuit au profit des seules missions régaliennes de l’État. Les individus risquent de s’épuiser au travers de leurs engagements. Si des solidarités de proximité se développent, c’est parce que les inégalités entre territoires sont amplifiées.
Ce que nous avons à gagner
Le pouvoir d’agir et l’autonomie des individus sont renforcés. Les acteurs coopèrent davantage et ont une meilleure connaissance des besoins sociaux.
Dans ce scénario, le pouvoir d’agir est renforcé.
Ce que nous avons à perdre
Les infrastructures et services publics minimums nécessaires à une vie digne dans les domaines de la vie sont affaiblis. Il y a un risque de perte du dialogue social et civil. Un autre risque est la difficulté de la société à résister au marché dans ce scénario.
Chantiers stratégiques
- Comment allons-nous soutenir la dynamique de l’engagement citoyen tout en préservant la solidarité nationale ? Quelle place pour la puissance publique ?
- Comment allons-nous améliorer les capacités des acteurs à agir pour répondre aux besoins sociaux ?
- Comment allons-nous faire ensemble ? Avec quel horizon ?
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Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti et relu par Marion Ben Hammo, Yannick Blanc, Delphine Chomiol, Charlotte Debray, Matthieu Fontaine, François de Jouvenel, Corentin Larmoire Roussel et Anna Maheu. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.