Au-delà de la mesure technique elle-même, de sa faisabilité, du montant de l’allocation ou de sa plus ou moins grande inconditionnalité, il s’agit ni plus ni moins de faire face à la sortie progressive de la civilisation du travail, de cette religion des temps modernes.
Ce qui ne signifie nullement la « fin » du travail mais, comme on le constate jour après jour, de sa lente décomposition dans la précarisation, l’intermittence, la flexibilité à marche forcée pour le plus grand nombre et sa moindre capacité à redistribuer la richesse au profit de la rémunération du capital et des marchés financiers.
En un mot, le travail perd de sa centralité, non seulement économique, mais surtout sociétale comme « grand intégrateur », régulateur de l’ordre social, justifiant de la place de chacun, de l’appartenance à un grand collectif, facteur d’identité et de citoyenneté. Le travail fait désormais moins société qu’il ne la défait. Là est l’origine de tous les maux et de toutes les radicalisations.
La « fracture sociale » n’a cessé de s’élargir, au point que la candidate d’extrême droite qualifiée pour le deuxième tour de la présidentielle, apparaît comme une sorte d’évidence, au risque de sa banalisation. Toutes les économies avancées du monde occidental sont peu ou prou confrontées aux effets délétères de cette dislocation du monde du travail, à commencer par l’Amérique de Donald Trump qui n’a jamais compté aussi peu d’actifs (62 %). La France n’est pas une exception.
De ce point de vue, le revenu universel pose sûrement de bonnes questions mais apporte-t-il la bonne réponse ? Sa critique a essentiellement porté sur le montant du revenu qui, dans la plupart des versions, l’apparente plutôt à un revenu de subsistance que d’existence, au risque de dédouaner la collectivité de toute autre mesure d’équité, et de se substituer à des prestations sociales plus ciblées.
À ce compte là, mieux vaut un RSA élargi et augmenté qui protégerait en priorité les plus vulnérables. Mais, outre cet aspect monétaire, le revenu universel ne répond pas à trois questions essentielles : celle du lien social, celle de la citoyenneté, celle de l’activité et du projet commun. Trois questions qui ont précipité la crise du politique.
L’attente de lien social
Le revenu universel ne dit rien du lien social qui est pourtant l’objet de très fortes attentes. Jamais le lien social n’a autant concentré l’attention dans une société en réseaux, pour ne pas dire relationnelle, où chacun veut pouvoir s’affirmer, communiquer, être reconnu, traité avec respect et égalité.
Les mots d’humanité, de « vivre ensemble » et de convivialité résonnent fort, non parce qu’ils perdent de leur sens, mais au contraire parce que nous en attendons toujours plus dans des sociétés plus transparentes et horizontales.
Le revenu universel, loin de répondre à cette exigence partagée, risque à l’inverse d’isoler, de diviser, de fabriquer des réserves d’Indiens, d’inutiles au monde que rien ne réunira, si ce n’est la révolte dont la violence exprimera justement – comme c’est déjà le cas aux extrêmes de la société – ce même besoin d’intégration et de reconnaissance, bref de lien social…
Une nouvelle citoyenneté ?
Le revenu universel ne répond pas plus à l’exigence de renouveau d’une citoyenneté qui ne peut se réduire à la nationalité, à l’élection, et moins encore à la régression identitaire et la communautarisation contre laquelle se sont forgées successivement la Nation et la République… La citoyenneté suppose de repenser les formes de la participation à la production générale de la société et à l’engagement actif dans la vie de la Cité.
Enfin, le revenu universel ne propose pas de projet commun de société. C’est-à-dire, le développement de richesse et de valeur autour d’une activité qui organise la coopération entre tous les citoyens.
Aujourd’hui, la source de la valeur s’est déplacée en amont du travail classique en voie d’automation, vers la production de l’intelligence collective, de la compétence, de la créativité et de l’innovation permanente autour de la formation, de la santé, de l’environnement, du lien social et des réseaux. Or, ni le secteur public à bout de souffle et mal adapté à l’individualisation, ni le marché impropre à produire avec équité ces biens communs, ne peuvent satisfaire cette demande en pleine expansion.
Plus d’associativité
C’est du côté de l’associativité spontanée de la société civile, comme le prouve le succès de l’économie collaborative, qu’il faut aujourd’hui se tourner et notamment du côté des associations largement plébiscitées par l’opinion publique pour leur apport au capital humain.
En conséquence, tous les citoyens devraient pouvoir contribuer à ce secteur d’utilité économique et sociale, et en recevoir une rétribution par un revenu civique proche du Smic, cumulable avec un emploi.
Les gains de productivité à venir dans le tertiaire, à l’instar de l’industrie, favorisant le « déversement », selon le mot d’Alfred Sauvy, tant financier qu’humain vers ce nouveau secteur « quaternaire ». Bien entendu, le lien social s’en trouvera renforcé puisqu’il est en partie l’enjeu de cette nouvelle production de capital humain. Mais le civisme y gagnera tout autant, quand on sait que ceux qui participent à la vie associative votent presque deux fois plus souvent aux élections que l’électeur moyen.
C’est pourquoi, à une allocation inconditionnelle d’assistance, au risque de l’atomisation, de la dé-cohésion et de la stagnation, il faut préférer un revenu civique universel utile à l’économie, qui serve la coopération et la citoyenneté, et nous engage dans un projet de société digne du XXIe siècle.