La rédaction : Pourriez-vous présenter la 27e Région en quelques mots ? Comment est-elle née et quels sont ses principaux axes directeurs ?
Stéphane Vincent : À l’origine, la 27e Région est une idée qui a germé dans l’esprit d’un groupe de personnes, qui étaient toutes, là où elles étaient, en état de frustration. Des personnes passionnées par la puissance publique et le service public mais qui avaient le sentiment d’être en incapacité de faire bouger les lignes. Le sujet qui nous préoccupait était de savoir quel est l’impact réel produit par les politiques publiques. Et si nous nous posions cette question, c’est qu’il nous semblait que justement, elles ne produisaient pas suffisamment d’impact – quand on arrivait à l’évaluer. Et donc nous avons été assez vite confrontés à la question de savoir comment repartir de l’impact souhaité pour produire une politique publique, et même, comment repartir des usages d’une politique publique pour la repenser.
À l’époque il y avait des signaux d’alarme donnés par des chercheurs comme Philippe Warin, qui indiquait que dans certains territoires, 30 % à 60 % des gens ayant droit au Rsa n’y avaient pas recours. Il y a un dispositif public qui existe, pourquoi les gens ne s’en servent-il pas ?
Dès le début, nous étions convaincus qu’il fallait réfléchir et tester de nouvelles approches pour repenser les politiques publiques par leurs usages. Nous avons proposé à l’Association des régions de France (Arf) de jouer le rôle de laboratoire d’innovation des régions. L’idée était d’essayer d’innover de l’intérieur. Il y avait déjà énormément de mécanismes et de propositions d’innovation sociale à l’extérieur des collectivités ; de notre côté nous voulions étudier comment transformer les politiques publiques de l’intérieur.
La rédaction : La 27e Région se caractérise par la recherche de solutions innovantes pour l’élaboration des politiques publiques, en faisant appel notamment aux principes et approches du design. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Stéphane Vincent : Les acteurs publics et les agents savent généralement comment instruire des crédits et gérer un projet, comment sont votées les décisions, et des tas d’autres choses. Mais il y a une chose qu’ils ne savent pas faire ou qui n’est pas largement partagée, c’est la conception, c’est-à-dire créer quelque chose de façon méthodique, partir d’une intention et mettre en place un mécanisme méthodique pour faire aboutir cette intention. Or, cette discipline porte un nom : le design.
Les terrains d’application du design vont aujourd’hui bien au-delà des produits industriels et on a vu par exemple apparaître, il y une dizaine d’années, une discipline qu’on appelle le design de services, qui est l’application des méthodes de design à des processus. On parle aussi dans le monde anglo-saxon de social design, donc de designers qui conçoivent des processus pour des groupes de personnes. Quand on fait travailler les designers sur des politiques publiques, ils en modélisent des prototypes, ont des méthodes d’idéation, de représentation, permettant de placer l’usager-citoyen au centre, des méthodes qui leur permettent de concevoir des services en partant des usages.
En fait, les designers sont des obsédés des usages. Ce qui les intéresse, qu’il s’agisse d’objets ou de politiques publiques, c’est de connaître leur usage, et comment on va améliorer ou rendre maximale la qualité d’utilisation d’un produit ou d’un processus. Quand vous leur mettez entre les mains une politique publique, ils regardent comment elle est faite, quels sont ses différents processus et comment on pourrait en améliorer l’usage, l’esthétique, la désirabilité, la fonctionnalité. Les designers, d’une manière générale, sont intéressants dans le secteur public parce qu’ils sont obsédés par les usages, alors que les usagers-citoyens sont souvent la dernière variable d’ajustement des politiques publiques.
La rédaction : Vous vous efforcez dans vos démarches de multiplier les acteurs et les expertises pour répondre à des problématiques locales. Dans quelle mesure peut-on affirmer que la multiplication des points de vue et expertises permet d’apporter des réponses plus appropriées, notamment en matière d’accès aux droits et aux services ?
