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Vieillissement démographique : pistes stratégiques pour les acteurs de l’Économie sociale et solidaire

Tribune Fonda N°228 - Société vieillissante, société innovante - Décembre 2015
Alexeï Tabet
Alexeï Tabet
Alors que l’Économie sociale et solidaire (ESS) commence à se détacher de son image d’économie supplétive, de réparation et de compensation de l’économie de la performance financière, et à s’émanciper de sa fonction de béquille d’un État social en décomposition, sa reconnaissance en tant que secteur statutaire de l’économie par la récente loi est un acquis politique.

Pour autant, au sein des profondes transitions (économique, écologique, numérique, démocratique et institutionnelle) que traversent nos sociétés, les acteurs de l’ESS ne peuvent jouer leur rôle pionnier que s’ils parviennent à devenir non seulement porteurs d’un nouveau discours, mais surtout promoteurs d’une nouvelles praxis de transformation sociale.

 

Comment les acteurs de l’ESS peuvent-ils contribuer à la diversification des formes et des parcours d’activité ?

La transformation progressive et inéluctable des activités, dont les statuts sont en train de s’hybrider et de se complexifier, conduit à l’effacement relatif de la notion de « départ à la retraite ». D’autre part, d’importantes mutations marquent les rapports entre individus et collectif, et notamment celles du fait associatif et des modalités de l’engagement. Dans ce contexte, les acteurs de l’ESS peuvent contribuer à la diversification des formes et des parcours d’activité, en agissant sur plusieurs leviers :

  • la gestion de leurs ressources humaines salariées (GPEC, formation continue, accompagnement de leurs salariés seniors dans la construction de nouveaux projets d’activité, etc.) ;
     
  • offrir des possibilités de réalisations concrètes à l’idée d’une contribution active des seniors à la transformation sociétale (adaptation aux besoins liés aux rythmes de vie d’individus qui entament leur sortie du salariat, et à leurs attentes quant à la nature des activités qui leur sont proposées, développement du « mentorat intergénérationnel ») ;
     
  • tirer parti du développement de l’engagement des jeunes dans le domaine des solidarités intergénérationnelles, notamment au moyen du « service civique volontaire » ;
     
  • participer et bénéficier de l’instauration d’un compte épargne temps, permettant que les activités d’utilité sociale (bénévoles ou informelles) réalisées hors-salariat ouvrent droit à l’accès à des services répondant à des besoins immédiats ou à venir, notamment causés par la perte d’autonomie.


Comment les acteurs de l’ESS peuvent-ils contribuer à l’émergence d’un nouveau paradigme du soin ?


Le vieillissement commence dès la naissance : la meilleure parade au mal-être, a fortiori aux handicaps liés à la vieillesse, se trouve ainsi dans la bonne gestion du capital santé tout au long de la vie. Formuler des réponses adaptées à ces besoins évolutifs implique de passer d’une logique de gestion médico-sociale de la dépendance à une logique d’investissement dans le capital santé de chacun. Cela permettrait de repousser le moment de la perte définitive d’autonomie des personnes âgées et d’améliorer leur bien-être. Alors que le numérique permettrait à cette logique de suivi individualisé et d’investissement massif dans la prévention de se déployer, les acteurs de l’Ess sont en mesure de défendre une conception du care préservant la dimension humaine du soin et la dimension solidaire de la protection contre les risques, chacune menacée par certaines innovations numériques qui émergent dans le domaine de la santé. En particulier, le développement d’une médecine des « 4P » (préventive, prédictive, personnalisée et participative), s’il est porteur d’opportunités, pose également des problématiques éthiques quant aux usages des données de santé. Certains acteurs de l’Ess, au premier rang desquels les mutuelles, sont amenés à se positionner au sein de tensions entre nouvelles formes de « discipline des corps » et réappropriation de leur santé par les individus, ou entre maximisation de l’efficience des systèmes de santé et ouverture de ces derniers à des formes d’accompagnement plus adaptées aux situations de chacun. Ils peuvent :

 

  • construire des réponses spécifiques à des besoins sociaux émergents, participant au développement de la logique de parcours de santé individualisé (prévention et services de bien-être, accompagnement des proches aidants articulant solutions individuelles et collectives, formelles et informelles, présentielles ou virtuelles, développement de services de proximité de type conciergerie, aménagement de lieux de vie intermédiaires entre le domicile et l’institution médicalisée facilitant notamment l’accès à des services de proximité innovants ou encore la mutualisation des services d’accompagnement médico-social, aide à la mobilité, etc.) ;
     
  • impulser une dynamique de coopération et de mutualisation dans la construction de l’offre de soins au niveau des territoires (état des lieux des besoins des seniors et de l’offre existante, coordination et coopération des acteurs du secteur sanitaire et médico-social et des acteurs relevant d’autres domaines (logement, loisir, culture, etc.) pour décloisonner l’approche des solutions aux besoins sociaux) ;
     
  • inventer de nouvelles formules de mutualisation de la protection contre les risques fondées sur un juste équilibre entre responsabilisation individuelle et solidarité collective, dans un contexte marqué par les nouveaux moyens de collecte de données sur les comportements des assurés et de découpage de population selon leur degré d’exposition à différents risques ;
     
  • contribuer au développement d’une éthique du care permettant de préserver la dimension humaine du soin dans le contexte d’une transformation des systèmes de santé liée à l’innovation technologique fondée sur le développement du numérique (développement des objets connectés et du quantified self des algorithmes de traitement des données de santé collectées, etc.).


