Cet article est une contribution à la version numérique enrichie de la Tribune Fonda n°245. Il ne figure pas dans la revue papier.
La 27e Région est un ovni. Elle est le fruit d’une idée un peu folle lancée sous le radar en 2007 par un petit groupe de personnes, toutes passionnées par l’action publique, et qui se posaient ce genre de questions étranges : « Comment recréer un désir de politiques publiques, à contre-courant des représentations étriquées que nous en avons ? Et si la réforme de l’État était un concept dépassé ? Et si l’on inventait une nouvelle culture de l’action publique, et qu’elle s’inspirait de l’innovation sociale, du design et des communs ? Et s’il était possible d’agir méthodiquement, pas à pas, pour transformer le secteur public ? ».
Dix ans plus tard, nous existons toujours ─ une prouesse en soi ! ─ et nous continuons à nous poser ces questions et bien d’autres encore. Mais entre temps, nous avons conduit un grand nombre d’expériences, à l’instar de « La Transfo » (cf. plus bas), qui nous ont permis de répondre à certaines d’entre elles. Ainsi avons-nous avons creusé, avec d’autres, un sillon dans lequel de nombreuses collectivités, institutions et professionnels cherchent dorénavant à s’inscrire.
Or, nous n’avons pu le faire que parce que nous nous sommes inscrits en marge du marché. En 2007, aucun consultant, expert, acheteur public ou même chercheur n’aurait parié sur le potentiel du design dans la transformation du secteur public. C’est parce nous avions fait le choix de nous situer en marge du marché, dans une activité associative sans but lucratif, que nous avons pu faire l’hypothèse du design mais surtout la mettre à l’épreuve, conduire des expériences de terrain, en tirer des enseignements et les partager avec d’autres, jusqu’à ce qu’elles s’imposent à tous comme c’est le cas aujourd’hui.
Aujourd’hui, notre expérience comme celle d’autres « ovni » dans lesquelles nous nous reconnaissons1 nous permet de penser qu’il existe des voies plus fécondes et pérennes que celles proposées par les secteurs financiarisés (consulting de masse, start-ups, mais aussi et de plus en plus économie collaborative) pour produire et partager à grande échelle des connaissances, des ingénieries et des solutions nouvelles en réponse à nos problèmes les plus pressants.
Mais au-delà des grands principes, comme nos autres collègues un peu extra-terrestres nous avons surtout cherché à créer l’organisation dont nous rêvions, c’est-à-dire celle qui agisse en alignement avec nos convictions ─ et plus prosaïquement qui nous donne envie de nous lever tous les matins, et ce pendant longtemps, pas juste un ou deux jours…
La liste de valeurs qui suit est moins une série de recettes que nous aurions vainement tenté d’appliquer, que le résultat auquel nous arrivons peu ou prou, à l’issue de nos multiples expériences réussies ou ratées :
— La congruence, ou « faire ce qu’on dit, et dire ce qu’on fait ». Nous nous efforçons de ne parler que de ce que nous connaissons pour l’avoir expérimenté nous-même. Notre mode d’action privilégié est la recherche-action, car nous voulons nous situer dans le « faire » plutôt que dans les intentions, dans l’esprit du courant pragmatiste du philosophe John Dewey. Notre projet est certes une utopie, mais nous faisons tout notre possible pour l’atteindre. Nous faisons le maximum pour faire aboutir des projets qui nous tiennent à cœur, et refusons (à peu près) systématiquement de travailler sur des projets qui ne correspondent pas à nos valeurs. Nous passons beaucoup de temps à rendre visibles les processus à l’œuvre dans nos projets, à documenter nos réussites comme nos échecs. Nous nous efforçons d’être à l’extérieur comme nous sommes à l’intérieur, et en général nous aimons vraiment ce que nous faisons.
— La constance, ou « la persévérance dans ce que l’on entreprend ». Nos programmes sont conçus comme une suite d’enquêtes ayant pour finalité commune de mieux comprendre, étape par étape, les processus de l’action publique, de les expliciter et les décrypter progressivement. Notre démarche et nos programmes s’inscrivant dans la durée, nous servons souvent de « disque dur » à nos collectivités partenaires, à chaque fois que les équipes de fonctionnaires changent ou lors des nouvelles mandatures. La majorité de nos adhérents le sont depuis plus de cinq ans, et la plupart attendent de nous de leur être utile sur la durée, au fil de leur progression, mais aussi que nous gardions toujours un temps d’avance, de travailler sur « le sujet d’après ».