Stéphane Vincent : Le problème des politiques publiques est qu’elles vivent sous la domination culturelle des sciences de gestion telles qu’elles sont pratiquées depuis des dizaines d’années. On ne tient pas compte des approches sensibles, on a du mal à tenir compte des réalités irrationnelles des utilisateurs. Beaucoup des gens qui travaillent dans l’action publique ont le même profil, ils pensent tous de la même façon, qu’ils soient consultants, sortis de grandes écoles de commerce ou d’administration, et ce sont des visions assez rationnelles de la gestion des affaires publiques. Or nous pensons qu’il faut aussi introduire de l’irrationnel. Une chose ne fonctionne pas seulement parce qu’elle est fonctionnelle, mais aussi parce qu’elle est belle et qu’elle créée du désir, parce qu’elle touche les gens et tient compte des particularismes. Et ça, ça ne rentre pas facilement dans les sciences de gestion où l’on apprécie la société dans ses dimensions quantitatives et rationnelles.
La pluridisciplinarité dont nous parlons consiste à faire dialoguer les gestionnaires avec les créateurs, les sciences dites sérieuses avec celles de la création et de la conception. Il faut multiplier les points de vue et prêter notamment attention aux regards sensibles. Nous parlons beaucoup de design, mais une partie conséquente de notre travail s’inspire d’abord de l’ethnologie. Les sciences de gestion sont habituées à une observation du terrain issue des enquêtes, des panels, des sondages, autant de méthodes qui permettent – et c’est important – de collecter des données moyennes. Mais les gens ne rentrent pas dans les profils moyens, ils ne sont que particularismes. Employer les méthodes de l’ethnologie, où l’on observe pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, c’est la garantie d’apprendre des choses que nous avons du mal à voir dans les données moyennes. On va rechercher du temps long, regarder les gens tels qu’ils sont et non pas tels qu’on les idéalise.
La rédaction : Les outils numériques peuvent-ils encourager la participation des populations aux politiques locales qui les concernent ?
Stéphane Vincent : Les publications en ligne, la blogosphère, les réseaux sociaux, l’open data, la data vizualisation, le fact checking, le fait de pouvoir vérifier plus facilement ce que disent des élus, toute cette culture et toutes ces applications permettent d’enrichir la conversation citoyenne. Elles ne la provoquent pas, mais elles viennent la densifier. Après, il ne faut pas penser que les technologies stimulent de façon mécanique la démocratie.
L’usager nous intéresse beaucoup plus que les technologies en elles-mêmes. Ce qui nous intéresse est de savoir si in fine des politiques publiques produisent des citoyens plus aboutis, plus informés. Le numérique est un outil pour le faire, mais ce n’est pas notre point d’entrée. Notre point d’entrée est plutôt la plus-value créée pour les citoyens. Le numérique, comme le dit le philosophe Bernard Stiegler, est à la fois remède et poison. Avec le même outil numérique on peut produire des choses démocratiques, positives et aussi des projets, à l’inverse, socialement et démocratiquement destructeurs. Cela dépend vraiment des intentions que l’on a en utilisant ces outils. Et le fait que l’on ne s’interroge pas assez sur les intentions des éditeurs d’applications numériques est un problème.
La rédaction : On réside à un endroit, on travaille dans un autre, tout en ayant des connexions multiples – familiales, amicales ou autres – qui dépassent les frontières des territoires où l’on vit au quotidien. Comment les approches que vous proposez répondent-elles à ce défi ?
Stéphane Vincent : Je pense qu’il y a dans la pratique du design quelque chose qui est au cœur de ça. À partir du moment où le design est obsédé par l’usager, il ne découpe pas sa vie en morceau. Les méthodes dites de parcours utilisateur consistent à regarder quel est le chemin que suit l’utilisateur lorsqu’il utilise un service, un équipement, une politique publique. Par exemple, en modélisant ce à quoi ressemble vraiment une semaine dans la vie d’un chercheur d’emploi, on s’aperçoit alors des changements d’échelle, des tâches accomplies, de toute la mobilité que cela implique et on va rechercher où sont les nœuds, les injonctions paradoxales, les choses qu’il faut faire plusieurs fois alors que ce ne serait pas nécessaire.