Comment les acteurs de l’ESS peuvent-ils s’inscrire au cœur de l’innovation sociale ?

Alors que, de toutes parts et dans tous les domaines, fleurissent en France et dans le monde des innovations manifestement porteuses d’avenir, la question essentielle est aujourd’hui de savoir comment faire de ces initiatives des leviers de changement sociétal. Pourtant, de nombreux acteurs de l’Ess, focalisés sur des contraintes de gestion du court terme, paraissent aujourd’hui incapables de capter ou de soutenir ces capacités de transformation sociale. Dès lors, à l’heure où la demande sociale augmente, leur capacité de réponse est inversement proportionnelle. Alors que le vieillissement démographique met à l’épreuve les missions des acteurs de l’Ess et des valeurs de solidarité, d’autonomie et de démocratie dont ils se réclament, il leur appartient de reformuler leur stratégie en connaissance des mutations de l’environnement au sein duquel ils évoluent.

La puissance publique peine à accompagner le déploiement de l’innovation, tandis que les acteurs privés sont souvent moteurs de dynamiques d’innovation hors sol, déconnectées des dynamiques territoriales qui les environnent. La structuration d’une filière Silver économie, reposant sur le prototypage industriel de produits et de services destinés à être dupliqués hors de toute prise en compte de leur adéquation avec des besoins évolutifs et différenciés selon les territoires et les situations personnelles, en est le dernier exemple. Les acteurs de l’Ess auront un rôle clé s’ils parviennent à déclencher de nouvelles dynamiques d’innovation sociale ancrées dans leurs territoires, ouvertes et ascendantes. Ils pourraient, à ce titre, développer leurs liens avec les innovateurs sociaux. Ces derniers peuvent faire usage des outils que proposent les différents statuts des organisations de l’économie sociale et solidaire, pour mettre en pratique de nouvelles formes de gouvernance (inclusion des parties-prenantes : porteur(s), chercheurs, financeurs privés comme publics, usagers), impulser des dynamiques inter-acteurs au niveau des territoires, et permettre la mutualisation des expertises portées par différents acteurs d’un même territoire et l’ouverture d’espaces d’innovation coopérative.

Ainsi, les acteurs de l’ESS contribueraient à faire des dynamiques d’innovation sociale ouvertes et ascendantes de nouveaux vecteurs du politique, notamment en ouvrant de nouveaux espaces d’engagements citoyens.

Alors que le modèle du « passage à l’échelle » et de la généralisation semble souvent inadéquat, il appartient aux acteurs de l’ESS et à ceux qui les accompagnent de dessiner de nouveaux modes de diffusion des innovations sociales, en partant de la spécificité des différents écosystèmes et de la possibilité d’impulser des communautés d’acteurs autour de projets innovants. Ces nouvelles formes d’essaimage peuvent solliciter l’inscription des acteurs de l’ESS au cœur de dynamiques d’innovation sociale suppose qu’ils intègrent pleinement la démarche prospective.

En France, la fonction de diagnostic et d’anticipation reste trop souvent captive des institutions publiques, ou de sociétés privées les mettant au service de leurs seuls intérêts stratégiques. L’émergence d’un marché du vieillissement, intéressant au premier chef des compagnies d’assurance mais également des fournisseurs d’équipements et des prestataires de services, en est l’un des derniers exemples. La participation des acteurs de l’Ess à des démarches prospectives peut ainsi contribuer à mobiliser les énergies pour changer d’ère et redonner du sens à l’action collective. Cette dynamique pourrait être amplifiée par la montée en compétence des animateurs, des médiateurs, mettant en œuvre de nouvelles méthodologies d’implication et de consultation pour impulser des projets ouverts. Ces derniers pourraient tirer profit de la mise en œuvre d’un Observatoire de l’innovation sociale, plateforme de collecte et de classement des initiatives inspirantes. Les acteurs de la chaîne de l’accompagnement doivent ainsi diffuser des outils et des méthodes permettant à ces organisations de formuler leur stratégie et de penser leurs modes d’action à l’aune des tendances qui structurent la société dans laquelle ces organisations évoluent et qu’elles entendent transformer. Elles pourraient ainsi devenir le noyau d’une capacité d’expertise et de prospective indépendante au service de l’intérêt général, permettant à chacun d’être un citoyen en action.

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