— La sobriété, ou « l’absence d’ornements superflus ». Même s’ils peuvent être ambitieux, nos projets sont sobres en ressources. Nous partons le plus possible de l’existant et du contexte culturel, pour mieux le valoriser et le ré-agencer. Nous privilégions l’esthétique du bricolage et de la poésie et évitons le style « flashy », le fétichisme technologique et les dépenses somptuaires. Nous apprenons de nos échecs et recyclons au maximum toutes les expériences et connaissances glanées au cours de nos projets. Nous mettons fin à des projets lorsqu’ils ne fonctionnent pas ─ c’est souvent difficile ! Notre train de vie et nos salaires sont très inférieurs à ceux des fonctions équivalentes dans les grandes agences conseil et les grandes institutions.
— La coopération, ou « participer à une œuvre commune ». Nous incitons nos partenaires à sortir des rapports de domination (client/fournisseur, profane/expert, non-élu/élu, non-cadre/cadre, collectivités/État, petit/puissant, etc.) et établissons avec eux des conventions de partenariat plutôt que des prestations de services. Nous hybridons autant que possible les financements, pour que personne ne soit le seul propriétaire de nos programmes. Nous privilégions la « mise en capacité » à la formation descendante des agents, et l’enquête participative à toute forme d’étude externalisée. En interne nous privilégions une organisation horizontale où chaque salarié est à la fois porteur et contributeur de différents projets. Nous sommes une petite structure qui ne peut agir qu’en coopérant avec un écosystème et en contribuant à son développement. Nous pensons qu’il est plus intéressant de faire coopérer dix collectivités autour d’un même projet, que de travailler isolément avec chacune d’elle.
Plus nous parvenons à respecter ces principes, plus nous nous sentons résilients et plus nous pouvons espérer voir loin. Mais tout ceci reste une goutte d’eau dans l’océan, doit encore évoluer et il nous faudrait faire cause commune avec tous les « ovnis » qui agissent de la même façon, que les institutions se réorganisent autour de ce type de valeurs, que d’autres y apportent les leur ─ en terme de justice sociale, de renouvellement démocratique ─ pour que nos rêves deviennent grand format !
Concrètement ça donne quoi ? L’exemple du programme La Transfo
Quel est donc le point commun entre Mulhouse, Paris, Lille Métropole, Metz Métropole, Eurométropole de Strasbourg, la Communauté urbaine de Dunkerque, la Région Occitanie, la Région Pays de la Loire, la Région Bourgogne Franche-Comté, la Région Paca, l’ex-Région Champagne-Ardennes… ? De 2011 à 2020, ces onze collectivités ont participé à la Transfo, dont l’objectif est de simuler l’existence d’un laboratoire d’innovation sociale au sein de l’administration pendant dix-huit mois, à l’aide d’une équipe d’agents volontaires et d’une équipe pluridisciplinaire constituée par la 27e Région.
À l’heure où un nombre croissant d’administrations tentent de se doter de leur stratégie de transformation et d’une fonction interne pour le concrétiser, la Transfo a permis de mieux comprendre les mécanismes propres à ce type de démarche, de pointer les succès mais aussi les limites, de partager ces connaissances entre les collectivités pilotes et dans toute la communauté, de poser les bases de futurs développements. La Transfo a permis de produire des réponses inspirantes sur plusieurs dizaines de thématiques : la capacitation citoyenne à Paris, la proximité des services à l’usager à Metz, la lutte contre les incivilités à Mulhouse, la rénovation énergétique des logements à Dunkerque ou encore la mise en place d’espaces partagés de travail en Occitanie.
Le budget de l’édition 2016-2020 de la Transfo s’élève à 2,6 millions d’euros, cofinancés à 55% par les collectivités associées, et 45% par la fondation américaine Bloomberg Philanthropies. La Transfo a été primée en 2014 au Design Management Award Europe et aux Victoires des Acteurs publics.
- 1On pourrait citer la Fing, Aequitaz, Zero Waste, Place, Territoires Zéro chômeur de longue durée et bien d’autres...