D’une façon générale, le fait que le design reparte de l’utilisateur permet de remettre les silos ensemble. Si vous suivez la vie quotidienne d’un chômeur, vous voyez très bien qu’il y a des choses qui ne dépendent pas que des politiques chômage. Il n’y a pas si longtemps qu’on a réalisé que le transport est souvent le premier obstacle qui empêche de retrouver du travail. Dans la vie d’un chercheur d’emploi, il y a des besoins de transport, il y a des besoins de coup de main, d’être socialement accompagné, de bénéficier de conseils d’amis. Repartir de l’utilisateur c’est la garantie d’obtenir une vision panoramique de cela, sans être enfermé, ni dans des territoires géographiques ni dans des silos administratifs. Le parcours utilisateur est une façon de ne pas découper l’usager en tranches et de construire des politiques publiques qui ont une vision globale de son expérience.
La rédaction : Dans cette approche décloisonnante, ne vous trouvez-vous pas confrontés à la réalité du fameux « mille-feuille administratif » ?
Stéphane Vincent : Si, tout le temps. En fait, pour y arriver, nous pensons qu’il faut que les fonctionnaires, les bureaucrates, les élus, se mettent eux-mêmes dans la peau des usagers. Rien ne se concrétise tant qu’ils ne changent pas eux-mêmes de regard. Les politiques publiques sont pour nous des expériences que vivent les gens, pas juste des papiers, et cette expérience peut être très bonne ou très mauvaise, avec tous les degrés qu’il y a entre les deux. L’objectif est d’améliorer cette expérience, de la rendre plus vivante, plus efficace, qu’elle crée de la valeur pour l’utilisateur.
Il y a donc un gros travail à faire pour que le new public management se transforme, soit beaucoup plus orienté vers les gens et soit moins obsédé par lui-même, plus attentif à l’expérience des utilisateurs. Pour cela il y a besoin d’inventer des formations, de créer de nouvelles capacités chez les agents. En réalité les fonctionnaires sont en attente. Nous travaillons souvent dans des collectivités où du fait de l’organisation, les agents ne voient jamais les usagers. Pouvez-vous imaginer un métier dans lequel vous n’iriez jamais à la rencontre des publics pour lesquels vous travaillez – autrement dit dans lequel vous n’avez qu’une idée très floue de l’impact de votre travail ?
Les fonctionnaires sont pris dans des silos qui sont sources de souffrance, à des degrés divers. Il y a des facteurs de stress, très forts, parmi lesquels le fait d’être mis à l’écart des usagers. À tous les bouts qu’on puisse le prendre, il y a une demande d’innovation, d’avoir des méthodes un peu moins rationnelles et verticales et un peu plus de transversalité, parce que l’usager lui ne voit pas les choses de façon cloisonnée.
La rédaction : Pourriez-vous donner des exemples de méthode permettant l’implication des usagers ?
Stéphane Vincent : n 2012, nous nous sommes interrogés avec la région Auvergne, le conseil général du Puy-de-Dôme et une communauté de communes à côté de Clermont-Ferrand sur l’avenir des politiques de lecture publique. Pour travailler cette question, nous nous sommes installés dans un village devant accueillir une nouvelle médiathèque intercommunale en 2015. Notre objectif était d’associer la population à une réflexion-action sur ce que pourrait être cette médiathèque. En gros, nous voulions faire travailler les usagers sur la « maîtrise d’usage » de leur future médiathèque, une sorte de cahier des charges qui serait l’expression des usages attendus par les citoyens.
Nous nous sommes installés plusieurs semaines dans ce village, pour simuler l’existence de la médiathèque en investissant un lieu et en mettant des livres en vitrine, et à partir de là nous avons engagé une conversation avec les habitants sur leur médiathèque. Nous nous faisons ethnologues, en essayant d’aller chez les gens pour voir comment ils lisent, pour les associer à une conversation sur la lecture, et créer progressivement une compréhension plus fine des pratiques de lecture dans ce village, dans laquelle les citoyens sont parties prenantes. Ils ne sont pas justes observés, ils participent avec nous et nous identifions avec eux des thèmes sur lesquels nous sentons qu’il y a des injonctions paradoxales, des nœuds, des choses qui les embêtent.
C’est dans cette résidence que nous avons pu observer des pratiques de prêts entre les gens, ou que nous avons pu comprendre pourquoi les bibliothécaires bénévoles n’étaient pas contents d’assister à l’implantation d’une nouvelle médiathèque, parce qu’ils se sentaient spoliés. Nous avons eu le temps de travailler avec eux pour imaginer comment faire évoluer leur rôle pour qu’ils se sentent gagnants. Nous travaillons sur les comportements, sur les représentations, et nous essayons de voir s’il est possible de changer les regards entre les parties prenantes pour transformer les oppositions en coopérations.
L’un des résultats de cette résidence est d’avoir permis de produire des scénarios originaux, telle que penser la médiathèque comme plateforme de flux, pour permettre l’échange de livres entre gens, plutôt que comme un espace de gestion de stocks de livres. Si l’on change un peu la donne, et que l’on s’aperçoit que les gens sont prêts à entrer dans une logique de prêt, qu’à l’échelle d’un territoire il y a cinq fois plus de livres chez les gens qu’au sein de la médiathèque du coin, on peut proposer une évolution vers des scénarios plus vertueux, plus sociaux, plus économiques.
Dans d’autres résidences, nous avons également travaillé la manière d’améliorer l’accès aux services publics de proximité, en particulier dans les zones rurales. Si je suis dans la panade avec mes papiers, qui peut me sortir de cela ? Nous avons travaillé sur le thème des Relais de service public (Rsp). Il s’agit d’un dispositif de médiation généraliste, en contact avec 8 à 10 grandes administrations et qui aide les habitants à se retrouver dans les méandres administratifs.
Nous avons cherché à comprendre comment développer ce dispositif sur le plan quantitatif et qualitatif. Nous sommes partis d’un terrain, Cluny, et nous avons travaillé avec le médiateur du Relais de service public de la ville pour repérer des sujets sur lesquels il y avait des choses à améliorer. Nous avons par exemple testé des concepts comme « Mon administration par la débrouille ». Le constat de départ est qu’il y a un fossé entre « se déclarer aux Assedic » et « la vraie vie pour se déclarer aux Assedic ». Nous avons donc eu l’idée de tutoriels vidéos, qui seraient tournés par les usagers eux-mêmes, où ils raconteraient comment ils s’y sont pris.
Autre concept : à l’échelle de la communauté de communes de Cluny nous avons pu constater qu’il y a plusieurs dizaines de personnes qui ont pour rôle d’informer les publics, et qu’ils ne se connaissent pas, et non jamais l’occasion de dialoguer ensemble. Or ils ont besoin les uns des autres. Il faut que les gens se connaissent, se parlent, qu’ils sachent orienter les usagers vers d’autres conseillers. Nous avons donc testé une modalité de réunion des cinquante acteurs locaux.
À chaque fois, nous travaillons sur des nœuds que nous réinterrogeons pour trouver de nouvelles solutions. Un autre problème est de savoir comment toucher les gens que les politiques publiques n’atteignent pas. Et cela peut se résoudre avec le voisinage, le buraliste, les commerçants, le postier, qui rencontrent quotidiennement ces personnes en retrait. Ne pourraient-ils pas jouer un rôle pour faire venir les gens dans le service public ? Nous avons appelé cela « Tous un peu relais du service public » et nous avons donné un carnet dans lequel nous les invitons à signaler les mises en contact à opérer. C’est un outil qui permet d’enrôler des usagers un peu particuliers qui peuvent jouer un rôle de médiation. La question est de savoir comment organiser un réseau bienveillant.
Actuellement, nous avons une discussion en cours avec la Caisse des dépôts, qui va être en charge de l’animation des Relais de service public à grande échelle et s’interroge sur la meilleure façon de passer de l’idée à la mise en série sur certains projets. C’est une constante de nos méthodes : on réinterroge des problématiques sur le mode ethnographique, on prototype des solutions avec les usagers et on retient les plus prometteuses pour les passer en série, mais en ayant pris soin de les tester avec eux – ça ne marche pas à tous les coups, mais en testant au préalable, on réduit les risques d’échec.